vendredi 8 décembre 2023

HAMLET Tragédie Musicale au TAPS: une folie rock à Elseneur

 Dépoussiérer les vieux crânes du théâtre élisabéthain, c'est la pari réussi de Catherine Umbdenstock et de la troupe de l'Ensemble Epik Hôtel qui crée cette version contemporaine de Hamlet dans laquelle l'on navigue de la Claire Fontaine jusqu'à des ballades country ou Rock en passant par un rap très "théâtre contemporain". 


Hamlet - Shakespeare - Catherine Umbdebstock - Photo: André Muller


Avec l'aide de Dorothée Zumstein, une dramaturge et autrice contemporaine qui connait bien l'univers de Shakespeare et en a traduit quelques pièces, le texte de Skakespeare est adapté à la solide petite troupe qui assume tous les rôles, à commencer par Christophe Brault, le Roi Claudius qui vient de prendre la place de son frère, le père d'Hamlet qu'il a assassiné et dont il épouse la femme, la Reine Gertrude, interprétée par Charlotte Krentz. Il incarne aussi si l'on peut dire le spectre ainsi que le fossoyeur. C'est Lucas Partensky qui joue Hamlet avec toute les variations d'interprétations nécessaires, de la douleur à la soif de vengeance, de la surprise à la détermination, de l'amour à la folie, dans une belle énergie et une admirable diction. Christophe Brault est bien sûr à la hauteur de son trône, en politicien harangueur de foule et de Roi démasqué. Tout comme Frank Williams, qui se glisse allègrement dans le costume impeccable de Polonius ou celui plus relax de Laërtes, frère d'Ophélie ou encore de musicien multi-instrumentiste et chanteur aux styles divers. 


Hamlet - Shakespeare - Catherine Umbdebstock - Photo: André Muller


Nabila Chajaï en Ophélie réservée s'exprime subtilement avec sa harpe et son violon. Ses dialogues musicaux, que ce soit une version de la Moldau à la harpe ou d'autres variations qui lui permettent de garder le silence sont une trouvaille dramaturgique très intéressante, apportant par la musique une atmosphère tout à fait judicieuse aux scènes. Samuel Favart-Michka en Horatio et musicien slameur et chanteur - et aux percussions qui frappent bien! - fait aussi preuve d'une très belle voix, très sensible et émouvante pour la fin de la pièce. N'oublions pas Pierre Malaisé qui est à la fois au four et au moulin, ambassadeur de Norvège et régisseur sur le plateau. Ce plateau mobile et modulable est une belle trouvaille, qui, partant d'une enceinte en bois qui va au fil des actes s'ouvrir en salon, puis en chambre à coucher pour finir par un dédale où se perd la raison et les protagonistes, en passant par une scène de théâtre qui dévoile littéralement la scène du crime. Les interventions musicales sont judicieusement pesées et choisies, variées et adaptées au déroulement de l'action, d'A la Claire Fontaine qui a des échos autant dans la folie - et la mort - d'Ophélie que du "Remember me" du spectre aux chansons désespérées de Johnny Halliday interprétées avec fougue mais aussi avec délicatesse par Frank Williams qui assure également impeccablement les chansons anglaises. Samuel Favart-Mikcha lui assure la partie plus rap et électronique de la musique. 


Hamlet - Shakespeare - Catherine Umbdebstock - Photo: André Muller


Toutes ces contributions à tous les niveaux amènent une belle dynamique dans la pièce dont on secoue bien la poussière - qui devient la neige d'antan tombant des cintres et a le don de ne pas trop peser sur le récit qui nous emporte dans sa folie, à l'exception de la scène attendue du "To be or not to be", scène emblématique s'il en est où le poids de tous les regards pétrifie d'une certaine manière le jeu et l'interprétation de cette question existentielle.  Mais Catherine Umbdenstock a sur l'ensemble su insuffler une vitalité (même si tout le monde meurt à la fin! ) et une bonne énergie avec ses choix de textes, de musiques et de mise en scène que tout "le reste est silence".


La Fleur du Dimanche



Hamlet


du 5 au 89 décembre au TPAS SCALA à Strasbourg

de William Shakespeare
Adaptation Catherine Umbdenstock, Katia Flouest-Sell
Traduction Dorothée Zumstein
 
Mise en scène Catherine Umbdenstock
Ensemble Epik Hotel, Strasbourg
 
Avec Christophe Brault, Nabila Chajaï, Samuel Favart-Mikcha, Charlotte Krenz, Lucas Partensky, Frank Williams
 
Dramaturgie Katia Flouest-Sell Scénographie et costumes Claire Schirck Création lumière Florent Jacob Création sonore Samuel Favart-Mikcha Création musicale Nabila Chajaï, Samuel Favart-Mikcha, Frank Williams Régie générale Pierre Mallaisé Chargée d’administration Louise Champiré

Coproduction Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace Soutiens Ministère de la culture – Drac Grand Est, Région Grand Est, TAPS – Théâtre actuel et public de Strasbourg, Théâtre Public de Montreuil – CDN, Centro Culturale Zitele de Venise, Lilas en Scène.
L’Ensemble Epik Hotel reçoit l’aide triennale au développement de la région Grand Est pour la période 2021-2023.

jeudi 7 décembre 2023

Caligula de Camus version Capdevielle au Maillon: Même mort, je suis encore vivant

 Il est des héros éternels. Caligula est de ceux-là. Sa réputation est arrivée jusqu'à nous à travers les siècles grâce aux auteurs antiques. Et plus récemment avec Camus, cet empereur romain du début de notre ère s'est immiscé dans les programmes de littérature de lycée en première. Son univers plein de folie n'a pas échappé à Jonathan Capdevielle. Nous le connaissions interprète chez Gisèle Vienne et de nombreuses chansons de figures de la chanson contemporaine. Il a aussi récemment créé avec Marco Berrettini et Jérôme Marin une pièce appelée Music all. Il excelle aussi dans la ventriloquie et les marionnettes (il s'est formé avec Gisèle Vienne à l'École nationale supérieure des arts de la marionnette à Charleville-Mézières). Et nous nous attendions avec cette pièce à voir une oeuvre très personnelle. 


Caligula - Jonathan Capdevielle - Photo: Marc Domage


Mais le Caligula auquel nous assistons, même s'il démarre comme un film de la nouvelle vague française, dans ce magnifique décor de rochers au bord de la mer (toujours cachée) avec cette bande de baigneuses et baigneurs qui portent beau et parlent haut et où nous nous croyons presque dans un film comique, se ressource totalement dans le texte - et même les deux versions du texte - 1941 et 1948 - d'Albert Camus qui en fait une lecture à la fois poétique et politique. Jonathan Capdevielle fait du théâtre, mais bien sûr à sa façon, avec ses clins d'oeils, ses moments de folie, sa démesure ou son ironie, son exubérance et ses débordements. Il passe allègrement de scènes intimes, d'échanges et de confidences à des séries d'assassinats à des scènes chantées, de bains de mer à des bains linguistiques - une partie vers la fin se passe en italien sous-titré, pour en revenir à la source romaine. 


Caligula - Jonathan Capdevielle - Photo: Marc Domage


Des scènes dansées, en costumes, avec flûtes comme intermèdes s'opposent à d'autres appelant à des raisonnements philosophiques très surprenants de l'empereur où il déploie ses doutes et son pessimisme : "Le monde tel qu'il est créé n'est pas supportable." sinon sa lucidité amère. Surtout dans les scènes avec Scipion, le poète, dont il a assassiné le père, ou Hélicon, son esclave affranchi qui veut le protéger de lui-même et de ses excès. Nous notons spécialement la qualité de jeu des deux acteurs, les autres étant d'excellent niveau également et la mise en scène pleine de rebondissements nous font passer cette histoire comme un film policier où l'on se demande si Caligula arrivera à se suicider par l'aide des autres qu'il dresse tous contre lui en faisant le vie autour de lui. Les éclairages de Bruno Faucher sculptent merveilleusement ce décor aux allures changeantes.


Caligula - Jonathan Capdevielle - Photo: Marc Domage


Jonathan Capdevielle arrive même à jouer sur le hors-champ, d'abord avec cette mer non vue, mais aussi au niveau du son qui installe toute une atmosphère: bruits de campagne ensoleillée puis d'hélicos et de guerre, annonces au haut-parleur pour finir avec des scènes entières qui se jouent hors-champ. D'autres, celle de la séduction de la Lune par Caligula, par contre est ostensiblement visible et exposée. Quant à sa mort, ténébreuse, elle se déroule dans une brume nébuleuse d'où émergent, tel un oxymore, ses dernières parole de mort: "Je suis vivant". Ce qui n'est que la dernière pirouette d'une série de pensées qui met notre compréhension à l'épreuve du raisonnement de cet empereur artiste et poète et qui bouscule le raisonnement logique en mettant chacun à l'épreuve de soi-même pour essayer de trouver une vérité. Un très beau sujet (de Bac ?) à creuser et à recreuser.


La Fleur du Dimanche   

mardi 5 décembre 2023

Chopinot à Pôle Sud avec "top": en route vers les sommets

 Pour Régine Chopinot, la danse est un acte révolutionnaire pour célébrer la vie, à partager sans modération, la preuve, l'envahissement du plateau à la fin du spectacle pour un bis où la moitié de la salle de Pôle Sud se retrouve sur scène à communier avec les musiciens, les danseurs et les autres spectateurs dans un acmé généreux et jubilatoire.


Régine Chopinot - top - Photo: Vincent Lappartient


Pour y arriver, il faut d'abord attendre, quelquefois rester immobile pour sentir la différence entre le corps immobile et le mouvement, entre le silence et la musique. Cela commence donc ainsi, les sept danseuses et danseurs, attendant, collés au mur du fond de scène une écoute de la part des spectateurs. Ecoute intensifiée par une discrète frappe sur la cymbale par le batteur, qui, après un nouveau silence, incrémente, à deux, trois, quatre, cinq, dix frappes avant de se lancer dans un premier solo qui fait, lui, bouger, discrètement aussi, puis plus visiblement les danseurs. Des ombres de mains, rouges, sur le poteau découpé en rouge, qui volètent et s'élèvent, preuve que la petite troupe et sa chorégraphe sont aussi à l'écoute de l'espace et du lieu. Car la pièce, à forme et format, et équipe et titre variable, est bien la preuve que les choses figées ne sont pas du goût de la chorégraphe. 


Régine Chopinot - top - Photo: Vincent Lappartient


Ainsi sa troupe montre une belle diversité de taille, de style, d'origine et de couleur de peau, qui apporte un beau mélange autant dans la danse que dans le mouvement. Les costumes aussi sont variés et, entre la short, la robe rouge ou la jupe blanche, chacune et chacun est dans son individualité. Cela n'empêche qu'il y a une belle écoute et une humanité, une sensibilité aux autres que l'on sent bien. Et que l'on retrouve dans les rencontres, les mouvements d'ensemble, les duos et triple duos, entrecoupés de morceaux de bravoure où l'une expose son agilité des pieds, l'autre ses magnifiques sauts ou ses ondulations serpentines des bras, ou une autre encore sa fragilité dans une fragile course sans fin. Grâce aux deux musiciens, Vincent Kreyde à la batterie qui insuffle le rythme et l'énergie et Nico Morcillo à la guitare qui amène quelques notes suspendues ou des airs plus dansants ou électriques, soutenu par la force de frappe de Vincent, le spectacle balance entre douceur et vigueur, passant d'une minimaliste bascule du bassin à des danses plus emportées, entre danses folkloriques réinterprétées, traversées variables et inventives du plateau - avec une magnifique course en arrière également ou battements des pieds ou des mains. L'occasion de sortir les spectateurs de leur contemplation et de les impliquer activement dans l'action. 


Régine Chopinot - top - Photo: Vincent Lappartient


Dans un autre tableau où l'on entend le bruit de la mer et où les danseurs ont chaud, nous assistons à une petite procession qui nous fait penser à la tribu Mammame (clin d'oeil à Gallotta ?) qui se serait perdu sur une île déserte (Ulysse?) un peu plus mimodramatique avec des tableau vivants, des montagnes humaines qui guettent au loin ce qu'ils cherchaient auparavant en l'air de leur mimiques inquiètes. Et tout cela pour déboucher sur une fausse fin qui surprend les spectateurs ravis, et leur donne l'énergie de monter aux aussi sur scène après la présentation respectueuse par Régine Chopinot de sa petite troupe très méritante. Et c'est donc la révolution de plateau !


Régine Chopinot - top - Photo: lfdd


La Fleur du Dimanche

samedi 2 décembre 2023

La Trisha Brown Dance Company et Noé Soulier à la Filature: La danse de l'énergie du corps

 La compagnie de Trisha Brown continue de maintenir son esprit et ses création après sa disparition en 2017. Celle qui avec Yvonne Rainer (dont nous avons pu apprécier la dernière pièce Hellzapopin en janvier dernier à Baden-Baden) avait fondé le Judson Dance Theater, a marqué la post-modern dance au Etats-Unis et ailleurs. En collaborant avec de nombreux artistes (dont Robert Rauschenberg) et de musiciens avec un esprit d'ouverture et de présentations de ses "chorégraphies" dans des lieux non dévolus à la danse, a aussi développé un style propre que l'on peut voir dans les deux pièces présentées à la Filature à Mulhouse Working Title (1985) et For M.G. : The Movie


In the Fall - Noé Soulier - Photo: Delphine Perrin


Pour la soirée, c'est une chorégraphie de Noé Soulier, la première écrite pour la compagnie par un autre chorégraphe que la fondatrice de la compagnie pièce qui ouvre le programme. Ce dernier, directeur du CNDC d'Angers a une réflexion similaire à la chorégraphe américaine sur les questions de qualité de mouvement qui ne soit pas de la danse classique ni même de la danse moderne, mais qui d'une part est un moment et un mouvement partagé par le groupe et dont le moteur est l'énergie du corps - en particulier le poids et la gravité. Avec In the Fall, le titre lui-même en indique la direction, et nous le voyons très bien dans la pièce, toute en chutes, rebondissements, équilibre, déséquilibre et rapports au sol. Les deux danseurs qui expérimentent en duo ces chutes, rebondissements, élans de remise à la verticale, que ce soit du corps ou des parties de corps, initient et développent ce vocabulaire. 


In the Fall - Noé Soulier - Photo: Delphine Perrin


Repris par deux autres danseurs, puis progressivement les huit danseurs de la compagnie (Christian Allen, Cecily Campbell, Burr Johnson, Lindsey Jones, Catherine Kirk, Patrick Needham, Jennifer Payán, Spencer Weidie), en justaucorps bleu, jaune clair ou rouge.  Que ce soit en duo ou en mouvements d'ensemble, ce sera dans une fluidité parfaite que se répète et se construit cette gestuelle dynamique de ces bras et ces jambes qui essaient de se dresser, s'appuient sur le sol de différentes manières pour rebondir, ces corps qui roulent en puisant dans l'inertie pour se redresser. Cette éternelle transformation du mouvement du corps qui est sous-tendue par une bande sonore originale de Florian Hecker qui part de bruits de foule en rumeur avec un léger son aigu qui enfle au fur et à mesure et prend sa place dans l'espace.


Workin Title - Trisha Brown - Photo: Sandy Korzekwa


La deuxième pièce, Working Title de Trisha Brown voit les danseurs de la troupe dans d'originaux et colorés costumes d'Elizabeth Cannon nous interpréter avec bonheur cette superbe pièce, toute en petits sauts, tours et détours, balancés des bras, des jambes jetés des pieds et des jambes, dans de superbes mouvements des danseurs qui se retrouvent ensemble, se portent ou se supportent dans une belle sympathie. 


Workin Title - Trisha Brown - Photo: Sandy Korzekwa


La musique de Peter Zommo, démarrant sur des sons très originaux,  un peu free jazz, comme les sons graves de trombone et où arrivent des marimbas, des percussions, de l'accordéon et de la basse qui nous emmènent dans des élans de joie, joie partagée par les danseuses et les danseurs de la compagnie. L'énergie passe entre les danseurs dans une unité et une fluidité heureuse qui se transmet au public.


For M. G. : The Movie - Trisha Brown - Photo: Julieta Cervantes


La dernière pièce, For M.G.: The Movie est une peu à part dans le vocabulaire de Trisha Brown. Dans cette pièce qu'elle a dédiée à Michel Guy, longtemps directeur du Festival d'Automne qui l'avait accueillie, le vocabulaire et la recherche du mouvement penche plutôt sur une interrogation du temps, de l'arrêt et pourrait lorgner du côté des films de expérimentaux de Marey. Un danseur s'essaye à former un huit infini sur scène, variant dans ses hésitations ou ses marches arrière, deux autres danseurs de dos semblent figés pour longtemps, mais bien sûr vont se mettre à bouger et les autres expérimentent des mouvements moins dans l'énergie que dans des gestes du quotidien, très géométriques ou ergonomiques. Les justaucorps chair nous donnent une vision presque scientifique de ces corps et des mouvement tandis que la musique d'Alvin Curran, partant de sa veine plus expérimentale, concrète se tourne vers ses opus au piano, qui apportent un peu plus d'humanité à la danse, cependant baignée par une attente une peu inquiétante.

Une soirée qui a permis de traverser trois univers complémentaires de cette danse qui n'est pas juste du mouvement mais qui a aussi une très grande qualité esthétique.


La Fleur du Dimanche   

 

jeudi 30 novembre 2023

Extra Life au Maillon: La vraie vie est dans l'ailleurs

 Avec Gisèle Vienne, nous vivons dans des mondes parallèle, entre le rêve et le fantastique. Sur l'immense scène du Maillon, au début d'Extra Life  alors que la lumière se fait très lentement, nous distinguons, à gauche, une voiture tous feux éteints. C'est à partir de là que les choses vont émerger et se transformer. Car il s'agit d'une sorte de long voyage cathartique, salutaire ? La lumière des phares traverse la scène et l'on distingue des signes de vie dans cet habitacle, sorte de boite de Pandore: des mains sortent des deux côté, l'une d'elle, côté conducteur, tient une cigarette. 


Extra Life - Gisèle Vienne - Photo: Estelle Hanania


Un peu plus tard, le plafonnier s'éclaire, on voit deux jeunes, qui discutent et écoutent la radio. Une émission sur les phénomènes non expliqués et les visites d'extraterrestres oriente leur discussion. On devine que Clara et Felix sont frère et soeur. Ils parlent d'une soirée mémorable passée ensemble puis de leurs souvenirs communs, puis sur ce sujet des Alliens et des phénomènes de sommeil paradoxaux, dont, en particulier la "paralysie du sommeil" qui nous fait vivre des moments dont nous n'appréhendons pas vraiment la réalité. Ce sera le cas pour cette pièce où les choses et les événements vont se dérouler sous nos yeux sans que forcément nous puissions y mettre un sens ou une définition claire.


Extra Life - Gisèle Vienne - Photo: Estelle Hanania


Par exemple, dans cette atmosphère, sombre, avec des brumes qui avancent sur le sol, et l'environnement qui reste dans une obscurité profonde, un autre personnage -  double de Clara ? - arrive très lentement sur eux, provoque une déflagration et disparait. Sortis de l'habitacle, les corps bougent dans une lente chorégraphie, se plient et s'agenouillent à terre, signes de souffrance ou de désespoir. Les dialogues, co-écrits avec les protagonistes (Adèle Haennel, très convaincante dans ce rôle de soeur suicidaire qui essaie de s'en sortie et Theo Livesey en frère qui partage un évènement douloureux de leur jeunesse) révèlent les non-dits et les blessures cachées sous des paroles banales et célèbrent ce moment qu'ils viennent de vivre et qu'ils espèrent salvateur, mais, "Le principe d'un piège est qu'il ne se voit pas". Une marionnette, figurant l'enfance et les traumatismes vécus sert aussi de psychopompe et de figure de rite de réactivation (avec la scène du dessin animé dont la fin est occultée). 


Extra Life - Gisèle Vienne - Photo: Estelle Hanania


De même que le retour du troisième personnage, après une longue scène de danse encadrée, prisonnière de cadres de lumière laser qui délimitent au couteau l'espace. Ce personnage, tel un ange annonciateur ou le visiteur du film de Pasolini, Théorème, va être d'une certaine manière, révélateur pour la soeur et le frère d'une relation intime, jouée et rejouée (la fille de la fête), réelle ou fantasmée, qui en tout cas va bouleverser définitivement leur vie. 


Extra Life - Gisèle Vienne - Photo: Estelle Hanania


Et ils vont communier dans la musique qu'ils aiment et qui les enveloppe. Cette musique, en nappes et battements, de Caterina Barbieri qui contribue également à installer cette ambiance de rêve éveillé dans lequel nous a promenés pendant presque deux heures Gisèle Vienne avec son langage artistique très particulier.


La Fleur du Dimanche 

mercredi 29 novembre 2023

Into the open de Lisbeth Gruwez et Maarten Van Cauvenberghe à Pôle Sud: De l'énergie à l'état pur

 Nous connaissions déjà l'attachement de Lisbeth Gruwez à la musique. Elle qui dansait sur un disque de Bob Dylan en 2015  et qui, après Jan Fabre, avec qui elle avait créé la fabuleuse performance "Quando l'uomo principale è una donna" en 2004 (vu au Théâtre de la Ville bien avant le blog), a fondé sa troupe Voetvolk avec le musicien Maarten Van Cauwenberghe en 2006. C'est d'ailleurs avec lui qu'elle a créée sa pièce "It's going to get worse and worse and worse, my friend" en 2012 et puis We're pretty fuckin' far from okay en 2016.  


Lisbeth Gruwez -Maarten Van Cauwenberghe - Into the open - Photo: Danny Willems


La nouvelle pièce qu'elle nous propose à Pôle Sud, Into the open est toujours une collaboration avec Maarten Van Cauwenberghe, et même plus, puisque c'est sur les morceaux de musique qu'il a composé avec le groupe Dendermonde et qu'elle a créé la chorégraphie avec ses danseuses et ses danseurs. Le Covid est passé par là et l'on sent une rage et une énergie qui cherche à s'échapper, au dehors, au grand jour, dans une totale liberté, là où tout le monde était restreint, enfermé, avec des contacts interdits. Ici c'est tout l'opposé, on sent une énergie et une volonté de se toucher, de se retrouver les corps liés, entremêlés, les danseuses et les danseurs se cherchent - et se trouvent - d'un bord à l'autre du plateau, et forment des "ensembles", comme des tableaux vivants et changeants, mouvants. 


Lisbeth Gruwez -Maarten Van Cauwenberghe - Into the open - Photo: Danny Willems


En entrant dans la salle nous sommes déjà dans l'ambiance, comme avant un concert, la musique nous accueille à pleins tubes, les bouchons d'oreille étant dans la poche. Sur scène une estrade au fond avec tout l'attirail du batteur et de chaque côté deux podiums avec un micro au bout. Entre en scène nonchalamment, cigarette au bec, Misha Demoustier en blouson de cuir puis Artémis Stavridi en short de jean et long manteau rouge. Le batteur Frederik Heuvinck s'installe sur son podium et les autres danseuses, Celine Verkhoven dans un ensemble collant gris-noir pailleté d'étoiles et les long cheveux roux et Francesca Chiodi Lattini longs cheveux noirs apparaissent sur scène en rangeant leurs affaires. Le batteur envoie le rythme et les musiciens, le bassiste Maarten Van Cauwenberghe et le guitariste Elko Blijweert en short bermuda envoient la sauce. Le danseur et les danseuses scrutent le public et le fixent des yeux. Le courant passe et la musique pulse. 


Lisbeth Gruwez -Maarten Van Cauwenberghe - Into the open - Photo: Danny Willems


Le danseur et les danseuses, tout en mouvements saccadés, d'une incroyable souplesse et en énergie centrifuge, les bras, les jambes, les cheveux même, jaillissant puis se rassemblant à nouveau au corps, ou dans des ondulations de serpent caoutchouteux, puis dans des sauts et des rebondissements incroyables, tournoient sur scène, passent d'un bout à l'autre, d'un podium au tapis, chevauchant la grosse caisse ou le partenaire, s'enroulant autour de lui puis le lâchant pour un autre dans une ronde endiablée. Un énergie du diable qui diffuse dans la salle.


Lisbeth Gruwez -Maarten Van Cauwenberghe - Into the open - Photo: Danny Willems


De temps en temps, au gré de la musique qui change, une accalmie se fait, des ondulations plus lentes, des mouvements ralentis, comme des tableau presque figés apportent un instant de répit, mais de courte durée. Le pièces de vêtement volent et libèrent les corps, l'énergie de la rencontre, le contact physique cherché et trouvé célèbre les retrouvailles de l'incarnation. Et dans un superbe élan général, même les spectateurs dansant à corps perdus se retrouvent sur la scène pour célébrer les corps libérés. Une cérémonie presqu'orgiaque à la gloire de la musique brute et de la liberté des mouvements.


La Fleur du Dimanche

mardi 28 novembre 2023

Le Voyage dans l'Est au TNS: La parole pour contrer le silence

 Le Voyage dans l'Est est multiple et les étapes nombreuses et toutes apparemment aussi douloureuses les unes que les autres, sauf peut-être la (ou les) première(s) dans une innocence originelle. La pièce de Christine Angot qui porte ce titre, comme le livre, est mise en scène par Stanislas Nordey. Ce texte lui a "sauté à la figure" et il estime que c'est "une de ses plus belles oeuvres, une forme  d'accomplissement". Jugement que nous ne pouvons que partager après l'avoir vue, même si ce n'est pas du théâtre de format classique. Les multiples choix de mise en scène nous font, nous aussi faire ce "voyage". Voyage dans une région mais aussi et surtout voyage dans le souvenir. Et construction, reconstruction d'une histoire, reconstruction aussi d'une personne, en l'occurrence Christine Angot elle-même. Par ce geste littéraire autofictionnel, elle remet en place au fur et à mesure tous les éléments de ce vaste puzzle de la mémoire et nous le partage dans une enquête presque policière mais également intime et surtout engagée. Ce livre est un combat, personnel bien sûr mais qui arrive à un niveau universel, social et politique, un vrai combat contre la domination masculine profondément inscrite dans les habitudes, pas seulement des hommes mais aussi des femmes aujourd'hui encore.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Mais c'est surtout une histoire personnelle qui nous est transmise, avec toute la sensibilité et les interrogations, les dits et les non-dits, les erreurs et les hésitations, les allers et les retours, les joies espérées et les douleurs insurmontables, inexprimables et non entendues ou niées qui jalonnent une vie, de jeune fille jusqu'après la soixantaine.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cécile Brune qui  joue magnifiquement et avec sobriété la narratrice et parcourt en démiurge la scène, arrive à nous incarner le personnage de Christine aujourd'hui - et même, dans une scène étonnante, Christine très jeune. L'intelligence de la mise en scène sans fioritures de Stanislas Nordey qui balance entre le récit et le jeu, entre diégèsis (narration) et mimésis (représentation) de manière totalement souple et rapide, fait basculer les mots, de la narration aux personnages, et ainsi, donne une bonne impulsion à ce texte romanesque. De Christine jeune, interprétée par Carla Audebaud, tout a fait crédible à ses deux âges (de 13 à 15 ans, avec un intelligent artifice de jeu, puis de 16 à 25 ans) ou, plus âgée, par Charline Grand (de 25 à 45 ans) qui semble plus dynamique, volontaire mais piégée quand même, ou du personnage du père, toujours impeccable Pierre-François Garel en séducteur surplombant, ou de Claude Duparfait, excellent en amant puis mari, aux autres personnages un peu plus fugaces incarnés par Julie Moreau (la mère, la journaliste, la comédienne,...) et Moanda Daddy Kamono (surtout Charly son dernier compagnon et autres rôles), le texte balance, fuse, rebondit et nous emporte dans cette exploration du souvenir.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Le texte alterne entre la reconstruction des épisodes de cette longue descente aux enfers de la soumission, ponctuée d'étapes et marquée par des lieux - Strasbourg, la forêt, Reims, Paris, Le Touquet, La montagne, Tende,... Chaque station s'enfonce dans un degré de violence supérieur. Les description ne nous sont pas épargnées mais sans complaisance ou voyeurisme - et un recul nécessaire. Ce recul vient d'une part de la description de tout ce travail de souvenir, de mémoire, d'interrogations des témoins, surtout le mari - les autres niant et taisant la réalité des faits - et d'autre part de l'analyse, de l'essai de reconstitution de tous les sentiments et états d'esprit, ressentis lors de ces épreuves subies. 


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Ces événements révèlent la dissociation, la mise à distance subie, non voulue de la victime, et le curieux silence des témoins, leur négation et non intervention alors qu'ils pourraient faire cesser cela. Ces deux éléments conjugués enferment la victime dans un étau sans issue possible, même lors d'un ultime sursaut à 28 ans, à l'occasion d'une dernière possibilité d'appel à la justice. Mais là aussi, l'inertie, la lâcheté et l'enfouissement de la mémoire prennent le dessus. Ce qui nous vaut, à nous spectateurs passifs, une apostrophe salutaire, un dernier sursaut avant la constatation lucide du poids des traditions et des idées qui continuent de gouverner la société. Et de constater qu'on continue à laisser les femmes dans une "certaine mise en esclavage" et que nous gardons, "nous tous" un ton poli sous la chape de plomb du silence sur ce type de scandale qui détruit des vies entières.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


La scénographie (extension d'une précédente pièce, Au Bord où Cécile Brune incarnait aussi un personnage qui essaie de rentrer au fond de ses pensées sur une question de dignité) nous plonge dans un univers mental tout en personnifiant la pensée en marche . Le jeu de scène nous le rend à la fois lisible et nous y implique efficacement, tout en nous transportant dans ces espaces de transit où la pensée file comme un train dans le paysage (comme la voiture piège) dans les images de Jérémie Bernaert, ou en nous berçant au son du piano d'Ollivier Mellano joué par Barbara Dang. Mais nous devrions encore frissonner aux dernières paroles de la pièce "Tout s'est bien passé" qui viennent en écho à la première réponse de la mère, ce "Je sais" qui a cassé toute tentative de sortir de cette tragédie en germe. Tragédie qui pourrait aussi s'appeler "Le glaive et la balance". Une histoire lourde, pesante mais nécessaire et salutaire pour la protagoniste au premier chef, mais également pour nous pour prendre notre part de responsabilité.


La Fleur du Dimanche


Voyage dans l'Est


Création au TNS le 28 novembre 

Jusqu'au 8 décembre au TNS à Strasbourg - 

/!\ Attention à l'horaire: 19h00 sauf le 2 décembre 18h00 

Tournée Nanterre, Théâtre Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national, du 1er au 15 mars

Texte
Christine Angot
Mise en scène
Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique
Claire ingrid Cottanceau
Avec
Carla Audebaud − Christine 13-25 ans
Cécile Brune − Christine aujourd'hui
Claude Duparfait − Claude
Pierre-François Garel − Le père
Charline Grand − Christine 25-45 ans
Moanda Daddy Kamono − Charly et
autres personnages
Julie Moreau, − La mère et autres personnages,
en alternance les 6 et 7 déc avec
Claire ingrid Cottanceau
Scénographie
Emmanuel Clolus
Costumes
Anaïs Romand
Lumière
Stéphanie Daniel
Vidéo
Jérémie Bernaert
Cadre
Félicien Cottanceau
Musique
Olivier Mellano
Enregistrement piano
Barbara Dang
Le Voyage dans l’Est est publié par les éditions Flammarion, 2021.
Le texte a reçu le prix Médicis 2021 et le Prix Les Inrockuptibles 2021.
Les décors et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS.
Production Compagnie Nordey
Coproduction Théâtre National de Strasbourg
Avec le soutien du Jeune Théâtre National (JTN)
La Compagnie Nordey est conventionnée par le ministère de la Culture.
Remerciements au Théâtre Nanterre - Amandiers