jeudi 22 mai 2025

Symphonie N°2 de Mahler à l'OPS: Une symphonie "hénaurme" revit

 Pour clore les concerts de la saison 2024/2025 - avant la présentation de saison prochaine le 4 juin et le Concert des Deux Rives le 28 juin - l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et son chef Aziz Shokhakimov nous offrent la Symphonie N° 2 en do mineur de Gustav Mahler, appelée aussi "Resurrection". Cette symphonie marque un tournant, sinon une rupture métaphysique et stylistique dans l'oeuvre du musicien. Sa composition s'est étalée sur quelques années à partir de 1888 et ce n'est qu'en 1994, aux obsèques du musicien et chef d'orchestre Hans von Bülow où il entend le choral  de Friedrich Gottlieb Klopstock Aufersteh’n (Ressusciter) qu'il conçoit la forme définitive de la symphonie dont il n'avait que le premier mouvement, sous forme d'un poème symphonique intitulé Todtenfeier (Cérémonie funéraire), d’après un poème épique d'Adam Mickiewiczt et une ébauche des deux courts mouvements suivants.

La symphonie appelle un effectif assez impressionnant, plus de cent musiciens sur scène et les choeurs à la fois de l'Opéra National du Rhin et le Choeur Philharmonique de Strasbourg ainsi que la mezzo-soprano Anna Kissjudit et la soprano Valentina Farcas pour la partie chantée du quatrième mouvement pour la première et des deux pour le dernier mouvement. 

Le premier mouvement, Allegro maestoso démarre sur une tonalité grave, avec les contrebasses et les violoncelles qui attaquent dans un rythme lancinant, suivis des cors et des vents qui montent en gamme. L'orchestre prend de la puissance et nous prend et nous bouscule. Une tension s'installe et nous saisit, les cuivres se font éclatants et alternent avec des ambiances plus funèbres. Les deux harpes instillent un semblant de douceur tout comme les flûtes, mais le mouvement passe alternativement de moments plus calmes mais sombres, comme une marche funèbre à des passages impétueux pour s'éteindre doucement avant de finir dans un dernier sursaut.

Avec le deuxième mouvement, précédé d'une pause, l'Andante modérato - Sehr gemächlich ( très modéré), est une forme de danse paysanne, assez lente qui se suspend et repart plus sautillante. Comme un air de boite à musique un peu nostalgique, qui se diffuse, suivi de quelques dissonances et ruptures harmoniques.  

Le troisième mouvement, un Scherzo, In Ruhig fliessender Bewegung (En un mouvement tranquille et coulant) est une réécriture de son Lied Des Antonius von Padua Fischpredig - le sermon aux poissons de Saint Antoine de Padoue. C'est une série de mouvements tournoyants, comme une valse, les vents apportant des éclats colorés et apportant un éclat fougueux final et puissant, soutenus par les cymbales et le gong.

Le quatrième mouvement Uhrlicht (Lumière primaire) - Sehr Feierlich, aber schlicht (Très solennel, mais modeste) démarre très doucement avec la voix posée et presque d'outre tombe d'Anna Kissjudit qui, accompagnée tout doucement par l'orchestre, chante le récit populaire de Des Knaben Wunderhorn , cet enfant qui souhaite accéder aux cieux: Ich bin von Gott und will wieder zu Gott - Je viens de Dieu et je retournerai à Dieu. Cette prière, très simple fait la bascule vers le dernier mouvement, le Finale.

Ce dernier mouvement, de plus d'une demi-heure, est une vaste fresque musicale, appelant choeurs, orchestre, orgue, et tout l'orchestre, dont une partie (les vents, trompette, cors et bassons) va jouer à l'extérieur - ce qui apporte une impression étrange d'au-delà à l'écoute. Quelques vents jouant également avec des sourdines. Elle commence dans un éclat total, un jaillissement puissant, pour poser tous les éléments et amener dans une tension croissante à l'arrivée des choeurs mystérieux, surprenants au bout de plus de vingt minutes après le début du mouvement, après une tension des flûtes et des cymbales tenue et ténue. C'est comme une apparition, une lente émergence, mystérieuse, comme d'outre-tombe: "Lève-toi, oui, tu te lèvera à nouveau, Ma poussière, après un court repos ! La vie éternelle, celui qui t'a appelé va te la donner à nouveau.". Il prend une valeur presque métaphysique, s'élargissant vers le cosmique. Une lente montée vers al lumière, que l'orchestre avec les cuivres éclatants accompagne avec des forts éclats de cloques brutes. Et la mezzo et la soprano, de concert chantent la délivrance de la douleur et de la mort, et le choeur lance en puissance son message "Bereite dich zu leben - Prépare-toi à vivre" dans un puissant élan final.


OPS - Aziz Shokhakimov - Mahler - Symphonie N° 2 - Photo: Robert Becker


Une incroyable prestation, saluée comme il se doit par le public qui applaudit longuement le chef, Aziz Shokhakimov pour sa performance de direction à la fois de l'orchestre et des choeurs, magnifiquement entraînés par Hendrik Haas et Catherine Bolzinger et des deux solistes, toutes les deux magnifiques et sans excès, Anna Kissjudit et Valentina Farkas. Et bien sûr tous les membres de l'orchestre et les solistes qui sont très sollicités, que ce soient les violoncelles au début, et les contrebasses, les timbales et les percussions (les petits coups de clochettes et les gros coups de marteau sur les cloches plates, les clarinettes et hautbois ou les bassons, le trombone les flûtes et l'orgue en final et bien sûr, j'en ai déjà parlé les deux harpistes. Car il est vrai que dans cette symphonie, Gustav Mahler arrive à passer d'une puissance d'ensemble à des coups de projecteur et des détails musicaux d'une extrême précision. Cette symphonie faisant un pont entre Beethoven, Wagner et la modernité de la musique du XXème siècle. Et ce concert nous en a donné toutes les sensations, de la plus infime à la plus puissante.


OPS - Aziz Shokhakimov - Mahler - Symphonie N° 2 - Photo: Robert Becker


La Fleur du Dimanche


 

mercredi 14 mai 2025

Une Fête à Robert Filliou au TAPS Laiterie: Et tout le monde est artiste, un peu, beaucoup, pas du tout

 Robert Filliou se disait "génie sans talent" et c'était vraiment un homme d'esprit qui faisait de mots d'esprit tout en cultivant la relation dans la création. Pour lui, l'art, bien fait, mal fait, pas fait - selon le principe d'équivalence servait à interroger ou pas, à s'interroger ou à s'émerveiller. Surtout à partager, à communiquer, avec soi-même, les autres, ou pas, des proposition artistiques décoiffantes, parfois autour d'un chapeau ou d'une casquette.


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert


La rencontre, festive, est également le mobile de la compagnie le Cri du poisson fondée par Cathy Tartarin. Celle-ci, ayant découvert Robert Filliou lorsqu'elle était à l'école du TNS au début des années 2000, et ayant vu les oeuvres de l'artiste exposées au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, elle a gardé un oeil et une pensée pour le travail de cet artiste atypique, post-Dada, et vrai membre actif du groupe Fluxus qui travaillant étroitement avec George Brecht.


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert


Cathy Tartarin a commencé à semer dans ses spectacles et interventions artistiques quelques poèmes de Robert Filliou. Et voici qu'avec ses trois complices, Yves Beraud, accordéoniste, Kalevi Uibo, guitariste et Francisco Gil, comédien, elle nous présente une performance mixte, mélangeant des concepts, des textes et des actions de Robert Filliou, agrémentée de musiques et de chansons dont l'état d'esprit pourrait avoir une familiarité avec la philosophie de l'artiste disparu en 1987 à 61 ans. Une Fête à Robert Filliou en quelque sorte. Et comme c'est la fête cela déborde de la traditionnelle salle de spectacle. L'entrée du TAPS Laiterie est tapissée d'une sélection de ses citations, même les petites annonces que lisent des spectateurs à haute voix sont dans l'esprit frondeur et grinçant de l'artiste-poète. Et nous entrons cérémonieusement dans la salle, accueillis religieusement par le quatuor chantant et célébrant l'Unité:

Nous sommes des fous
Vous et nous
Nous sommes très doux
Vous et nous
Nous sommes des loups
Des filous
Nous sommes des poux
Des bijoux
Dénouez-nous
Dénouez-vous
Dévouez-nous
Dévouez-vous
Vouez-vous à nous
Vouez-nous à vous.


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert



Dans la salle, la scène est un immense amoncellement de tables les unes sur les autres, d'échelles de toutes tailles et de multiples panneaux avec des mots, phrases, titres ou expressions, néologismes ou inventions verbales de Filliou et deux panneaux blancs qui n'attendent que de se faire peindre avec des mots. Il y a aussi des phrases accrochées  aux bras des fauteuils et sous les fauteuils, un stylo servira à faire un poème collectif du public très drôle. Une vrai oeuvre d'art ! Parce que comme le disait Robert Filliou, "L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art" et ainsi il réveille en nous le génie qui sommeille et n'attend que le moment où nous le réveillons. Mais rassurez-vous, il y a quand même spectacle et du spectacle rythmé et réglé comme du papier à musique. Les texte de Filliou, de différentes nature, comme Le Festival des ratés, L'Histoire chuchotée de l'Art, le poème de 23 kilos et autres poèmes ou histoires vont ponctuer le spectacle, à deux ou trois interprètes, quelquefois avec l'accompagnement de l'accordéon d'Yves Beraud ou la guitare de Kalevi Uibo qui nous offre aussi une surprenante version d'Imagine. Francesco Gil est très convaincant dans ses énonciations et ses arties de ping-pong avec Cathy Tartarin font mouche. 


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert



La musique et des chansons offrent aussi quelques échappées vers les années 70 et 80 avec des compositions de Brigite Fontaine et Areski, ou même de Niagara avec Les Champs brûlent, et même la chanson Les Tuileries de Colette Magny sur un texte de Victor Hugo ou le psychédélique Paix de Catherine Ribeiro où Kalevi Uibo fait tout Alpes à lui tout seul. Et bien sûr, Cathy Tartarin prouve tout son talent de chanteuse dans ces différents styles. On se rend compte qu'a travers les années le message (entre autre sur la guerre et l'écologie) arrive encore à temps. L'esprit de Robert Filliou est sain et il s'est bien réincarné, ce qui est tout à fait normal pour un artiste ayant touché la philosophie bouddhiste, très zen (à la douze zen).

Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert



Pour finir je ne dirai plus rien d'autre que citer l'artiste "génie sans talent" à propos de son concept dans sa propre biographie Abécédaire sous la lettre P:

Principe de Création Permanente :
Le secret relatif de la création permanente est :
« Quoi que vous pensez, pensez autre chose.
Quoi que vous fassiez, faites autre chose. »
Le secret absolu étant Le Filliou Idéal :
8 février 1965, Café au Go-Go, New York.
Moi, m’adressant au public : « mon nom est Filliou, donc le titre de mon poème est :
Le Filliou idéal
C’est un poème action et je vais le présenter :
Ne rien décider
Ne rien choisir
Ne rien vouloir
Ne rien posséder
Conscient de soi
Pleinement éveillé
TRANQUILLEMENT ASSIS
SANS RIEN FAIRE.
(Puis je me suis assis en tailleur sur la scène, immobile et silencieux.) » 


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert



Si vous voulez voir la suite, allez au théâtre !


Une fête à Robert Filliou - Cathy Tartarin - TAPS Laiterie - Photo: Raoul Gilibert



C'est au TAPS Laiterie jusqu'au 17 mai 2025

La Fleur du Dimanche


Distribution
d’après des textes et poèmes* de Robert Filliou
 
Adaptation et mise en scène Cathy Tartarin

Compagnie Le cri des poissons, Strasbourg

Avec Yves Beraud (accordéon), Francisco Gil, Cathy Tartarin, Kalevi Uibo (guitare électrique)

Scénographie Jane Joyet Création lumière Cyrille Siffer Construction décors Nour Alkhatib Régie générale et régie lumière Cyrille Siffer Régie plateau Vincent Rousselle 

* d’après les textes et poèmes suivants : Le festival des ratés, Le Filliou idéal, L’histoire chuchotée de l’art, Poème invalide, Ample Food for Stupid Thought, Poème de 53 kilos, Continu espace-temps à quatre dimensions, COMMEMOR, et autres textes de Robert Filliou extraits de Enseigner et Apprendre, Arts Vivants aux Éditions Lebeer Hossmann, traduit par Juliane Régler et Christine Fondecave et de Robert Filiou Poèmes scénarios chansons, édition Les petits matins, édition établie par Emma Gazano.

Résidence TAPS – Théâtre Actuel et Public de Strasbourg

Remerciements à Marianne Filliou, Valentine Verhaeghe, Michel Collet, Vincent Béal, Valérie Jager, Aude Koegler, Mauricette Méssean, Jean-Philippe Meyer, Ahmed Saïb, Tonio Trotta et Frédo

mardi 13 mai 2025

Giuditta de Lehár à l'Opéra du Rhin: L'Amour, cette inaccessible étoile

 A l'Opéra du Rhin, c'est une première: la présentation de la version française de Giuditta de Franz Lehár, cette comédie en musique qui, présentée à l'Opéra de Vienne le 20 janvier 1934 a été un énorme succès. Dirigée par Franz Lehár lui-même avec son chanteur fétiche, le ténor star Clementz Krauss et Jamila Novotnà dans le rôle titre, la pièce a été jouée 44 fois à sa création et - c'était une nouveauté à l'époque - retransmise par radio dans cent-vingt pays. Le texte allemand écrit par deux librettistes qui avaient déjà travaillé avec Lehár, Fritz Löhner-Beda et Paul Knepler - est parti du sujet du film de Joseph von Sternberg, Morroco (Coeurs brûlés) tourné au Etats-Unis avec Marlène Dietrich que von Sternberg avait rendu célèbre grâce à l'Ange Bleu (1930) et qui raconte une histoire d'amour entre un beau légionnaire interprété par Gary Cooper et une chanteuse de cabaret. La version française du livret a été traduite par André Mauprey qui avait traduit l'Opéra de Quat'sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill mais aussi l'opérette de Franz Lehár Le Pays du sourire.


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck

 

Giuditta n'est à proprement parler pas un opérette mais une "comédie en musique" - et non une comédie musicale telle que l'on pourrait l'entendre de ce genre paru aux Etats-Unis au début du XXème siècle. Elle se rapproche donc plutôt de l'opéra, alternant des parties musicales - c'est quand même un grand orchestre, l'Orchestre National de Mulhouse, dirigé par Thomas Rösner - très à l'aise avec ce format - qui interprète la partition qui, quelquefois lorgne du côté de Wagner - ou des opéras de Puccini (Lehár et Puccini étaient amis), avec des parties de mélodrame (texte soutenu par la musique), et des parties théâtrales- certains personnages n'ont que des rôles théâtraux, en particulier dans les derniers actes. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Giuditta en contient cinq, dans des décors différents et dure bien plus longtemps qu'une opérette légère. De plus le sujet est grave et la fin, comme pour certaine autres pièces de Lehár, n'est pas un "happy end" mais est plutôt amère, même si ce n'est pas forcément triste. D'ailleurs le dernier air d'Octavio de par sa brièveté et son message serait plutôt drôle:

La plus aimée !
C'est une chanson brève
Ce soir , elle s'achève ...
C'était un rêve....


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Mais commençons par le début où après une belle introduction orchestrale, et des joueurs de mandoline et une danseuse qui nous font respirer le parfum des villes du sud, nous arrivons dans une agitation de fête et de cirque avec attractions et acrobates qui nous fait basculer dans un monde de joie et de gaîté et où nous découvrons les personnages d'Anita et de Séraphin, des amoureux qui veulent chercher leur bonheur de l'autre côté de la mer. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Ce duo à l'image de Papageno et Papagena de la Flûte enchantée, apportent le contrepoint de Giuditta et de ses amoureux, dont le premier, Manuel, éleveur d'oiseau, qui l'a mariée - et la tient en cage d'une certaine manière, de même qu'il veut lui offrir un collier pour l'attacher encore mieux - à noter les différents "ballets" (et destinées) de colliers tout au long de la pièce. Mais Giuditta, qui ne tient pas à se laisser enfermer va profiter de la rencontre avec un légionnaire qui l'invite à le suivre de l'autre côté de la mer, pour prendre le large. A la grand surprise - et déception - de Manuel qui pense - et chante que "Vivre me grise et me rend joyeux". Qu'à cela ne tienne, nous nous le sommes à cet air enchanteur, mais prévenus quand même.


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Pour la suite des tableaux, nous allons, après avoir été emmenés en bateau - une énorme peinture de paquebot sur la largeur de la scène, qui deviendra plus tard une très belle maquette nous mettant en face de la magie en train de se faire quand les "manoeuvres" qui le tirent disparaissent derrière une frise qui les cache - partir de l'autre côté de la mer pour suivre Giuditta et Octavio dans leur nid d'amour. Et cela  avant que leur relation ne se brise quand ce dernier a failli devenir  "déserteur" par amour. Puis nous nous retrouvons dans le cabaret l'Alcazar où Giuditta, devenue célèbre, se fait à nouveau, via un collier, attacher par un Lord (Barrymore) tandis qu'Octavio perd tout espoir. Et pour finir dans un hôtel de luxe où lors d'une ultime rencontre, Giuditta retrouve par hasard Octavio devenu pianiste et qu'elle lui demande de revenir. Mais pour lui, son "coeur ne saura plus aimer". 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


La soprano Melody Louledjian dans le rôle titre assure avec aisance la partition et sa voix brille particulièrement dans les aigus. Elle arrive à se détacher de l'orchestre quand c'est nécessaire et il faut lui reconnaître une très belle facilité dans les parties dansées. Parce que dans cette mise en scène de Pierre-André Weitz, il y a de nombreuses parties dansées, chorégraphiées par Yvo Bauchiero, non seulement pour la partie cabaret, mais déjà dans le premier acte pour la partie cirque, ou pour la scène de Neptune. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Il y a également de beaux duos, dont le duo Charlotte Dambach et Yvanka Moizan (qui faisaient les siamoises du cirque) et un magnifique duo entre une danseuse et un danseur, et la magnifique silhouette ombre dansée dans la Lune où Melody Louledjian a des très gracieux mouvements des mains. Le couple Anita et Séraphin (Sandrine Buendia et Sahy Ratia) bouge très bien aussi et la voix de Sandrine Ratia est aussi de fort belle tenue, surtout dans les aigus. Thomas Bettinger pour Octavio a une très belle et posée voix de ténor et le reste de la distribution est excellente. Le baryton Nicolas Rivenq qui chante Manuel interprète également uniquement en voix parlée Lord Barrymore et "Son Altesse" et Christophe Gay se coule dans le peau de plusieurs personnages, dont le travesti Ibrahim. A noter aussi Sisi Duparc, à la fois femme Mappemonde et chasseur à l'Alcazar. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Effectivement Giuditta est un personnage à au caractère complexe, mystérieux, dont on ignore le passé mais qui traverse des statuts très variés, de femme mariée, éprise de liberté, amoureuse passionnée mais aussi versatile, allant jusqu'à se retrouver femme légère - et c'est un euphémisme - dans un cabaret, mais aussi maitresse femme avec une très grande aura et un fort pouvoir de séduction. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Mais à la fin aussi, nostalgique d'un ancien amour, hélas, sans retour. Et tous ces rebondissement nous valent autant de très beaux moments chantés, des variations autant de musique viennoise qu'exotique, d'airs qui, quelquefois répétés et transformés deviennent de vrais tubes et nous emmènent dans un voyage autant dans la passion amoureuse ou sensuelle que dans un exotisme touristique et musical de grande qualité. 


Giuditta- Franz Lehár - Pierre-André Weitz - Photo: Klara Beck


Loin de la musique légère à laquelle nous sous serions attendue. Tout cela proposé par Pierre-André Weitz à la fois metteur en scène, concepteur des décors et des costumes et dont nous avions déjà pu apprécier la "touche" quand il travaillait avec Olivier Py sur quelques pièces, d'ailleurs avec une bonne partie de l'équipe de cette production qui est également une belle surprise. 


La Fleur du Dimanche


Giuditta


A l'Opéra du Rhin - Strasbourg - du 11 au 20 mai 2025

A la Filature - Mulhouse - le 1er et 3 juin 2025

Direction musicale
Thomas Rösner
Mise en scène, décors, costumes
Pierre-André Weitz
Chorégraphie
Ivo Bauchiero
Lumières
Bertrand Killy
Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin
Hendrik Haas
Les Artistes
Giuditta
Melody Louledjian
Anita
Sandrine Buendia
Octavio
Thomas Bettinger
Manuel, Sir Barrymore, son Altesse
Nicolas Rivenq
Séraphin
Sahy Ratia
Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un chanteur de rue
Christophe Gay
Jean Cévenol
Jacques Verzier
L’Hôtelier, le Maître d’hôtel
Rodolphe Briand
Lollita, le Chasseur de l’Alcazar
Sissi Duparc
Le Garçon de restaurant, un chanteur de rue, un sous-officier, un pêcheur
Pierre Lebon
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre national de Mulhouse

mercredi 7 mai 2025

Amala Dianor à Pôle Sud avec Wo-Man et M&M: la danse entre transmission, rencontres et enrichissement

 Assurément il y a une patte, une touche, un esprit Amala Dianor. Nous avions déjà pu le découvrir lors de ses spectacles à Pôle Sud - CDCN qui a soutenu son travail et lui a offert des résidences de création. Par exemple ce Quelque part au milieu de l'infini présenté lors d'Extradanse en 2017 mais aussi en 2019 où il a présenté coup sur coup The falling Stardust en janvier et Le Trait d'Union et Pas seulement (c'est le titre) en mars. Pour la première pièce, il s'est confronté à des danseurs classiques et pour les deux autres il a travaillé avec Sarah Cerneau et avec des interprètes régionaux venus plutôt du hip-hop. En 2022, il revient avec trois chorégraphes de trois pays d'Afrique pour Siguifin.  C'est dire l'ouverture et l'éclectisme de ce chorégraphe qui, au départ, danseur hop-hop autodidacte qui s'est formé en 2000 au CNDC d'Angers et a été interprète pour de nombreux chorégraphes avant de fonder Kaplan sa compagnie en 2012. Pour le programme de ce soir à Pôle Sud, avec Man-Rec et M&M, il continue les rencontres et les confrontations. 


Pôle Sud - Wo-Man - Amala Dianor - Photo: Romain Tissot


Rencontre, et fidélité, avec une jeune danseuse Nangaline Gomis qui, en 2018 lui avait demandé de pouvoir présenter au Conservatoire National Supérieur de danse de Lyon un extrait de Man-Rec, sa pièce autoportrait - le titre signifie "moi seulement " en wolof - qu'il a déjà montrée plus de cent fois dans le monde entier. Et, quatre ans après, en guise de transmission, il offre à Nangaline Gomis cette nouvelle création, Wo-Man, versant féminin de ce portrait multiple. C'est donc ce corps jeune, souple, lascif qui habite totalement cette nouvelle chorégraphie, qui s'installe sur la plateau. Vêtue sobrement d'un pantalon et d'une brassière bleu très chic qui s'attache à mettre le corps en avant, elle habite l'espace, changeant de place, sous les éclairages variables de Nicolas Tallec, un fidèle de l'équipe, tout comme Awir Leon qui compose une bande son qui porte les mouvements du corps. 


Pôle Sud - Wo-Man - Amala Dianor - Photo: Romain Tissot


Entre torsions du buste, levers des mains, enroulements, dans une belle concentration, une présence dense, Nangaline Gomis occupe le plateau de ses personnalités multiples. Alternant enchainements d'une grâce féline et ruptures brusques, elle offre un portrait peuplé de réminiscences multiples, dont certaines ancestrales. Et c'est un très beau cadeau qu'Amala Dianor a ainsi fait à Nangaline Gomis, cadeau qu'elle nous transmet et que nous acceptons avec plaisir et gratitude.


Pôle Sud - M&M - Amala Dianor - Photo: Streetshuman


En deuxième partie, avec M&M, titre qui pourrait être un clin d'oeil humoristique et gourmand, référence à Marion (Alzieu) et Mwendwa (Marchand), un duo de styles dont Amala Dianor tire les ficelles. Un peu comme à son habitude, il interroge ici et fait se rencontrer des cultures, des pratiques et des expériences qui vont se confronter, s'enrichir ou s'opposer. D'un côté Marion Alzieu qui depuis toute petite se rêvait faire de la danse et qui s'est intéressée à pas mal de courants entre la post-moderne danse et les chorégraphes africains, dont Salia Sanou et bien sûr Amala Dianor. Elle a fondé sa compagnie MA' (référence à elle-même - tiens Man? - et à la philosophie japonaise) en 2014 après la création de son premier spectacle Ceci n'est pas une femme blanche. Tout comme pour son autre pièce Si c’est une fille, elle interroge la place de la femme sur scène, elle transmet ce message de force aux autres femmes et jeunes filles. Et cela tombe bien, elle se retrouve ici face à Mwendwa Marchand, dont le parcours, débuté par une pratique du DanceHall, un style de danse venu de Jamaïque et plutôt populaire qui se dansait dans la rue, avec de l'électro fort, et des danses afro, puis qui s'est frottée au techniques académiques et contemporaines. Son style est plus intériorisé, plus habité. Elle laisse son corps s'imprégner du rythme et la musique, ici une bande son beaucoup plus techno avec des battements de basses qui pulsent et font le lit des variations mélodiques, toujours par Awir Leon, s'empare littéralement de ses mouvements. 


Pôle Sud - M&M - Amala Dianor - Photo: Streetshuman


Du côté de Marion Alzieu, nous avons un langage beaucoup plus codé, presque écrit, calculé, précis bien sûr, avec quelques réminiscences de classique. Une gestuelle impeccable, nette et élégante, pointant le ciel, ou l'horizon, traçant les limites du corps et tournoyant quelquefois, rebondissant après des passages au sol. Les deux femmes dialoguent bien sûr, se répondent, s'offrent des duo synchrones, un peu surprenants avec cette différence de gestuelle, des regards qui se cherchent et quelquefois, une sorte de symbiose, quand, de dos, leurs bras écartés, comme deux oiseaux qui rêvent de s'envoler, elles cherchent l'horizon sans se toucher. Une confrontation intéressante qui interroge la danse et son avenir. En somme, pour Amalia Dianor, toujours cette question de la confrontation des styles, des cultures, des expériences, des vécus qui s'enrichissent dans la rencontre.


La Fleur du Dimanche


Wo-man
Chorégraphie : Amala Dianor
Musique : Awir Léon
Interprétation : Nangaline Gomis
Lumières et régie générale : Nicolas Tallec
Régie lumière : Agathe Geffroy
Costume : Laurence Chalou
Direction déléguée : Mélanie Roger
Production : Lucie Jeannenot
M&M – Marion & Mwendwa
Chorégraphie : Amala Dianor
Musique : Awir Leon
Interprétation : Marion Alzieu et Mwendwa Marchand
Lumières : Nicolas Tallec
Costumes : En cours
Direction déléguée : Mélanie Roger
Production : Lucie Jeannenot

Wo-man 
Production : Cie Amala Dianor I Kaplan
Coproduction : Théâtre de la Ville, Paris ; Les Quinconces et L’espal scène nationale le Mans ; Maison de la Danse de Lyon ; Touka Danses, CDCN Guyane ; Bonlieu Annecy scène nationale
Avec le soutien de : État – DRAC Pays de la Loire ; Ville d’Angers
Résidence : Théâtre Chabrol, Angers
M&M – Marion & Mwendwa
Production : Cie Amala Dianor I Kaplan
Résidence : Cndc-Angers
Kaplan I Cie Amala Dianor est conventionnée par l’Etat-DRAC Pays de la Loire, la Région Pays de la Loire et la Ville d’Angers. La Cie Amala Dianor est régulièrement soutenue dans ses projets par l’Institut Français et L’ONDA. La Cie bénéficie du soutien de la Fondation BNP Paribas depuis 2020. Amala Dianor est actuellement associé à Touka Danses, CDC de Guyane (2021-2024), au Théâtre de Macon, scène nationale (2023-2025).
La Cie Amala Dianor est régulièrement soutenue dans ses projets par l’Institut Français et L’ONDA.

vendredi 2 mai 2025

LottEmma, deux femmes, un destin: l'exode et son ombre au théâtre

 Il y a 80 ans, les dernières offensives contre l'Allemagne nazie se déroulaient sur le front de l'Ouest, en particulier en Alsace, mais aussi à l'Est où le front russe avançait vers Berlin. A Drusenheim, ville particulière touchée par le sursaut et le retour de l'armée allemande lors de l'opération surprise Norwind (Vent du Nord) fin 44, on a célébré sa libération après d'âpres combats le 17 mars 1945. Diverses manifestations et une exposition ont ainsi remis en mémoire ces événements, de même que l'exil à Saint Léonard de Noblat en août 1939. Cet exil, l'évacuation, peu de personnes qui l'ont vécu en parlent et le nombre des témoins se réduit de jour en jour. Et plus rare encore les témoignages de la population allemande qui, sur le front Est a souffert de la même manière d'un exode qu'elle n'a pas souhaité lors de l'offensive russe vers Berlin.


LottEmma - Compagnie du Rhin Supérieur


Il se trouve que la comédienne et metteuse en scène Henrietta Teipel a eu connaissance du journal de l'une de ces réfugiées qui n'était autre que sa grand-mère Lotte, Charlotte Teipel. C'est sa tante Hanne, Hannelore, qui ltayant retranscrit de l'écriture manuscrite (du Sütterlin) en une version d'Allemand d'aujourd'hui qui le lui a révélé. Lotte, dans ce journal rédigé un an après la guerre, y raconte son exil de Königsberg vers Berlin avec sa soeur Hilde et ses deux enfants, donc Hanne et le père d'Henrietta, Franck, qui avaient respectivement un an et demi et trois ans et demi. Fort de ce témoignage, Henrietta Teipel décide d'en faire un spectacle, en ces temps où l'on commémore les 80 ans de l'armistice et où cette episode tend à perdre ses témoins, mais c'est de nouveau d'une brûlante actualité. Ainsi, elle adapte ce document historique en une pièce LottEmma pour "rappeler que - malgré nos différences nationales - nos traumatismes, nos peurs, et nos besoins humains sont universels". Celle-ci et présentée en première au Pôle Culturel de Drusenheim par la Compagnie du Rhin Supérieur, une jeune troupe de théâtre franco-allemande.


LottEmma - Compagnie du Rhin Supérieur


La pièce commence à la lumière de la "servante", cette lumière qui éclaire la scène de théâtre quand elle n'est pas utilisée. Peut-être une double référence au fait que le théâtre peut être le témoin, l'endroit où l'on rejoue ce qui s'est passé, que l'on n'oublie pas, la mémoire qui reste. Et d'autre part à cette célébration lors de l'épidémie de COVID, quand la servante veillait aussi symboliquement, en attendant que la vie reprenne. Une période où l'on a eu le temps de se pencher sur soi, son histoire, son passé. Henrietta Teipel entre en scène et nous présente en Allemand le contexte et l'objectif de la pièce, appelle sa tante au téléphone pour témoigner de la réalité de la représentation et de la véridicité du récit et distribue les rôles et fonctions aux musiciens et à la comédienne, Beatriz Beaucaire. Les rôles de cette dernière sont nombreux, à commencer par celui de la soeur de Lotte, Hilde, puis l'image miroir de Lotte, Emma, la version française, plutôt lorraine de l'exilée, Henriette se chargeant d'incarner Lotte. La langue sera alternativement selon le contexte l'allemand, le français ou l'alsacien, un sous-titrage étant projeté sur des écrans de chaque côté de la scène.


LottEmma - Compagnie du Rhin Supérieur


L'épisode un peu brechtien de distanciation, et d'interrogation sur comment raconter cette histoire, témoignage primordial et nécessaire laisse rapidement la place à la magie et l'artifice du spectacle qui ne nuit aucunement à la force du témoignage. Les comédiennes incarnent avec vérité et persuasion les deux soeurs en danger à Königsberg in der Neumark (dans le Brandebourg - maintenant Chojna en Pologne), craignant l'avancée des Russes et témoins - et victimes - de leur exactions, puis leur longue marche à travers la campagne jusqu'à Berlin. Les costumes d'Anna Lamfuss rendent bien compte de l'ambiance et de la sobriété de l'époque et un bonnet ou un foulard font changer de personnage. Une valise, une simple charrette qui se transforme symbolise bien cette errance. On plonge dans la foule sur un quai de gare où se perd le petit frère, des espaces naissent derrière des draps blancs, la route sans fin se projette en découpes sur la charrette et un drap tendu nous offre un numéro de Guignol avec les Russes qui occupent l'appartement et y font une fête orgiaque. On plonge même dans un univers féérique avec un mystérieux chevalier dans la forêt et, au passage, une réminiscence métaphorique du Petit Chaperon Rouge. L'utilisation d'une marionette pour le personnage de Hanne est une réussite, Beatriz Beaucaire y montre ici son art de jouer le double rôle de la tante et de l'enfant. Celui-ci non seulement devient très attachant mais en plus avec l'exercice de comptage matinal avec les objets qui disparaissent, il révèle aussi la lente dégradation des conditions de ce voyage. 

Ce type de souvenirs se retrouve en écho dans le témoignage d'Emma de retour de son exode et montre aussi les conséquences sur le versant domestique et intime d'un conflit historique dont on ne parle jamais. Tout comme il est difficile de parler du destin individuel des personnes dans ce type de conflit et qui reste en point d'interrogation dans la pièce sous les appellations Français, Lorrains, Russes, Allemands, Nazis, maman, Mutti. Mais on constate bien que la question de l'accueil (une soupe, un café) est importante.


LottEmma - Compagnie du Rhin Supérieur


Tout comme est importante dans cette pièce la présence de la musique et des deux comparses Mathieu Gaillard et Fabrice Kieffer, le premier avec ses clarinettes, le deuxième à l'accordéon et à la vielle à roue qui nous créent la diversité des ambiances, que ce soit une atmosphère intime avec le son tenu de la vielle et de la clarinette basse, ou les moment léger et enjoués qu'animent l'accordéon et les mélodies gaies à la clarinette, ou encore les airs d'époque, témoignage d'une tradition populaire et d'une culture qui disparait. La musique rythme vraiment le déroulé de ce voyage (et même le train!). Au final, LottEmma nous offre une riche traversée de l'Histoire avec un grand H vue sous la lorgnette d'un destin individuel, une histoire anonyme enrichie par les multiples artifices du théâtre et ses nombreuses déclinaisons ici convoquées - décor, jeu, marionnettes, théâtre d'ombre, jeux de lumière et musique - et superbement porté par deux comédiennes qui jonglent avec aisance entre les personnages. Un spectacle plaisant, utile et nécessaire. Une récit méconnu et emblématique à faire découvrir.


La Fleur du Dimanche


Au Pôle Culturel de Drusenheim le 2 mai 2025

DISTRIBUTION
adaptation du journal intime, écriture du texte théâtral & mise en scène
HENRIETTA TEIPEL
co-écriture du texte théâtral, recherche & dramaturgie
 JENNIFER ROTTSTEGGE

avec
BÉATRICE BEAUCAIRE & HENRIETTA TEIPEL

création sonore & musique originale & musique live
MATTHIEU GAILLARD & FABRICE KIEFFER

création d’ombres et d’objets
ANDY KURRUS & MARIE WACKER

création & Régie lumière
SOPHIE BAER

scénographie & costumes
ANNA LAMSFUSS

samedi 26 avril 2025

Marius version Pommerat au TNS: Un histoire d'humour marseillais et d'amour du théâtre

 Il y a un an, nous avions déjà pu apprécier (mais nous n'étions pas nombreux dans la petite salle à l'Espace Grüber) le formidable travail que réalise Joël Pommerat avec des détenus et anciens détenus - de la prison centrale d'Arles avec Amours (2). Ce qui fait plaisir, dans cette adaptation de la pièce de Pagnol - qui avait aussi été portée à l'écran - Marius, c'est de revoir des têtes familières, par exemple ces deux comédiens (ils le sont maintenant vraiment, la prison est derrière eux) qui nous avaient "embarqué" la dernière fois. 


Marius - Joël Pommerat - TNS - Photo: Agathe Pommerat


Le contexte a été changé. Le bar devient café boulangerie et le "Tu me fends le coeur" de la célèbre partie de carte parle plutôt de "moustiques" - à vous de trouver l'énigme. Ce qui est magnifique, c'est que l'adaptation qu'en a faite Joël Pommerat avec ses "acteurs" est simple et limpide, les mots se retrouvent comme en vrai dans la bouche des comédiens et l'on se croit dans une vraie boulangerie - café un peu vieillotte qui est en train de péricliter. 


Marius - Joël Pommerat - TNS - Photo: Agathe Pommerat


Le patron, César, qu'incarne avec justesse Jean Ruimi en homme sensible et fatigué, mais très humain, arrive à faire passer toute l'émotion de ce conte moderne dans lequel son fils, Marius - Michel Galera tout en intériorité boudeuse - essaie de s'échapper vers le grand large. Elise Douyère (que nous avions aussi déjà pu apprécier dans la pièce précédente) porte avec force le personnage de Fanny qui révèle peu à peu, à la foi ses sentiments et sa détermination, sa lucidité, ses émotions aussi. Le personnage de Panisse, haut en couleur est très bien porté par Bernard Traversa dans une multiplicité de sentiment et son rapport au téléphone fait comique de répétition. Redwane Rajel donne à la silhouette de Piquoiseau, l'émissaire de l'ailleurs rêvé, un côté à la fois lutin, mutin et malin qui lui va bien. Les trois autres personnages, Escartefigue (Ange Menelyk), le fada (Damien Baudry) et "le douanier de Lyon" (Ludovic Velon) complètent bien ces portrait qui visent juste et peuplent ce monde en miroir où les problèmes de la société d'aujourd'hui (le commerce, le marketing, la relation client, les affaires,..) se confronte avec les sentiments qui n'osent s'exprimer. 


Marius - Joël Pommerat - TNS - Photo: Agathe Pommerat


C'est avec beaucoup de justesse, autant dans le texte, très bien écrit et les mots choisis, que dans la dramaturgie bien dosée et dans le jeu très convaincant, qu'affleurent les émotions, les sentiments. Les problèmes économiques de cet artisan qui commence à ne plus voir l'avenir, tout en devant assumer celui de son fils, orphelin, et l'immense rêve de changement et d'évasion de ce dernier pointent, à travers le classicisme de la pièce, sur des sujets d'actualité, mais également sur des situations universelles. 


Marius - Joël Pommerat - TNS - Photo: Agathe Pommerat


Et il n'est ici pas question de clinquant et de richesse si ce n'est la richesse de l'âme humaine et, à l'opposé le kitsch de la sonnerie de téléphone de Panisse. La très belle qualité de ce spectacle prouve que l'on peut faire un travail engagé socialement et humainement tout en proposant au public une très belle prestation. Joël Pommerat nous offre ici une adaptation engagée de Pagnol qui ouvre les espaces et les réflexions sur la liberté en même temps qu'elle permet l'expression des acteurs qui ont pu y participer à la construction avec la collaboration artistique de Caroline Giuela Nguyen et de Jean Ruimi qu'il faut ici saluer. Un moment de théâtre, émouvant et crédible.


La Fleur du Dimanche


Marius

Au TNS à Strasbourg - du 13 avril au 3 mai 2025

[Librement inspirée du texte de]
Marcel Pagnol
[Création théâtrale] Joël Pommerat
[Avec] Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon
[Collaboration artistique] Caroline Guiela Nguyen, Jean Ruimi 
[Scénographie et lumière] Éric Soyer
[Costumes] Isabelle Deffin
[Création sonore] François Leymarie, Philippe Perrin
[Assistanat à la mise en scène] Guillaume Lambert (à la création), Lucia Trotta
[Renfort assistant] David Charier
[Régie son] Fany Schweitzer
[Régie lumière] Julien Chatenet, Jean-Pierre Michel
[Régie plateau] Ludovic Velon
[Construction décors] Thomas Ramon - Artom
[Accessoires] Frédérique Bertrand
[Administration] Elsa Blossier
[Co-direction] Magali Briday-Voileau
[Production] Alice Caputo
[Tournées] Pierre-Quentin Derrien
[Direction de production] Lorraine Ronsin-Quéchon
Avec l'accompagnement de Jérôme Guimon de l'association Ensuite.
Production Compagnie Louis Brouillard
Coproduction MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny, La Coursive - Scène nationale de La Rochelle, le Festival d’Automne à Paris, le Théâtre de Brétigny-sur-Orge, Points-Communs - Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise, le Printemps des Comédiens - Cité européenne du théâtre - Domaine d’O - Montpellier. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès, de l’association Ensuite, et du Théâtre de l'Agora - Scène nationale de l’Essonne.
Ce spectacle n’aurait pas vu le jour sans le soutien logistique, financier et moral de ses partenaires précieux, qui ont permis les restitutions publiques en 2017 au sein de la Maison Centrale d’Arles malgré toutes les difficultés à surmonter : La Maison Centrale d’Arles ; La compagnie Les Hommes Approximatifs ; Le Théâtre d'Arles, scène conventionnée art et création-nouvelles écritures ; La Garance - Scène nationale de Cavaillon ; Jean-Michel Grémillet ; Le SPIP 13 ; La Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires PACA ; La Direction et les personnels de la Maison Centrale ; L’Équinoxe - Scène nationale de Châteauroux ; Le Printemps des Comédiens ; La MC93 - Bobigny ; Le CNCDC de Châteauvallon - Scène nationale ; La Coursive - Scène nationale de La Rochelle ; Le Théâtre Olympia - Centre dramatique national de Tours ; Le Merlan - Scène nationale de Marseille ; La Criée - Théâtre National de Marseille ; Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin ; la Fondation E.C. Art Pomaret ; la Fondation d’entreprise Hermès.


vendredi 25 avril 2025

Je suis venu te chercher de Claire Lasne Darcueil au TNS: Le faste extra-ordinaire occupe la scène

 Avec son Festival Les Galas que Caroline Giuela Nguyen a lancé cette saison au TNS, c'est la fête et la célébration de toutes les personnes qui n'ont pas l'habitude d'aller au théâtre, que ce soient des personnes éloignées de la culture, des personnes moins intégrées socialement et aussi de personnes en situation de handicap. Et quel est le meilleur moyen de les faire venir sinon que de les mettre sur scène et de leur donner la parole.


Je suis venu te chercher - Claire Lasne Darcueil - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


C'est donc la mission qu'elle a confiée à Claire Lasne Darcueil et qui a abouti à cette pièce Je suis venu te chercher.

Cette phrase, "Je suis venu te chercher" que l'on met souvent dans la bouche de la mort quand l'heure a sonné, est ici un peu décalée et s'adresse à un père inconnu que cherche Amir (imposant et très sensible Salif Cissé) désespérément - peut-être aussi en pensant à sa propre mort, pour ne pas mourir sans savoir - et surtout pour avoir quelque chance de retrouver ce géniteur avant que celui-ci ne disparaisse. Il est "guidé" par un "ange" de 92 ans et qui apparaît sur les écrans. Cette quête, c'est le procédé, l'histoire que Claire Lasne Darcueil a inventée pour faire tenir ensemble les témoignages de quelques soixante personnes de plus de soixante ans auprès de qui des équipes (elle-même, Nathalie Trotta et Fanny Mentré, Ana Darcueil et Béatrice Dedieu) dont elles sont allées collecter les souvenirs. Il est vrai que depuis le romantisme, à la fin du dix-neuvième siècle, l'expression de l'individu a pris une part importante dans la littérature et que, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les souvenirs et les archives sont devenues plus importantes et, que, surtout depuis les années 80, les livres de mémoire familiales se sont vraiment développés. L'individu cherche à se positionner par rapport à la Grande histoire, avec à la fois ce besoin d'identité et de transmission. L'on se sent le besoin d'exister par rapport aux autres. 


Je suis venu te chercher - Claire Lasne Darcueil - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et le dispositif de cette pièce y répond totalement. Certaines personnes ayant été interrogée sont sur la scène et incarnent leur propre histoire - également certaines d'autres, ce qui induit une certaine confusion dans le récit. Tout comme la volonté de faire correspondre ces expression et souvenirs à ce fil d'intrigue presque policière. La multiplicité des témoignages apporte une belle richesse de vécus et quelques éclairages - par exemple les aspects illégaux, en France, des tests d'ascendance génétiques qui initie l'intrigue, de même que la recherche d'un père ou d'une mère - si on n'a pas été "abandonné".


Je suis venu te chercher - Claire Lasne Darcueil - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


L'arrivée sur scène à certains moment de la cinquantaine de personnes impliquées, à la fois individus et foule, dans de superbes costumes est également un élément très plaisant tout en étant fortement symbolique. Et le travail sur l'écriture "corps" de Kaori Ito (dont on connait aussi la sensibilité à la famille et à ces relations aux publics "autres" et à l'ouverture de la scène la plus large possible) apporte une force et une puissance à la pièce. La reconnaissance du nombre et aussi de la diversité (qui est largement représentée dans ces acteurs amateurs). Leur engagement plus ou moins important est bien équilibré. Ces apparitions, de même que les quelques chansons au sujet quelquefois proche de la thématique rythment la pièce qui finit comme un conte de fée (tins cela me rappelle quelque chose). 


Je suis venu te chercher - Claire Lasne Darcueil - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et pour rester dans le même registre, nos souhaitons à Caroline Giuela Nguyen que ces spectacles et les autres du festival Les Galas puissent à l'avenir remplir durablement les salles du TNS.


La Fleur du Dimanche


Je suis venu te chercher.

A Strasbourg, au TNS - du 24 au 30 avril 2025


[Écriture texte et mise en scène] Claire Lasne Darcueil
[Écriture corps] Kaori Ito 
[Avec les acteur·rices] Salif Cissé, Lisa Toromanian
Et Liliane Hamm, Marie-Cécile Althaus, Pierre Chenard, Jean Haas, Jean-Raymond Milley, Dominique Wolf
[Et le chœur dansant d’habitant·es] Mahi Arifur Rahman, Léa Balouka, Jocelyne Blanchard, Florent Boilley, Claude Bonnarel, Anne-Marie Brisbois, Pierre Darroman, Michèle Delemontex, Anne Groh, Hélène Grosjean, Liliane Guignard, Gwenaëlle Hebert, Raphaëlle Henot, Isabelle Itic, Marie-Noël Jardot, Émilia Jeunesse, Catherine Jung,Tristan Klein, Claire Koné, Salsabil Krysik, Agnès Legrain, Stella Marc-Zwecker, Marie Martinez, Isabelle Mehl, Thérèse Muambombo, Léonie Muller, Obaid Naeemi, Esma Nizamoglu Esenkoylu, Ruby Owcarz, Yasemin Ozbal, Dany Rabearisoa, Laure Razon, Mattéo Ringenbach, Anne-Marie Sirna, Tamara Sokhadze, Emmanuelle Stephan, Lilou Suchet, Régine Tomasi, Martine Urban, Austin William, Gabriel Willinger, Florian Winkel , Pascale Wonner, Kadiatou Zinck
[Collaboration artistique] Paola Secret 
[Collaboration corps] Léonore Zurflüh
[Collaboration chants] Mathilde Mertz
[Accompagnement des habitant·es acteur·rices] Nathalie Trotta
[Vidéo] Anna Darcueil 
[Lumière] Félix Depautex 
[Costumes] Pauline Zurini
[Son] Mathieu Martin 
[Réalisation graphique] Roman Suarez Pazos
Production Théâtre national de Strasbourg, Compagnie Polé Polé
Coproduction TJP - Centre dramatique national Grand Est
Avec l’accompagnement du Centre des Récits du TnS 
Les décors et costumes sont réalisés par les ateliers du TnS. 
Création le 24 avril 2025 au Théâtre national de Strasbourg