dimanche 17 septembre 2023

Don Giovanni aux Enfers à Musica: Bienvenue dans la 5ème dimension de l'Enfer

 Les propositions du Festival Musica sont souvent étonnantes et décoiffantes - je vous ai parlé de la soirée à la Laiterie avec une soirée mélangeant tous les genres, de la tendance hip-hop mâtinée de trip-hop au baroque en passant par la musique répétitive et la new vawe. De même la soirée "cauchemar" avec lovemusic. L'autre moment attendu par le public et qui a ramené les projecteurs sur elle, c'est la relecture de Don Giovanni par l'enfant rebelle et prodige de la musique contemporaine, le compositeur danois Simon Steen-Andersen à l'Opéra du Rhin à Strasbourg.

Nous l'avions déjà vu à Strasbourg où, en 2019 il nous avait proposé l'air de la Reine de la nuit en version "autotuné" dans le Grand Bain avec Ictus. En 2020, Musica lui a consacré un large portrait avec, en particuliers deux pièces magistrales qui montrent bien sa problématique et son style, d'une part run-time error @Opel, une longue ballade genre "Der Lauf der Dinge", travelling suivant une balle dans l'usine Opel abandonnée, et son Piano concerto iconoclaste - le piano s'écrase pendant le concert !

Son idée de s'intéresser au monument Don Giovanni de Mozart en le "continuant" dans une intrication totale avec le bâtiment dans lequel se déroule la représentation - ici en l'occurrence l'Opéra National du Rhin (qui est coproducteur du spectacle avec l'Opéra National du Danemark et Musica, ainsi que La Muse en Circuit, Centre National de la Création Musicale) ne pouvait qu'attiser la curiosité des mélomanes.


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck


Mais si on connait le bonhomme, on sait aussi que l'on va faire face à quelques surprises. Donc, qu'on ne s'attende pas à un recueil d'airs célèbres mis bout à bout dans une élégante suite chantée. Monsieur Simon Steen-Andersen est spécialiste dans l'art du "collage" au point que même son Polystphélès - les multiples versions de Méfistophéles dans les opéras du répertoire - est lui-même un collage du bout de mot "poli" (de politique) de La Damnation de Faust de Berlioz et du "stofele" de Mefistofele du Faust de Boito, avec bien sûr l'accompagnement orchestral correspondant. La partition est donc l'adaptation à partir des toutes les notes accompagnant les choix divers de textes dans plus de vingt-quatre oeuvres qui ont à voir avec l'enfer, Faust, le diable, Mephisto et autre personnages du monde souterrain. Et tout cela à la fois dans une belle cohérence pour tous ces style assemblés tout en sautant allègrement - même en cours de mot ou de phrase - d'un air à un autre. Mais cela c'est une marque de fabrique du compositeur et il y excelle.


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck


Vous le savez peut-être déjà, la pièce commence par la scène du dîner chez Don Giovanni, celle où apparaît le commandeur et où Don Giovanni disparait en enfer. Dans la pièce de Simon Steen-Andersen, l'escamotage est ingénieux et heureux, et nous retrouvons donc le chanteur (et son personnage) en double parcours à la fois dans un songe comateux (pour le chanteur qui s'interroge sur son état, sa situation, son passé d'interprète et les rôles qu'il a joué) et dans un parcours en Enfer dans l'histoire de la musique que l'on va parcourir en exploration thématique et historique.


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck


Cette "descente aux enfers" se doublant d'une chute dans les tréfonds de l'opéra, le virtuose compositeur qui est aussi un vidéaste inventif, va non seulement nous promener dans les recoins cachés du bâtiment dont on reconnaît quelques détails, mais aussi nous faire perdre les repères entre la scène et les images du décor que sont le film. Ainsi, nous allons retrouver les interprètes qui quittent la scène pour plonger dans l'écran - et l'inverse, ou nous nous promenons - ou volons littéralement dans les escaliers virevoltants qui nous donnent le vertige (mais certains aussi secrets). Une des plus impressionnante scène pour le spectateur est celle où il a l'impression de devenir acteur du film - de la représentation - quand la caméra tourne de 180° pour faire de lui le spectateurs qu'il voyait assistant à un concert avec le chanteur de dos au fond de la scène. 


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck


Le compositeur-réalisateur aime bien nous faire perdre les repères. Ainsi les images où l'on se retrouve dans les ors et les dorures de la salle de concert, mais à l'envers alors que sur scène le chanteur vole. Ou encore vers le début où pendant que le char de Charon avance poussé sur la scène, le décor recule. L'inversion est un procédé également utilisé pour les rôles (Don Giovanni interprète les paroles de Zerline ou pour le jeu des instrumentistes (les musiciens de l'ensemble Ictus jouent dans leur dos la vielle de gambe et les percussions). 


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck


Au niveau musical comme on pourrait s'en douter, on passe allègrement et sans prévenir d'un air baroque à un air classique, de Mozart à Wagner et Verdi ou à Berlioz, Bizet, Lully ou Offenbach et bien sûr il y a une guitare électrique avec Tom Pauwels. On y trouve aussi du folk et du blues, de la musique punk et de rave party tout comme des airs "autotunés" et le jingle de jeux télévisés s'inspirant de l'Orphéo de Monteverdi. Au niveau narration l'on parcourt ainsi les histoires de Don Juan et celles de Faust, toutes les scènes possibles en relation avec de l'enfer (Charon, Cerbère, Macbeth, les Parques, Faust et Marguerite, Iago et Turandot, Paolo et Francesca et bien sûr Orphée) pour finir là où cela a commencé, par une vision baroque de la Renaissance, chantant les amours antiques et bucoliques (mais toujours distanciés).


Don Giovanni aux Enfers - Simon Steen-Andersen - Photo: Clara Beck

Toutes ces histoires sont assemblées, presque bricolées, mais d'un bricolage qui montre son savoir-faire pour mieux déconstruire le récit d'une réelle virtuosité et d'une grande prouesse d'écriture nous emmènent dans un tourbillon d'enfer. Et pour les interprètes, c'est une réelle prouesse d'interprétation, que ce soit l'orchestre Philharmonique de Strasbourg et le chef Bassem Akiki pour qui il ne s'agit surtout pas de se laisser aller à jouer les airs connus, vu que cela change tout le temps, ou pour les autres musiciens dont l'ensemble Ictus et les six solistes ainsi que les basses du Choeur de l'Opéra National du Rhin qui contribuent aussi au jeu dans les scènes multiples et variées. L'écriture à niveaux multiples, autant pour le texte que la musique, pour la scène que pour tous les passages vidéo omniprésents, transforment ce spectacle en un spectacle "augmenté", une sorte d'énorme "sampling", comme on le connait déjà en musique. Il se déploie ici dans toutes ses dimensions, mêlant le spectacle vivant, la musique et l'opéra avec la vidéo avec toutes ses virtualités et interactions possibles, tant ses côtés magiques, que la déconstruction de la fabrication des images. Et les sautes temporelles mais également le passage brusque d'un espace à un autre, d'un personnage à l'autre nous font l'effet de nous retrouver dans des univers parallèles. Le spectacle nous ouvre les portes d'une autre dimension où nous nous perdons pour mieux nous retrouver.


La Fleur du Dimanche

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