jeudi 18 avril 2024

The Making of Berlin d'Yves Degryse au Maillon: Peut-on réaliser ses rêves les plus fous ?

Avec The Making of Berlin le groupe de théâtre Berlin clôt son cycle Holocène avec des pièces qui dressent le portrait de villes comme Moscou, Bonanza ou Tchernobyl (qui a été montré au Maillon en 2017). Le nom de la troupe étant Berlin, c'est bien la preuve que cette ville les intéresse au plus haut point avec sa culture, son histoire et les questionnements qu'elle inspire. Et la forme de chaque spectacle étant réinventée selon chaque sujet, celle de The Making of Berlin va surprendre, autant dans sa forme que dans son déroulement. 


The making of Berlin - Berlin - Photo: Koen Broos


Nous nous trouvons au départ face à un film, avec en introduction un travelling en drone au dessus de la ville qui arrive à l'intérieur d'un bâtiment industriel, après passage de fenêtre et "ouverture de rideau", en l'occurrence une porte vitrée, tout à côté d'un personnage debout dans un grand espace. L'occasion, en clin d'oeil, de la reprise, immédiatement, à une autre heure, avec une autre ambiance lumineuse, du même plan, sous prétexte que l'équipe technique était dans la champ du premier. Le ton est donné, nous sommes au cinéma mais nous sommes également introduits dans la cuisine du tournage. C'est d'ailleurs ce qui va se dérouler dans un premier temps. Le film montre concrètement le making of réalisé par Fien Leysen de la pièce que nous voyons et dont nous allons suivre les péripéties et rebondissements. Dans une incroyable mise en abime, nous assistons à la création de ce projet, à savoir la recréation d'un concert qui aurait dû avoir lieu à Berlin juste avant la fin de la guerre en 1945: la diffusion en direct à la radio de La marche de Siegfried du Crépuscule des Dieux de Wagner à partir de caves et bunkers répartis dans Berlin. 


The making of Berlin - Berlin - Photo: Koen Broos


Et, tandis que nous suivons la production et le montage du projet, nous nous familiarisons avec le témoin et l'acteur principal de ce projet, Friedrich Mohr qui était régisseur de l'Orchestre Philharmonique de Berlin de 1943 à 1945. L'occasion de se pencher sur cette période, d'être confronté aux dilemmes d'engagement et de prise de position face au pouvoir nazi, en particulier quand un violoniste juif également son ami, est renvoyé de l'orchestre. L'occasion aussi de se rendre compte jusqu'où peut mener un rêve démesuré, tel que voulu par Speer et dont Mohr reprend en quelque sorte le flambeau. Et que la troupe Berlin mène à son terme pour notre plus grand bonheur. Et qu'Yves Degryse et son équipe, contre vents et marées, pilote entre moments d'enthousiasme et douches froides. Egalement en résolvant toutes les questions de financement (à noter la scène - assez humoristique - du refus de cofinancer un projet qui n'est pas une fiction de la part du Philharmonique de Berlin), mais aussi les aspects techniques et les aléas liés à l'humain. Et là aussi nous sommes confrontés aux mystères de l'âme humaine et de ses motivations, aux silences ou aux distorsions de la réalité. Au point que nous basculons dans un thriller psychologique agrémenté de questions éthiques. Et nous nous retrouvons aussi à douter de la réalité. 


The making of Berlin - Berlin - Photo: Koen Broos


Le dispositif scénique participe du sens que prend la narration, passant de cet écran de cinéma qui nous emmène dans le récit, mais nous basculant, au bout d'un certain temp, dans une réalité double voire triple avec un double écran. Dévoilant aussi le/la corniste qui accompagne la musique du film, tout comme le plateau technique avec les banc-titres qui sont intégrés en direct dans les images et la partie technique du mixage. Pour aboutir a cette reconstitution du concert éclaté en sept écrans, un grand moment d'émotion. 


The making of Berlin - Berlin - Photo: Koen Broos


En définitive, ce spectacle est à la fois la réflexion, en même temps que la démonstration, dans une magnifique métaphore, de ce que peut être, sous ses meilleurs aspects, de la création artistique. Et il nous interroge aussi sur les limites et la morale. Pour ce cas, c'est une très belle réussite.


La Fleur du Dimanche   


The Making of Berlin


Au Maillon - Strasbourg - du 17 au 19 avril 2024

Au 104 - Paris - du 23 avril au 5 mai 2024


Mise en scène : Yves Degryse

Avec (sur scène à Strasbourg) : Fien Leysen, Koen Goossens, Rozanne Descheemaeker (corniste)

Avec (dans le film) : Michael Becker, Werner Buchholz, Marek Burák, Yves Degryse, Farnaz Emamverdi, Caroline Große, Claire Hoofwijk, Eva Knapen, Kurt Lannoye, Stefan Lennert, Sam Loncke, Eveline Martens, Friedrich Mohr, Chantal Pattyn, Alejo Pérez, Marvyn Pettina, Jessica Ridderhof, Jane Seynaeve, Manu Siebens, Lise Thomas, Krijn Thijs, Alisa Tomina, Christophe De Tremerie, Alejandro Urrutia, Jan Vandenhouwe, Martin Wuttke et le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen

Vidéo et montage : Geert De Vleesschauwer, Fien Leysen, Yves Degryse

Stage montage : Maria Feenstra

Prises de vue en drones : Yorick Leusink, Solon Lutz

Visuels en arrière-scène : Fien Leysen

Scénographie : Manu Siebens

Construction décor : Manu Siebens, Ina Peeters, Rex Tee, Joris Festjens

Conception et construction : Jessica Ridderhof

Décor film : Klaartje Vermeulen, Ruth Lodder, Ina Peeters

Composition musicale et mixage : Peter Van Laerhoven

Musique live : Rozanne Descheemaeker

Musique film : Peter Van Laerhoven, Tim Coenen, Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen dirigé par Alejo Pérez

Mixage orchestre : Maarten Buyl

Conception sonore et mixage : Arnold Bastiaanse

Enregistrements sonores : Bas de Caluwé, Maarten Moesen, Bart Vandebril

Traduction et surtitrage : Dorien Beckers, Maria Feenstra, Annika Serong, Nadine Malfait, Isabelle Grynberg, Fien Leysen

Coordination technique : Marjolein Demey, Manu Siebens, Geert De Vleesschauwer

En charge de production : Jessica Ridderhof

Assistance de production : Daniela Schwabe, Gordon Schirmer (Allemagne)

Recherche Wagner : Clem Robyns, Piet De Volder

Étapes de recherche : Annika Serong

Photographie : Koen Broos, Gordon Schirmer

Administrateur [jusqu’en 2021] : Kurt Lannoye

Administratrice [à partir de 2022] : Tine Verhaert

Coordination et production : Maya Van der Brempt

Diffusion : David Bauwens

Communication : Sam Loncke


Production : BERLIN

Coproduction : DE SINGEL / CENTQUATRE-PARIS / Opera Ballet Vlaanderen / VIERNULVIER / C-TAKT / Theaterfestival Boulevard / Berliner Festspiele avec le soutien du Gouvernement flamand, Sabam for Culture et du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge via Flanders Tax Shelter

BERLIN est un artiste associé au NTGent et au CENTQUATRE-PARIS.

Remerciements : Linnen Berlin / Xaveriuscollege / Zaal Billy / Corso / Klara / Oderberger Hotel / De Munt – La Monnaie / Cornelius Puschke / Lisa Homburger / Jill Barnes / Aino El Sohl / Natasha Padabed / Max-Philip Aschenbrenner / Carena Schlewitt / Het Nieuwstedelijk / Myriam De Clopper / Barbara Raes / Dirk Rochtus / Anneleen Hermans / Mark Reybrouck / Karen Vermeiren / Guido Spruyt / Hannes D'Hoine / Niels Kloet / Roel Gelderland / Mark Dedecker / Eric Mostert/VMOO / Cees Vossen



mercredi 17 avril 2024

Clara Ysé au PréO: Une voix dans la nuit chante le feu et éclaire l'amour

 Dans sa tournée française où elle présente son nouvel album Oceano Nox, Clara Ysé fait deux étapes en Alsace, la première, avant le Noumatrouff à Mulhouse, a lieu au PréO à Oberhausbergen, une salle à échelle humaine avec un public qu'elle comble plus qu'espéré (voir la fin du billet).


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Le disque et la tournée sont placés sous le signe de Virgile et d'un vers de l’Énéide: 

Et ruit Oceano Nox / Et la nuit s’élance de l’océan.

Cela parle de la Guerre de Troie, mais regarde aussi du côté de Victor Hugo et de son poème qui a chanté les marins disparus:

Oceano Nox
 
Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ?

 Son inspiration, pour ne pas dire le déclic qui l'a peut-être aussi poussée à devenir  chanteuse, c'est aussi cet océan, plutôt cette mer qui lui a volé sa mère Anne Dufourmantelle. Cet océan, qu'elle appelle même dans les chansons d'amour: 

Ensemble souviens-t-en, nous vécûmes un amour enivrant
Et j'ai gardé brûlant, en moi ton océan


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Et comme vous pouvez le constater, la mer n'est pas très éloignée du feu. Parce que Clara Ysé est extrême, autant dans ses sentiments, dans sa poésie que dans sa voix. Le feu, tout comme l'eau, s'embrasent, la nuit s'oppose au jour, sa douceur se fait violence: 

Si tu savais la haine qui coule dans mes veines, 
Tu aurais peur, tu aurais peur (Douce)


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Ses titres, comme PyromaneMagicienne, Souveraine sont pleins d'énergie, de poésie aussi. Ses vers, tout en rimes qui résonnent et se répètent, en ritournelles entêtantes, s'insinuent dans notre esprit, nous vrillent, nous hypnotisent. Et sa voix, tout aussi extrême nous emporte dans des mondes autres, un espace imaginaire. Ses intonations qui lorgnent autant dans la clarté de la diction de Barbara que d'intonations plus graves, profondes et ondulantes, font le grand écart avec des suraigus sans effort.


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Tout comme ses différents styles d'écriture qui, ancrés dans une technique classique impeccable, une voix posée idéalement, presque de cantatrice, ou de choeurs polyphoniques, va également s'inspirer des chansons populaires grecques ou espagnoles ou arabisante (Le Desert)- Elle nous offre aussi en V.O. une très belle version de La Llorona


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Quand elle chante, elle a la grâce d'une danseuse de flamenco et le délié d'une danseuse classique. Beaucoup de ses chansons sont très dansantes et en dehors de ses douleurs et doutes, de son deuil (Lettre à M., La Maison), elle chante avec passion et force l'Amour, heureux ou perdu. Elle maîtrise totalement le rythme de ses chansons, sachant ménager les silences et pour son tour de chant elle s'est entourée d'une belle équipe: à la guitare Ingrid Samitier, toute en délicatesse mais capable de pousser les distorsions avec de magnifiques soli, à la batterie Philippe Boudot qui donne le rythme sans frapper trop fort, aux claviers et aux synthés Rémy Fanchin qui fait de superbes accompagnements et, au saxophone, ronronnant à souhait, surtout quand il joue à souffle continu, le discret Peter Corser. Ses musiciens font aussi très discrètement les choeurs de quelques chansons.


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Vers la fin du concert Clara Ysé se présente seule avec sa guitare acoustique (sa mère lui a offert une guitare à 13 ans, alors qu'elle avait suivi des cours de violon dès ses 4 ans puis de chant lyrique exceptionnellement déjà à 8 ans) pour un moment d'intimité et de musique partagée. 


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Et en rappel, au bout d'une belle heure et demie de concert, après une dernière chanson, elle descend dans la salle et, en compagnie du public, chante à capella avec tout le monde, à l'unisson, preuve que ses fans sont très actifs.


Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker

Clara Ysé - Oceano Nox au PréO - Photo: Robert Becker


Même que, quand elle est dans les coulisses, avant de retrouver les fans pour dédicacer ses disques, une partie du public continue de chanter.

Et pour votre plaisir, en souvenir, je vous offre un petit bout de ce moment mémorable:

 :

Merci Clara Ysé, merci le public !


La Fleur du Dimanche 

mardi 16 avril 2024

GOUNOUJ de Léo Léris à Pôle Sud: Le son est dans le corps ou le corps est dans le son ? Mais où est la grenouille ?

Sur la scène de Pôle Sud, au début du spectacle Gounouj de Léo Léris, la lumière est rare, et l'on devine un corps de femme, en short noir, bouger doucement, ondulant du bassin, du tronc, des jambes, en fond de scène. De temps en temps des bruitages, frappes, chocs et bruits qui ressemblent à des bruissements d'ailes d'oiseaux, mais des ailes qui seraient de bois sec, émergent du silence. 


Gounouj - Léo Lérus - Photo: Philippe Virapin


Ces sons semblent émis par le corps même de la danseuse en toute synchronicité, ses pas par exemple semblent quelquefois faire percussion. Une autre silhouette se découpe, immobile d'abord, plus en avant d'elle. un homme qui, lui aussi, se met à bouger. Longue alternance entre silence et bruissements, immobilité ou ondulation et, doucement, des mouvemetns qui se multiplient, esquissent presque des pas de danses traditionnelles, en avant, en arrière. 


Gounouj - Léo Lérus - Photo: Philippe Virapin


Un troisième danseur arrive, les mouvements se font plus liés, la musique s'étale par nappes, le trio forme des figures en alternance, traversant à chaque fois le lien entre les deux autres, se positionnant sur les pointes d'un triangle mouvant. Les danseurs et la danseuse se plient, ondulent, lèvent les pieds, frappent le sol et font des traversées. La danse se fait par soubresauts, les interprètes tournoyant, quelquefois en mouvements hachés en relation étroite avec la musique, conçue elle aussi par le chorégraphe Léo Léris. Une quatrième interprète arrive aussi, occupant l'espace en traversées saccadées, un peu plus douces, puis, dans une brume de fumée sous le feux doux et chaud des projecteurs du côté droit de la scène qui la baignent d'une chaleur contrastée, elle longe ce mur de lumière.

 

Gounouj - Léo Lérus - Photo: Philippe Virapin


Les quatre interprètes se relayent pour des solos, duos, trios et quatuors dansés dans des styles s'ancrant autant dans les danse traditionnelles de Guadeloupe que dans les influences de la danse Gage d'Ohad Naharin. Sur scène, le résultat est merveilleux et les danseurs partent dans une monté qui suit la courbe de la musique. Puis des notes de guitare viennent adoucir l'ambiance et calmer le jeu. 


Gounouj - Léo Lérus - Photo: Philippe Virapin


La tension redescend, les mouvements se calment, se refont plus sporadiques, tout comme la musique qui laisse repasser la silence dans un crépuscule de bruitages et l'on se sent transporté à nouveau dans une nature sauvage empli de crissements et de frottements, de battements qui s'éteignent peu à peu dans un silence revenu et la nuit tombée. Un beau voyage dans l'espace et le temps, porté par une danse enveloppante.


La Fleur du Dimanche


Gounouj


Pôle Sud CNDC - Strasbourg - 16 et 17 avril 2024



Chorégraphie : Léo Lérus en collaboration avec les danseurs

Danseurs : Robert Cornejo, Arnaud Bacharach, Andréa Moufounda, Johana Maledon 

Assistante chorégraphique : Asha Thomas

Concept musical : Léo Lérus

Composition musicale et création dispositif interactif sonore : Denis Guivarc’h, Gilbert Nouno, Arnaud Bacharach

Percussionniste enregistré : Arnaud Dolmen

Création lumière, direction technique : Chloé Bouju

Costumes : Bénédicte Blaison



Production : Compagnie Zimarèl / Léo Lérus
Diffusion : La Magnanerie
Coproduction : VIADANSE – Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort / La Filature, Scène nationale de Mulhouse / CCN – Ballet de l’Opéra national du Rhin dans le cadre du dispositif accueil studio 2023 / POLE-SUD Centre de Développement Chorégraphique National, Strasbourg / CNDC Angers / L’Artchipel scène nationale de Guadeloupe / TROIS-CL Luxembourg / Dispositif Récif – Karukera Ballet
Avec la collaboration de : Moka Production
La Compagnie Zimarèl / Léo Lérus est conventionnée par la DAC Guadeloupe.  
Elle reçoit le soutien du Conseil régional de la Guadeloupe et du Conseil départemental de la Guadeloupe . Elle est accompagnée par le Dispositif Rhizomes.
Léo Lérus est artiste associé à VIADANSE – Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort.
Ce projet fait l’objet d’une demande de soutien auprès du Fonds d’aide aux échanges artistiques et culturels (FEAC) et de l’Adami.

vendredi 12 avril 2024

Vielleicht au TNS: Pourquoi les perroquets disent Schnell en Namibie

 L'histoire peut quelquefois révéler des surprises pour peu que l'on gratte la terre sous nos pieds ou que l'on essaie de creuser la mémoire. C'est ce que fait Cédric Djedje en ne sachant pas où il met les pieds quand il va en résidence à Berlin, et nous, en venant voir son spectacle Vielleicht au TNS.

La première surprise c'est bien sûr de le voir à genoux devant une grande motte de terre avec Safi Martin Yé. Ce petit monticule au milieu des chaises disposées autour de cet espace et qu'ils fouillent méticuleusement pour mettre en peu de terre dans des bocaux en verre avec des étiquettes dont on ne distingue pas le dessin. Y mettent-ils aussi des graines qu'ils trouvent dans la terre? Vielleicht.


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Ces étiquettes resteront un peu mystérieuses sauf pour quelques courageux qui s'en seront approchés en fin de spectacle pour y découvrir les images de Kangas, ces Kangas qui se cachent aussi dans le morceau de tissus longtemps plié à côté et sur nos chaises si nous ne les avons pas observées en nous asseyant. Parce que la réalité, effectivement peut en cacher une autre. Et c'est ce qui sera révélé au fur et à mesure du déroulé de la pièce qui avance au rythme d'une enquête tout en prenant les formes d'un journal d'apprentissage: un simili "étudiant" qui va à l'étranger (curieuse formulation pour un comédien originaire de Côte d'Ivoire - ancienne colonie française - habitant Paris puis Genève après sa formation à Lausanne), à Berlin pour étudier le "Quartier africain" qui est nommé ainsi non pas parce qu'il accueille une population originaire d'Afrique (quoiqu'il y en a parce qu'il est - encore - abordable au niveau loyer) mais en "souvenir" de la colonisation allemande en Afrique. Et dont l'odonymie (toponymie des noms de rues et places - vingt-cinq en tout) se rapporte à des pays, villes, et pays d'Afrique. Et surtout dont trois rues   ont le nom de colons (Lüderitz, Nachtigall et Peters) lesquelles, à la demande de citoyens, devaient être renommées en Lüderitz, Bell (combatants contre la colonisation) et, pour Peters le changement du prénom Carl (1856-19018) en Hans (1896-1966), résistant contre le nazisme. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Nous assistons ainsi aux multiples péripéties et rebondissements, rencontres privées ou lapins, et plus ou moins officielles avec des organisations qui oeuvrent dans le quartier pour faire avancer ce projet qui dure. La décision avait été actée par la Mairie en 2018, mais cela n'a pas pu se faire, entre autre parce que des riverains s'y étaient opposés. Nous prenons l'air du quartier, de ses places ,de ses bars, boites de nuit, nous découvrons les deux bistrots emblématiques et leurs destinées, nous tombons sur une cérémonie de rapatriement d'ossements de victimes du colonialisme, des dialogues avec des responsables (issue de la vingtaine d'heures de films tournés sur place). Toutes ces étapes qui vont faire avancer l'enquête - et même un dialogue avec la mère de Cédric au sujet de l'apprentissage de sa langue maternelle et du choix de son prénom, qui le coupent de sa culture. Bref, une quête des origines en même temps qu'une analyse et une déconstruction des mécanismes complexes de ce combat anticolonialiste dans toute la latitude et la diversité qu'il peut prendre. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Et tout cela en constante interaction avec le public, qui partage ici les très concrètement et multiples pistes ouvertes, les hypothèses tentées, les avancées de la réflexion constatées et partagées. Le tout dans une variété de styles de narrations - avec même quelquefois inversion des rôles entre Cédric Djedje et Safi Martin Yé - et bien sûr des pauses récréatives ou musicale où l'on est plongé "en vrai" dans l'univers de la nuit de Berlin. Les résultats de toutes ces recherches de Cedric Djedje ne sont bien sûr pas présentés comme une conférence lénifiante, mais structurés dramatiquement par Noémi Michel avec son regard d'universitaire dont une partie des réflexions sont reprises par Safi. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Le texte définitif a été coécrit par Ludovic Chazaud et Noémi Michel, réorganisé en répétition a trouvé sa forme digeste et attractive, à la fois plaisante et instructive. Il nous fait prendre conscience que la colonisation a débuté par une initiative privée - Lüdericks pour ne pas le citer qui a appelé Bismarck à l'aide. Mais nous ne sommes pas dans un cours d'histoire du colonialisme et n'apprenons pas que ce sont les pays de l'Ancienne Afrique du Sud-Ouest, ou de l'Afrique Orientale que sont aujourd'hui la Namibie, la Tanzanie, le Rwanda, le Cameroun et le Togo qui étaient ces anciennes colonies. Et nous comprenons par exemple avec l'anecdote des perroquets qui aujourd'hui encore, plus d'un siècle plus tard savent dire "schnell" ce qui s'est passé en ces temps-là sans avoir à faire de grands discours. Ainsi la petite histoire nourrit la grande - et inversement. En tout cas, c'est un beau voyage dans le temps en se penchant sur les noms de rues d'un quartier. Et une incitation à faire un voyage dans l'odonymie locale. Qui ne manquera pas non plus de nous surprendre.


La Fleur du Dimanche


Vielleicht 


Au TNS du 13 au 19 avril 2024


Texte
Ludovic Chazaud
Noémi Michel
Conception et mise en scène
Cédric Djedje
Compagnie Absent·e pour le moment
Avec
Cédric Djedje
Safi Martin Yé
et un·e militant·e local·e
Existence du projet
Tous·tes les militant·es qui ont contribué à la recherche-création, par le partage généreux de leurs expériences, de connaissances et de leurs rêves.
Dramaturgie
Noémi Michel
Regard extérieur
Diane Muller
Ludovic Chazaud
Chorégraphie
Ivan Larson
Scénographie
Nathalie Anguezomo 
Mba Bikoro
Conseil scénographique
Marco Levoli
Costumes et création Kanga
Tara Mabiala
Confection coussins et dossiers Kanga
Éva Michel
Graphisme
Claudia Ndebele
Son
Ka(ra)mi
Vidéo
Valéria Stucki
Lumière
Léo Garcia
Collaboration à la conception espace et lumière  et direction technique
Joana Oliveira
Régie lumière
Leo Garcia 
Régies son et vidéo
Sébastien Baudet
Maquillage
Chaïm Vischel
Chargé de production
Lionel Perrinjacquet
Chargée de diffusion
Philippe Chamaux
Retranscription des interviews
Éva Michel
Bell Kherkoff-Parnell Orfeo
Janyce Djedje

jeudi 11 avril 2024

The Köln Concert par Trajal Harrell au Maillon: La musique coule de source

 Le rapport de la danse à la musique ne va pas toujours de soi. Bien sûr, dans la danse classique, la danse séparée de la musique était considérée comme une folie. Dans la musique contemporaine, il y a bien de de la danse sans musique, ou des compositions pour la chorégraphie non musicale, ou même, avec Merce Cunningham, l'utilisation de la musique comme une expression artistique en soi, prenant son propre chemin à côté de la chorégraphie. Il y a eu aussi, et les exemples sont maintenant nombreux, des chorégraphes comme Lisbeth Gruwez ou Anne Teresa de Keersmaeker qui rendent un hommage à des chanteurs comme Bob Dylan ou au jazz de Coltrane (A Love Supreme) en dansant sur un disque fétiche. Pour Trajal Harrell, c'est le "monument" du pianiste de Jazz Keith Jarrett, The Köln Concert - qui s'est vendu à des millions d'exemplaires, le rendant l'album de jazz et celui de piano le plus vendu dans le monde - qu'il présente. Mais auparavant il nous offre quelques chansons de la divine Joni Mitchell dans une belle variation de styles. 


The Köln Concert - Trajal Harrell - Photo: Reto Schmid


Il nous accueille debout sur le bord de la scène et glisse insensiblement dans le spectacle en laissant la salle éclairée, se laissant imprégner par la musique, l'intégrant dans son corps et la projetant sur le public en généreuses brassées. Sa danse est effectivement généreuse, hospitalière, bienveillante, magnanime. Sur scène, sept tabourets de piano sont rangés sur deux files et attendent les sept danseurs (dont lui). 


The Köln Concert - Trajal Harrell - Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble - Photo: Reto Schmid


Ceux-ci, après son introduction vont rentrer sur scène au fur et à mesure, s'installant sur ces tabourets, bougeant du buste en toute liberté dans un même balancement sur ces quelques chansons plutôt tendance folk ou blues, dont la première, My old man, donne le ton .

My old man, he's a singer in the park
He's a walker in the rain
He's a dancer in the dark
We don't need no piece of paper from the city hall
Keeping us tied and true no, my old man
Keeping away my blues
He's my sunshine in the morning
He's my fireworks at the end of the day
He's the warmest chord I ever heard
Play that warm chord, play and stay, baby


The Köln Concert - Trajal Harrell - Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble - Photo: Reto Schmid


C'est d'ailleurs presque dans le noir, tout au fond de la scène qu'avec la dernière chanson, plus sombre, plus grave (aussi par la voix de Joni Mitchell) que démarre un très beau défilé de voguing du plus bel effet qu'il nous offre en feu d'artifice.


The Köln Concert - Trajal Harrell - Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble - Photo: Reto Schmid



Puis c'est par un discret déplacement en arc de cercle de ces tabourets, comme pour en signifier l'intimité et la solidarité augmentée qu'il vont, sur la pièce de Keith Jarrett, interpréter chacun à leur manière, dans leur style et leur corps, leur culture, ce lent et long surgissement de musique. 


The Köln Concert - Trajal Harrell - Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble - Photo: Reto Schmid


Songhghay Toldon dans sa part rebelle, ses cheveux en jaillissement généreux, tout comme New Kid, toute aussi dynamique, ses longues tresses doublant des bras agiles. Rob Fordeyn dans son élégance surannée qui semble glisser dans l'espace. Ondrej Vidlar plus ramassé, plus en force intérieure et Thibault Lac dans ses déséquilibres, sa démarche chaloupée sans oublier la forte présence dans sa discrétion de Maria Ferreira Silva dont le regard sombre hante le plateau. 


The Köln Concert - Trajal Harrell - Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble - Photo: Reto Schmid


Et bien sûr, Trajal Harrel dans une délicate présence au service du piano de son maître. Ce sera une vraie immersion dans la musique, une intériorisation des rythmes, élans, improvisations, déroulés, retours, lancées et dépliés des airs que le pianiste inspiré amorce, déjoue et détourne pour partir dans une jubilation finale qui emplit tous les danseurs de cette musique fabuleuse. Un magnifique spectacle, une soirée mémorable.


La Fleur du Dimanche


The Köln Concert

Au Maillon - Strasbourg - du 10 au 12 avril 2024


Mise en scène, chorégraphie, scénographie, bande son et costumes : Trajal Harrell
Avec : New Kyd, Maria Ferreira Silva, Trajal Harrell, Rob Fordeyn, Thibault Lac, Songhay Toldon, Ondrej Vidlar 
Musique : Keith Jarrett, Joni Mitchell
Création lumières : Sylvain Rausa
Dramaturgie : Katinka Deecke
Développement des publics : Mathis Neuhaus
Pédagogue de théâtre : Manuela Runge
Assistance production : Camille Roduit, Maja Renn
Assistance scénographie : Ann-Kathrin Bernstetter, Natascha Leonie Simons
Assistance costume : Ulf Brauner, Miriam Schliehe
Régie générale : Michael Durrer
Équipe technique itinérante : Pablo Weber, Petra Kenneth, Sara Mathiasson, Stephan Wöhrmann
Gestion des tournées et relations internationales : Björn Pätz, ART HAPPENS
Production : Schauspielhaus Zürich
Accueilli à Strasbourg avec le soutien de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la Culture


dimanche 7 avril 2024

Cosmos de Maëlle Poésy au TNS: Un quantique magique pour aller à l'assaut de l'espace et du temps

Le théâtre est un lieu d'enchantement où les choses réelles peuvent advenir comme par magie. C'est aussi le lieu des contes épiques, des aventures extraordinaires; des destinées fabuleuses. La pièce Cosmos que Maëlle Poésy a conçue et mise en scène avec un texte de Kevin Keiss et qui nous parle de l'espace, du temps, de la vie et sa fragilité convoque tous ces ingrédients pour nous transporter et nous rendre attentif à ces sujets sans pesanteur. 


Cosmos - Maëlle Poésy - Photo: Jean-Louis Fernandez


Le récit qui n'arrête pas de bifurquer pour prendre de nouvelles pistes, toutes plus passionnantes les unes que les autres, la manière de transformer complètement l'espace de la scène, du plateau pour nous surprendre, titiller notre curiosité, ouvrir l'espace en nous faisant écarquiller les yeux,  tout cela et bien plus encore nous emmène dans une saga digne des meilleures superproductions hollywoodiennes. Cela commence par une (Dominique Joannon),  puis une deuxième (Elphège Kongombé Yamalé) astrophysiciennes qui nous expliquent leur passion, l'espace, les galaxies, l'univers quantique ou la vie sur Mars ou dans les environnements hostiles, les organismes extrêmophiles, qui arrivent à nous pointer du doigt les univers courbes et l'échelle temporelle de l'univers, une éternité par rapport à une pièce de théâtre. 


Cosmos - Maëlle Poésy - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cela continue par un coup de théâtre où les murs s'ouvrent pour nous amener sur Mars - ou la Lune dans une double perspective par la magie de la scénographie. Le voyage dans le Cosmos est devant nous, sur le plateau, qui par la poésie de la mise en scène nous emporte en apesanteur à la conquête de tous les espaces qui s'ouvrent au fur et à mesure devant nous. Nous découvrons, comme dans un film d'aventure, cette folle course vers l'espace, la Lune et Mars le programme Mercury Seven - les sept Mercury (dont Alan Sheppard, le premier américain dans l'espace également celui qui a marché sur la Lune en 1971 ou John Glenn qui a effectue la première orbite autour de la terre et fut, après une carrière de sénateur, le plus vieil astronaute, à 77 ans en 1998 dans la navette Discovery.

 

Cosmos - Maëlle Poésy - Photo: Jean-Louis Fernandez


Nous comprenons la course éperdue que se font Russes et Américains sur cet enjeu, également via des images d'archives qui nous montrent le président Kennedy. Mais nous allons surtout découvrir les aspects misogynes de ce programme américain via les personnages de trois femmes du programme Mercury 13 qui auraient été capables d'aller dans l'espace - elles ont passé les même tests que les hommes avec succès mais n'avaient pas le droit de s'entrainer. 


Cosmos - Maëlle Poésy - Photo: Jean-Louis Fernandez


Ce seront trois autres personnages Jane (Caroline Arrouas), Wally (Liza Lappert) et Jerrie (Mathilde-Edith Mennetrier) qui vont nous décrire dans le détail avec force péripéties les rebondissements de leur combat et da la reconnaissance du juste droit des femmes dans cet univers uniquement masculin (les Russes étaient, comme avec Gagarine, en avance).  Là aussi, l'imagination, les changements de style de narration, le spectaculaire et l'humour vont nous embarquer avec bonheur dans les multiples péripéties de ce trio féministe dont le sommet sera littéralement atteint par Wally qui se verra offrir, à 82 ans un vol dans l'espace sur Blue-Origin - juste vengeance pour le groupe (ou coup de pub pour Jeff Bezos). 


Cosmos - Maëlle Poésy - Photo: Jean-Louis Fernandez


Les cinq actrices sont très convaincantes chacune dans leur rôle, et même les deux qui sont plutôt circassiennes (Liza Lappert et Dominique Joannon) et elles incarnent les personnages que ce soit en scaphandre ou en robe et également dans les séquences chorégraphiées par Leïla Ka. Et l'on remercie cette équipe majoritairement féminine d'avoir su nous rendre sensible à ces enjeux tout en nous faisant prendre conscience de la place que peuvent prendre les femmes dans la société (pas seulement à la cuisine et à l'éducation des enfants (comme le pensait, entre autres Lyndon B. Johnson) et à notre (petite) place dans l'Univers.


La Fleur du Dimanche



Cosmos


Au TNS du 3 au 7 avril 2024

Texte
Kevin Keiss
en collaboration avec
Maëlle Poésy
Conception et mise en scène
Maëlle Poésy 
Avec
Caroline Arrouas - Jane
Dominique Joannon - Domi, astrophysicienne
Elphège Kongombé Yamalé - Elphège, astobiologiste
Liza Lapert - Wally
Mathilde-Édith Mennetrier - Jerrie
et la participation de
Kourou et Kevin Keiss
Dramaturgie
Kevin Keiss 
Scénographie
Hélène Jourdan 
Lumière
Mathilde Chamoux 
Vidéo
Quentin Vigier 
Costumes
Camille Vallat 
Son
Samuel Favart-Mikcha 
Chorégraphie
Leïla Ka
Conception costumes d’astronautes
Amélie Loisy, Julia Morlot
avec l’aide de Florence Jeunet, Zazie Passajou, Laurence Rossignol, Annabelle Santos, Mélody Gerbet (stagiaire)
Assistanat à la mise en scène
Joséphine Supe
Régie générale de création
Kourou
Régies générale et lumière
Julien Poupon en alternance avec Mathilde Chamoux
Régie son
Samuel Babouillard en alternance avec Samuel Favart Michka
Régie plateau
Geoffroy Cloix
Régie vidéo
Eve Liot
Construction du décor
Eclectik Scéno
La conception technique du décor a été réalisée dans une démarche de durabilité en favorisant le réemploi d’éléments structurels
Production Théâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national
Coproduction Compagnie Crossroad, L’Azimut - Anthony, Châtenay Malabry - Pôle National Cirque en Ile-de-France, ThéâtredelaCité - Centre dramatique national de Toulouse, Le théâtre de Saint-Nazaire - Scène nationale
Avec le soutien du Théâtre Public de Montreuil - Centre dramatique national, Théâtre de la Tempête, Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national, et du FONPEPS


jeudi 4 avril 2024

Assembly Hall de Crystal Pite & Jonathon Young: Les chevaliers de la table ne tournent pas rond

 La chorégraphe canadienne Cristal Pyte, qui se réfère volontiers à William Forsythe arrive au Théâtre de la Ville - Sarah Bernard avec la nouvelle pièce Assembly Hall qu'elle a créée avec sa compagnie Kidd Pivot et Jonathon Young, un dramaturge en résidence dans sa compagnie avec qui elle avait déjà collaboré pour ses deux précédente pièces Betroffenheit et Revisor


Krystal Pite - Jonathon Young -Assembly Hall - TDV Sarah Bernhardt - Photo: Michael Slobodian


Le dispositif est surprenant, doublement décalé. Car au lever de rideau, nous nous trouvons dans un genre de gymnase vieillot, faisant aussi office de salle de fête ou de théâtre, un rideau rouge occultant une scène en hauteur, un incongru panier de basquet la surmontant. Une paire de portes encadre cette scène, portes battantes par lesquelles vont entrer les protagonistes, venus ici pour organiser leur réunion et débattre. Ils vont parler de leur rituelle Quest Fest et de l'éventuelle dissolution de leur groupe/association. 


Krystal Pite - Jonathon Young -Assembly Hall - TDV Sarah Bernhardt - Photo: Michael Slobodian


Et là, première faille: toutes les paroles - le texte a été écrit par Jonathon Young - sont enregistrées, les danseuses et les danseurs vont faire du play-back et surtout vont bouger-danser sur ces paroles. Leurs mouvements sont à la hauteur de ce qu'on attend d'une chorégraphie de Crystal Pite, de magnifiques gestes, déstructurés et décalés par rapport au sens (quelquefois au non-sense) et à l'action. Le texte étant en anglais, il est vrai que cela devient pour le spectateur non anglophone une gymnastique aussi de passer de la scène à l'écran sur le côté qui affiche les sous-titres. 


Krystal Pite - Jonathon Young -Assembly Hall - TDV Sarah Bernhardt - Photo: Michael Slobodian


Nous plongeons ainsi dans une tranche de sociologie de la province profonde avec toute la dimension éthique et humaniste que cela charrie. Et nous nous laissons emporter dans cette plongée qui se double - double faille - dans la reconstitution sur la scène - celle mise en abîme au fond de la salle, quand le rideau s'ouvre - de scènes moyenâgeuses, sorte de tableaux vivants historiques - un peu animés,  qui pourraient être le sujet de leurs Fest Quest, gestes médiévaux. 


Krystal Pite - Jonathon Young -Assembly Hall - TDV Sarah Bernhardt - Photo: Michael Slobodian


Le résultat est à la fois esthétique et quelquefois un peu humoristique (on se met à penser à Monty Python) et on est fasciné par l'incarnation de ces personnages et de leurs aventures. Une autre scène de très originale étant sur la fin la création d'un fantôme de chevalier en pièces détachées.


Krystal Pite - Jonathon Young -Assembly Hall - TDV Sarah Bernhardt - Photo: Michael Slobodian


On est séduit par toute cette virtuosité et tous ces mouvements totalement maîtrisée et on regrette un peu que la danse en tant que telle ne soit pas plus présente, à part deux ou trois mouvements d'ensemble. Mais au final c'est un spectacle qui a su trouver son ambiance et que l'on peut prendre comme une tranche de rêve, un double voyage dans le temps.


La Fleur du Dimanche

Nom de Constance Debré par Victoria Quesnel au Rond-Point: Quitter tout, même le nom, le nom de l'Amour pour aller au fond, au fond de soi

 Le nom, Debré, ce n'est surtout pas le sujet, comme il est écrit sur l'écran du mur au début du spectacle: 

"Avec n'importe quel parent,  j'aurai écrit le même livre

Avec n'importe quel nom j'aurai écrit le même livre"

....

Nous voilà prévenus, ce n'est pas l'histoire du nom, Debré, et pas non plus l'histoire contre le Nom qui va nous être contée. Peut-être à la limite, ce qui fait dire "non", et encore,...


Nom - _Constance Debré - Hugues Jourdain - Victoria Quesnel - Photo: Simon  Gosselin


Non, on part bien de tout ce qu'on a abandonné, de tout ce qu'on refuse - ou plutôt tout ce que Constance refuse:

"Marcher vers le vide, voilà, c'est ça, ce qu'il faut faire, se débarrasser de tout, de tout ce qu'on a, de tout ce qu'on connaît, et aller vers ce qu'on ne sait pas. Sinon on ne vit pas, on croit qu'on vit mais on ne vit pas, sinon on reste avec tout le bric-à-brac et on passe sa vie à ne pas vivre. Ce n'est rien d'autre que ça, ce qu'il faut faire."


Nom - _Constance Debré - Hugues Jourdain - Victoria Quesnel - Photo: Simon  Gosselin



Et c'est tout le mérite, la force de Victoria Quesnel de pouvoir incarner à la fois cette distance, cette perte, cette absence de spectaculaire, cette simplicité directe face à nous, toute proche, sensible, à fleur de peau dans la salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point pour nous dire ce texte, NOM, tiré au couteau, le troisième roman de Constance Debré qui a tout abandonné, famille, mari, son fils, sa maison, son appartement, son métier d'avocate, pour, au bout de trois livres arriver à se dire, se décrire, sans artifice, à nu, au fond de l'âme... comme au scalpel. Bien sûr, il reste un peu d'éclat, comme cet épisode introductif un peu ostentatoire, spectaculaire, sur la défense de l'assassin de la voisine au "petit couteau" (qui était ami de la victime, cette vieille dame). Mais c'est aussi pour expliquer qu'elle n'est pas nihiliste, qu'elle défend (comme avocate) tout le monde - en espérant les ramener vers un peu d'humanité. Et curieusement, cet homme ressurgit à la fin du spectacle alors que tout est advenu - peut-être est-ce aussi son affaire qui a tout déclenché? Mais ce n'est pas important.


Nom - _Constance Debré - Hugues Jourdain - Victoria Quesnel - Photo: Simon  Gosselin


Nous allons assister à ce pas de côté, ce brusque revirement et toutes les étapes et conséquences que cela induit. Par la grâce de Victoria Quesnel, seule sur scène, avec comme simple accessoire une chaise qui ne lui servira que très peu - en particulier pour une cérémonie symbolique vis-à-vis du fantôme qui pourrait être assis dessus. Nous la suivons dans ses sentiments, ses revirements de sentiments, ses questionnements, ses interrogations, ses repliements mais aussi ses courses, ses longueurs de piscines ou ses observations du monde qui l'entoure, ses réflexions et ses prises de position bien tranchées, radicales. Et ses dialogues impossibles avec les autres, la famille, sa mère, définitivement absente, son père définitivement muet, tous ses proches qui s'effacent au fur et à mesure ("J'ai pensé que si on ne voit plus les gens, ils finissent par disparaître"). 


Nom - _Constance Debré - Hugues Jourdain - Victoria Quesnel - Photo: Simon  Gosselin


Victoria Quesnel, grande comédienne dont nous avons déjà pu apprécier le talent dans les pièces de Julien Gosselin - avec qui elle avait fondé la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur - incarne et remplit le plateau et nous fait toucher du doigt l'âme de ce personnage. Elle nous fait passer au plus intime ce texte pendant cette heure et quart. Et c'est toute la réussite de la mise en scène de Hughes Jourdain, de nous faire passer à travers elle ce que Constance Debré a voulu exprimer par ce livre, ce pas vers le vide. Une réussite.


La Fleur du Dimanche