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vendredi 21 mars 2025

Magic Maids au Maillon: Les balais en corps magiques et politiques

 Deuxième étape du Temps Fort Corps Politiques au Maillon à Strasbourg avec Magic Maid, un spectacle de danse-performance d'Eisa Jocson et Venuri Perera qui ne manque pas d'engagement. Nous avions déjà pu goûter au charme provoquant d'Eisa Jocson en 2016 avec son spectacle Macho Dancer, et il semble qu'elle est coutumière d'une certaine proximité avec le public. Il n'est donc pas surprenant que la scène soit tri-frontale et en terme de sens, nous pouvons nous interroger si le quatrième mur, une série de balais bien rangés n'est pas une métaphore du public. La réponse viendra à la fin du spectacle ! Toujours est-il que le public se retrouve juge et témoin à la fois de ce qui se passe sur scène mais aussi dans la salle - et ce n'est pas innocent pour que les réactions - et les actions du public se trouvent ainsi incluses dans le spectacle. Le public est à la fois juge et jugé comme dans un procès. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Mais nous ne sommes pas dans un procès, encore que ce dont il sera question, c'est bien des droits, des droits des femmes, des droits du travail ,des droits de voyager, donc aussi de l'esclavage domestique, d'enfermement, de procès en sorcellerie et surtout des droits du quotidien où l'on s'arroge le droit sur la liberté et le travail de l'autre, dont on fait un(e) esclave moderne. La pièce commence par les trois coups - ou plutôt les cinq fois neuf coups que frappent des deux comédiennes qui ont conçu et qui interprètent cette cérémonie très politique et domestique. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Vêtues d'un grand manteau noir queue-de-pie, sous lequel on devine une nudité recouverte de dentelle, elles chevauchent chacune un balai dont le manche qui dépasse un peu du manteau leur fait un drôle de membre viril, leur conférant une puissance ironique. Elles vont ainsi harnachées arpenter le plateau dans tous les sens en rythme et déhanchement à droite et gauche, en avant et arrière, en symbiose avec la musique qui se met lentement en route, installant une ambiance hypnotique. Elles commencent ainsi une procession comme un voyage intérieur avant de commencer à interagir avec les spectateurs, d'abord par des regards discrets, des coups d'oeil observateurs. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Elles vont prendre les différents balais, balais coco ou balais d'herbes, sans manche ou avec des manches très longs et les faire tournoyer en continuant leur démarche balancée. S'ensuit une séquence de dialogue plus ou moins complice avec les spectateur où l'humour et la critique sociale alternent sur la thématique des aides ménagères ou familiales issues de l'imigration asiatique (les deux artistes viennent des Philipines pour Eisa et du Sri-Lanka pour Venuri, pays largement pourvoyeurs de ce personnel exploité et dans le privé et dans le service). C'est l'occasion de prendre compte - avec distance et ironie - de ces situations que l'on croit tout à fait naturelles et inoffensives. C'est aussi l'occasion d'interroger l'image traditionnelle de la sorcière et de la perversion sociale qu'elle a permis. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


La complicité avec le public se met en place, même une intimité en parallèle avec les rapprochements aussi des deux interprètes et un accrochage de tous les balais sur des fils qui traversaient le plateau suivi d'une danse circulaire, toujours avec leur balais qui va ainsi disséminer en cercles blancs le petit tas qu'on les avait vu installer avant le début de la pièce, pièce qui s'achève par une distribution au public des balais qui étaient accrochés pour...  je vous laisse deviner quoi faire.  Et l'on est pas loin, à la fois de la dialectique de maître et de l'esclave et, sur le versant comique, de l'arroseur arrosé, en tout cas la preuve par l'exemple ou la compréhension par l'expérience. Ceux qui on raté la démonstration devront recommencer.     


La Fleur du Dimanche

jeudi 13 mars 2025

Temps Fort au Maillon avec Wen Hui: New report on giving birth: Porter balle haut et comme errer

 Pour le deuxième programme du Temps Fort Corps Politiques (voir mon billet d'hier), le Maillon s'est associé avec Pôle Sud CNCN pour présenter la nouvelle chorégraphie de Wen Hui New report on giving birth. La pièce s'inscrit totalement dans la problématique de la chorégraphe chinoise puisqu'elle interroge le corps et la maternité dans cette pièce qui est le pendant de Report on giving birth crée il y a vingt-quatre ans, et qui l'a fait connaitre en Occident. Celle qui a travaillé aux Etats-Unis avec José Limon et Trisha Brown, en Modern Dance, et avec Pina Bausch en Allemagne, a gardé une sensibilité très sociale et politique comme on a pu le voir à Pôle Sud il y a deux ans dans I am 60 (voir mon billetcréée pour ses soixante ans


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Artiste performeuse, elle travaille beaucoup avec la vidéo et l'on est très surpris de ne voir aucun écran sur scène, uniquement quatre femmes qui portent des ballots sur la tête ou s'enroulent autour dans des simulacres d'accouchements et de maternité. Mais la surprise ne tarde pas à arriver quand, après avoir tracé des cheminements et pris les mesures de l'espace, l'une d'entre elles accroche une couverture sur un fil qui traverse la scène et, se mettant derrière, joue à faire des pieds à des portraits "en pied" (coupés) qui ont été pris en Chine.


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


S'ensuivent dans une belle alternance des chorégraphies soit individuelles des quatre danseuses, soit collectives et, successivement sur la suite de la pièce, le témoignage de ces quatre danseuses relatif à leur expérience de l'accouchement. Chacune a son style, toutes sont différentes, viennent de pays divers et parlent des langues variées, entre le chinois, le thaï, l'anglais, l'allemand, l'italien, le persan..., une vraie tour de Babel. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


C'est Alessandra Corti, une danseuse italienne qui a commencé à danser à Turin et a continué en Allemagne, qui est la plus âgée (à part Wen Hui), qui raconte en dansant merveilleusement la découverte originale de sa grossesse au bout de six semaine et la drôle d'aventure qui s'ensuit. Son récit est très attachant, tout comme est très surprenant celui de la Thaïlandaise Patchaporn Krüger-Distakul, passée de Suisse en France et en Allemagne et dont les allers-retours entre chez elle ou chez sa soeur à Hambourg et la maternité à Frankfort s'achèvent par la découverte d'un terme allemand Bauchgeburt (naissance par césarienne). Sa gestuelle des mains, véloce et souple est assez exceptionnelle. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Quelquefois sur scène ces quatre femmes, reprenant leurs ballots se chamaillent comme des enfants complices ou se retrouvent en toute sororité de causeuses commères. Les très belles compositions musicales de Mathias Engelke nous entrainent dans un tourbillon dynamique, d'autres fois, des airs à sonorités ethniques asiatiques comme des clochettes nous relaxent en même temps que les danseuses, et puis soudain aussi la force émerge, avec des cris et l'on voit les quatre grandes têtes apparaître à l'envers sur le fond de scène noir dans une vidéo de Rémi Crépeau. C'est aussi la mère de Wen Hui qui apparaît sur une couverture portée par elle sur son ventre, lorsqu'elle parle non d'accouchement mais de ménopause, la sienne en contraste avec celle de sa mère. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Le statut de la femme est interrogé ici en occident, par exemple concilier le métier de danseuse ou de chorégraphe et la maternité et les enfants, et également bien sûr en Chine, avec la fameuse règle de l'enfant unique (de 1880 à 2016) et ses conséquences (dont l'épisode horrible de la femme enchaînée pour procréer et des filles vendues ou enlevées de nos jours). La pièce-manifeste ne peut que s'achever par la multiplication de défilés pour la libération de la femme dans le monde entier qui naissent sur les ballots de couvertures emballées qui sont semés sur la plateau et qui, mystérieusement dans le noir, accueillent ces images de lutte. Femmes de tous les pays....


La Fleur du Dimanche


New report on giving birth


A Strasbourg au Maillon (avec Pôle Sud)  -  du 13 au 15 mars 2025 


Concept, chorégraphie : Wen Hui – Living Dance Studio
Avec : Alessandra Corti, Patcharaporn Krüger-Distakul, Parvin Saljugi, Wen Hui
Dramaturgie : Alexandra Henning
Musique : Mathias Engelke
Vidéo : Rémi Crépeau
Création lumière et direction technique : Matthias Rieker
Création sonore : Willi Bopp
Conseil : Zhang Zhen
Diffusion : Damien Valette
Coordination : Bertille Zimmermann
Production : Künstler*innenhaus Mousonturm – Frankfurt am Main / Living Dance Studio – Beijing / Damien Valette Production
Coproduction : Hellerau / Zollverein Zeche / Théâtre de la Ville / Festival d’Automne


Un projet créé dans le cadre de la Bündnisses internationaler Produktionshäuser et soutenu par le Bundesregierung für Kultur und Medien.
Dans le cadre de la Tanzplattform Rhein-Main, un projet du Künstler*innenhaus Mousonturm et Hessisches Staatsballett, rendu possible par Kulturfonds Frankfurt RheinMain et financé par Kulturamt der Stadt Frankfurt am Main, Hessisches Ministerium für Wissenschaft et Kunst und der Stiftungsallianz [Aventis Foundation, BHF BANK Stiftung, Crespo Foundation, Hans Erich und Marie Elfriede Dotter-Stiftung, Dr. Marschner Stiftung, Stiftung Polytechnische Gesellschaft Frankfurt am Main].

Avec l’aide du Goethe Institut à Pékin et à Munich.

Cette création a reçu l’aide au projet de la DRAC Île-de-France.


mercredi 12 mars 2025

Temps Fort au Maillon - Reconstitution: Le procès de Bobigny - De beaux regards, une belle écoute pour restituer une mémoire

 Le Temps Fort du Printemps du Maillon est arrivé. La thématique ? Corps Politiques, Entre assignation et Résistance. Un sujet riche qui permet de prendre la mesure de la liberté individuelle un peu partout en Europe et même en Chine et d'analyser notre dépendance aux autres et aux mécanismes coercitifs dans lesquels nous vivons ou de jeter un regard sur le passé.

Pendant quatre semaines, cinq spectacles - Théâtre, danse et performance porteront des éclairages sur divers sujets comme la politique, le droit des femmes, l'exploitation des personnes, en France, Chine, Sri Lanka, Philippines, Hongrie, Grèce,... Des ateliers, conférences, rencontres et projections de films en collaboration avec le cinéma Cosmos complèteront le programme dans une grande variété de points de vues.


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


Pour commencer, c'est une création d'Emilie Rousset et de Maya Bouquet Reconstitution: Le procès de Bobigny dont la création date de 2019 lors du Festival d'Automne, mais qui a été mise à jour avec l'ajout d'éléments actuels, entre autres l'inscription de l'avortement dans la Constitution Française ou le recul des droits de l'avortement en Pologne (avec le témoignage de l'activiste polonaise Weronika Smigielskav). Le dispositif est très intéressant, laissant une liberté certaine au spectateur, lui permettant de se faire son parcours, son point de vue, ses connaissances en assistant à un certain nombre de récits, des regards différents, documentés ou des témoignages. Dans la grande salle du Maillon, plus de gradins, plus de regard plongeant sur la scène focalisés sur les comédiens, mais des ilots de chaises, en rond autour de la chaise de la comédienne ou du comédien qui va incarner alternativement la parole d'un ou d'une de ces témoins. 


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


Un comédien peut très bien incarner la parole d'une femme ou l'inverse (il y a plus de rôles féminins et aussi plus de personnages femmes). Ces personnages sont identifiés par leur nom et leurs qualités ou professions, personnes à priori encore vivantes, dont on peut lire un court résumé sur le panneau à côté de sa chaise. Personnes plus ou moins connues, comme René Frydman, gynécologue, Claude Servan-Schreiber, journaliste, Françoise Fabian, comédienne. D'autres voix, militantes féministes, du planning familial, sociologues, historien(ne)s, professeur(e) ou réalisatrice, composent cette douzaine de témoins, de l'époque de ce procès de Bobigny ou l'ayant connu ou encore celles ou ceux qui continuent le combat de ces femmes qui ont fait avancer la droit à l'avortement, la protection des femmes, leurs droits ou la réflexion sur ce sujet en général.   


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


On choisit de partager un moment, petit quart d'heure d'histoire avec un grand H ou histoires particulières, témoignages, récit d'événements vécus, analyse sociologique, historique, qui ainsi prennent corps et vie et nous permettent d'y adhérer, d'avoir de l'empathie et de comprendre ce qui en général ne passe pas ou passe moins dans les procès, ni dans les reconstitutions. On fait ainsi "connaissance" de Marielle Isartelle, la monteuse- réalisatrice (elle n'avait pas ce statut dans ces années là) qui a fait un reportage sur l'avortement Histoire d'A avec son compagnon Charles Belmont, un film interdit à l'époque bien sûr mais largement diffusé avec le GIF devenu après le Planing Familial. On entend aussi Stéphane Audran se remémorer la période du procès et le manifeste des 343 "salopes" qui ont avouées avoir avorté et qui parle de "justice de classe". 


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


On peut entrer dans les arcanes du vocabulaire et du droit et comprendre comment les mots révèlent les évolutions, et du droit et des mentalités et de la politique qui changent.  Avec Weronika Smigielskav on découvre qu'en Pologne, quand les mentalités dont devenues plus restrictives, même les plus intimes des amies ne révélaient pas qu'elle avaient avorté. Et l'on découvre des pratiques médicales de contraception interdites et dangereuses à l'Ile de la Réunion dans les années 1960 et 1970. Et l'on est surpris d'apprendre qu'avant que la France ait inscrit l'avortement dans la Constitution il n'y avait que trois pays qui l'avait fait mais que c'était pour l'interdire.


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman



Les îlots d'écoute, autour du comédien ou de la comédienne donnent une sensibilité supplémentaire à ces moments de vies, ces réflexions, ces témoignages ou ces études bien plus intéressants que des articles ou des livres - cela peut nous motiver pour creuser certains sujets d'ailleurs. Et les quinze comédiens et comédiennes de très belle qualité amènent une variété dans la manière et une surprise à chaque fois renouvelés, surprise qui vient aussi de ce que l'on va entendre, en terme de contenu et de style. En tout cas une manière originale de faire à la fois resurgir le passé, compléter et porter un regard actuel sur des événement qui ont marqué notre époque pas très lointaine. Comme polir un diamant à mille facettes. Un beau et courageux travail.


La Fleur du Dimanche

  

jeudi 6 février 2025

Voice Noise de Jan Martens au Maillon: Le silence et les oiseaux, et la voix des femmes

 Nous avions laissé Jan Martens il y a deux ans à Nancy, interprétant lui-même en solo la chorégraphie qu'il avait créée sur la musique d'Elisabeth Chojnacka, une maîtresse femme, dans un spectacle fascinant, et précédemment dans le remuant et éclatant Any attempt will end in crushed bodies and shaterred bones présenté ici même au Maillon avec Pôle Sud en 2022. Avec Voice Noise, également présenté avec Pôle Sud, le registre est différent. 


Jans Martens - Voice Noise - Photo: Phile Deprez

Il est question de femmes et de voix de femmes, des sons qu'elles peuvent exprimer de différentes manières, également par le chant. Mais des chants pas ou peu connus, pas ou peu habituels. Les chansons où les sonorités étant singulières, la chorégraphie le sera aussi, plus inscrite dans les corps que dans les mouvements d'ensemble. Et comme ce sont aussi des voix ténues, intériorisées, la gestuelle sera également dans une certaine retenue, intériorisée.


Jans Martens - Voice Noise - Photo: Phile Deprez

Un léger brouillard nous accompagnera pour ce voyage qui commence par une rencontre frontale avec les six danseuses et danseurs immobiles, debout en ligne face à nous et qui vont faire émerger des sons surprenants et variés. D'abord de petits cris, souffles, grondements, claquements de langue, miaulements, ronronnements, cris d'animaux, respirations et onomatopées diverses, langage secret ou caché qui surgissent du silence. Et puis c'est parti pour une série de morceaux de musique, chantés, sifflés, respirés, de diverses origines et tendances, une sélection riche et éclectique. 


Jans Martens - Voice Noise - Photo: Phile Deprez

On y retrouve autant le blues que la chanson ethnique, un raga indien ou les chants de lutte (voir la version de Bella Ciao chantée à l'origine par les femmes ouvrières pauvres des rizières du Nord de l'Italie et qui est devenue une chanson de lutte contre les féminicides). Il y a aussi cette chanson inuite Surge (déferlement) célébrant le coït ou de très belles chansons anciennes comme Sol lucet dans une magnifique interprétation qui appelle au calme et au voyage intérieur. Il y a aussi les compositions plus expérimentales comme Varisevalehti de Cucina Povera qui donne l'occasion à Zora Westbroek de nous faire une très belle démonstration de mouvements saccadés et robotiques en étroite synchronicité avec la chanson. Pour le blues Sometimes i feel like a motherless child, nous avons droit à la version brute du 78 tour avec le son d'origine. Et d'autres fois, les interprètes reprennent eux-mêmes la bande son si ce n'est le silence même dans une presqu'immobilité . 


Jans Martens - Voice Noise - Photo: Phile Deprez

Il faut souligner, en plus de la qualité des chansons qui balayent une large palette d'expressions artistiques, du choix des interprètes, à la fois divers et singuliers. En plus de Zora déjà citée, d'Elisha Mercelina qui assume bien son corps et le fait bouger avec grâce, de Mamadou Wagué qui nous offre ses longs, longs bras et jambes et sa démarche chaloupée et instable - et sa magnifique avancée du fond de la scène. La performeuse Courtney May Robinson que nous avions déjà vue dans Any attempt emplit le plateau de sa présence fascinante, Sue-Yeon Youn tout en cassures et en déhanchements, et Pierre Adrien Touret tout en souplesse et en ondulation.  Cette diversité d'origines et de mouvements, Jan Martens la cultive en laissant à chaque interprète des parts de danse solo, auxquelles, quelquefois, les autres, avec leur vocabulaire propre, amènent leur lecture complémentaire. Et quelquefois, rarement d'ailleurs, ce seront des mouvements d'ensemble bien équilibrés. 


Jans Martens - Voice Noise - Photo: Phile Deprez

Les lumières de Jan Fedinger nous installent dans une atmosphère une peu cotonneuse, surtout quand, délassant les douches qui mettent en valeur les corps, il nous installe dans une contre-jour de paysage de mousson en faisant descendre doucement une rampe. 

Nous ressortons de ce spectacle entre découverte et apaisement, comme si nous avions fait un voyage insolite dans un continent méconnu, plein de sensations inédites et surprenantes, une autre expression, plurielle et dérangeante.


La Fleur du Dimanche 


Voice Noise


Au Maillon - avec Pôle Sud CDCN - du 5 au 7 février 2025

Chorégraphie : Jan Martens
Co-création et performance : Elisha Mercelina, Steven Michel, Courtney May Robertson, Mamadou Wagué, Loeka Willems, Sue-Yeon Youn et/ou Pierre Adrien Touret, Zora Westbroek
Musique : 13 pièces musicales créées/chantées par des femmes
liste complète disponible sur www.grip.house
Répetitrices : Zora Westbroek, Naomi Gibson
Création lumière : Jan Fedinger
Création costumes : Sofie Durnez
Scénographie : Joris van Oosterwijk
Régie son : Vincent Philippart, Valentijn Weyn, Jo Heijens
Coaching vocal : Ine Claes, Maxime Montjotin
Réalisation costumes et scénographie : Théâtre de Liège
Stage : Malick Cissé, Sien Wils
Conseils artistiques : Marc Vanrunxt, Rudi Meulemans et Femke Gyselinck
Trailer et teasers : Stanislav Dobák
Graphisme : Nick Mattan
Techniciens de tournée : Elke Verachtert, Valentijn Weyn, Vincent Philippart
Production : GRIP (Hanne Doms, Anneleen Hermans, Rudi Meulemans, Lize Meynaerts, Klaartje Oerlemans, Jennifer Piasecki, Sylvie Svanberg, Ruud Van Moorleghem, Nele Verreyken)
Diffusion internationale : A Propic – Line Rousseau, Marion Gauvent
Coproduction : La Comédie de Clermont-Ferrand, Maison de la Danse de Lyon – Pôle européen de production, DE SINGEL international arts center, Théâtre de Liège, Julidans Amsterdam, Le Manège - Scène Nationale de Reims, Romaeuropa festival, DDD – Festival Dias da Dança – Teatro Rivoli - Porto, Le Carreau, Scène Nationale de Forbach, Charleroi danse – centre chorégraphique de Wallonie – Bruxelles, Festspielhaus St-Pölten, Tanzhaus nrw Düsseldorf, Théâtre de la Ville – Paris, Festival d’Automne à Paris, Équinoxe - Scène Nationale de Châteauroux, Theater Rotterdam, Perpodium
Résidences : La Comédie de Clermont-Ferrand, DE SINGEL, Charleroi danse – Centre chorégraphique de Wallonie – Bruxelles
Soutien financier : Gouvernement Flamand, Tax Shelter du gouvernement fédérale Belge par BNPPFFF


samedi 25 janvier 2025

Premières revient au Maillon: Penelope et GPO Box N° 211 - Des rêves et du papier

Le Festival Premières, le festival dédié au jeunes scènes européennes revient pendant trois semaines au Maillon avec des propositions variées qui interrogent à la fois le spectacle, notre société et l'acte théâtral.

Les deux premières pièces nous viennent de Salzbourg avec Giulia Giammona qui a travaillé avec quelques grandes pointures du théâtre international et d'une compagnie crée par Chun Shing Au originellement à Hong-Kong et naviguant entre Halifax au Canada et Amsterdam.


PENELOPE - Leonora Carrington - Giulia Giammona


Leonora Carrington, artiste surréaliste a, un temps avant la deuxième guerre mondiale, partagé la vie de Max Ernst (leur maison est en Ardèche) avant d'aller au Mexique, avec un passage en Espagne où elle a été internée suite à une dépression. Sa pièce Penelope n'a apparemment été publiée que dans les années 1960.


Penelope - Leonora Carrington - Giulia Giammona - Photo: Alice Silvera, Marielle Mayer


Elle décrit les atermoiements et les hésitations d'une adolescente qui lors de l'anniversaire de ses dix-huit ans, arrive difficilement à passer ce cap. Leonora Carrington a peint des costumes pour cette pièce mais la mise en scène de Guilia Giammona pour ce spectacle va vers plus de sobriété avec des costumes noirs ou blancs, des personnages dont les têtes et les visages sont cachés derrière des voiles (inspirés d'une sculpture de Carrington de femmes au visage absent ?). Il y a aussi le vert de son voile et de son costume (comme son portrait d'elle au Mexique par Max Ernst). Les chansons, dont Greensleeves (la dame aux manches vertes) chantée et jouée à la harpe impriment une certaine tristesse dès le début du spectacle et la Llorona (la pleureuse) ne peut que renforcer cette ambiance.


Penelope - Leonora Carrington - Giulia Giammona - Photo: Alice Silvera, Marielle Mayer


Côté décor, le sol en carreaux d'échiquier noir et blanc, jeu emblématique des surréaliste, et une balançoire suspendue dans le ciel nous introduisent dans décor de rêve surréaliste et impriment des images fortes dans notre mémoire. D'autres images symboliques comme l'oeuf de pigeon, la table de buffet ou les références au cheval (Tartare), comme la bride et le harnais, des morceaux de sculpture (cheval éclaté?) et surtout ces beaux costumes noirs de derviche soutiennent le texte un peu débridé. Et les scènes oscillent entre élans jubilatoires et fortes sensations de souffrance qui tiraillent Penelope entre son père, sa mère et ses amies.


Penelope - Leonora Carrington - Giulia Giammona - Photo: Alice Silvera, Marielle Mayer


Penelope se retrouve suspendue, enfermée dans son mutisme et sa douleur, ou alors partant sur des échappées, au galop dans une tempête agitée et furieuse. La pièce joue sur les espaces mouvants et les ruptures, avec de brusques coupures au noir. Elle intègre aussi des extraits filmés d'un entretien avec Leonora Carrington qui parle de manière forte et volontaire de son travail, son art et de son statut et qui apporte une belle connaissance de cette artiste et de son imaginaire singulier.



GPO Box N° 211 - Chun Shing Au 


Pour la pièce GPO Box N° 211 de Chuh Shing Au, la lettre donnée à l’entrée de la salle au spectateur par Chuh Shing Au contient un certain nombre d’indices pour la lecture et le décodage de la performance qu’il va réaliser. L’on comprend par exemple que cette lettre adressée à son ami Siu Ming emprisonné à Hong Kong est forcément plus ou moins codée pour des raisons de sécurité. On y parle bien sûr de restriction et de crainte de "révéler des choses", également d’ "autocensure", de "contrainte", et de "régime autoritaire". On cite cependant Joshua Wong, un militant pro-démocratique qui dit "Bien que mon corps ne soit pas libre, tant que mon esprit l’est, je le suis". Chuh Shing Au y parle aussi de ses interrogations sur son engagement politique dans son travail et souligne le fait qu’il devrait "apprendre les gestes de premier secours sur un champ de bataille" et, pour finir en parlant de la nostalgie de certaines friandises locales, révèle les contraintes kafkaïenne des autorisation d’entrée dans la prison (37 grammes autorisés pour un paquet de M&M’s qui se vend 40 grammes en général).


GPO Box N° 211 - Chuh Shing Au - Photo: Thomas Lenden

Ces élément et quelques observations vont nous aider à essayer de "lire" ce que nous voyons sur le plateau, qui pour le moment est jonché de nombreuses feuilles froissées ou moins froissées que l’on imagine être d’autres lettres de cette correspondance, et ces lettres "vivent" sur scène, mues par des petits soubresauts et ondulations, dans une rythmique aléatoire et puis très coordonnées quand il s’agit pour Chuh Shing Au de faire le ménage sur le plateau, après avoir un temps construit, sur table à droite une maquette d’un bâtiment (prison, tour de guet ou d’aéroport, ..) blanc. Après avoir rassemblé à gauche ces feuilles éparses froissées, Chuh Shing Au s’approche d’un grand rouleau dont il va dévider une très grande feuille qu’il va manipuler, aplanir, transformer tout au long de la suite.


GPO Box N° 211 - Chuh Shing Au - Photo: Thomas Lenden


Ce théâtre d’objets – et de sons parce que la vie du papier est sonore verra sa forme et ses fonctions successivement passer de cachette à socle de ce bâtiment, devenir un vrai personnage et avoir une vie intérieure, devenir poste d’observation et salle de commande (télécommande) de l’extérieur, devenir fantôme et esprit ou ectoplasme hanté, organisme essayant de s’échapper et se heurtant à des obstacles infranchissables pour, au final devenir le marchepied d’une marche de libération où, bien que restant au même endroit, notre personnage avance quand même. La pièce extrêmement sobre et hypnotique, faites de petits riens, de détails infimes et de sons à la fois discrets mais aussi surprenants quand il s’agit du bruit du papier, nous incite à décaler le regard et à observer ce que l’on voit avec une autre perception, un autre mode de compréhension pour y découvrir les signes discrets d’une certaine libération, d’un esprit qui arrive à traverser des murs.


La Fleur du Dimanche



samedi 16 novembre 2024

One Song de Miet Warlop au Maillon: la chanson comme une performance marathon

One Song de Miet Warlop présenté avec Pôle Sud au Maillon intrigue forcément par la présentation qui en est donnée: "Une longue chanson,... avant tout un morceau de bravoure athlétique et musical". Et l'on s'étonne du nombreux public - et de sa curiosité et de son goût de découverte - qui se presse à l'entrée de la grande salle du Maillon (spectacle complet). Il faut croire qu'à Strasbourg en particulier, l'on est téméraire et prêt aux expériences.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Parce qu'il s'agit d'une véritable expérience qui déborde bien sûr du plateau, non seulement au niveau sonore mais également par l'effet "miroir" que le spectacle induit chez le spectateur. Parce que nous sommes dès le début "inclus" dans l'ambiance de stade par la "chauffeuse de salle" qui nous introduit dans une dynamique de spectateur actif, de spectateur assis bien sûr mais qu'il faut quand même gérer. Et dont il faut aussi gérer l'attente et l'arrivée des autres spectateurs - acteurs-supporters - chargés de tenir la tension qui va être mise sur les performeurs-acteurs, à la fois gymnastes, sportifs et musiciens. 


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Ceux-ci vont pendant une heure durant, après une courte "mise en jambe", performer et tenir la durée sur leur double profil. A savoir une violoniste - gymnaste en équilibre sur une poutre (Elisabeth Klinck), qui a le rôle le plus "risqué", un bassiste qui joue couché sous sa basse et qui fait des abdo pour toucher les cordes, un batteur qui court d'une caisse et d'une cymbale à l'autre, un pianiste qui doit sauter en l'air pour arriver à son clavier et un chanteur qui chante en courant sur son tapis roulant qui ne fait qu'accélérer au tempo d'un métronome qui, lui aussi, accélère au fur et à mesure.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

C'est dire ce qu'il faut d'énergie et d'endurance pour chanter et jouer de plus en plus vite et de plus en plus fort - ce que révèle le titre: "Une chanson" sans fin qui dit:

"Run for your life 
Till you die
Till I die
Till we all die
"

Une course sans fin ... à bout de souffle.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Et le rythme ne faiblit jamais. Même avec les quelques essais de ralentissements ou de blocage du métronome, la course du temps continue et le Pom Pom Boy y rajoute son énergie et sa folle déambulation de lapin en cage, tournoyant et agitant ses boules de spaghettis argentés (et noirs sur la tête).


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Le spectacle est une expérience cathartique pour le public, renforcée par les supporters face à nous sur la scène, sur des gradins, à côté de cette animatrice dotée d'une troisième jambe - membre fantôme ou signe de puissance ? Autre élément perturbant, ce drapeau planté sur cette jambe, réplique identique du grand qui flotte sur la hampe. Il est bleu et rouge, deux couleurs contradictoires que l'on trouve seulement sur trois autres drapeaux de pays, dont le Liechtenstein, mais à l'horizontale et avec des blasons.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos


La tension sur le plateau et qui est bien sûr transmise à la salle depuis le début, à la fois par le son, bien fort et pulsé et l'agitation moléculaire qui s'y passe, monte encore d'un cran avec des éléments externes perturbateurs que je vous laisse découvrir lorsque vous irez voir le spectacle.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Tout comme le final de style "arrivée du marathonien" en bout de course, si "If".

Si l'on peut dire que l'on devine - ou que l'on peut deviner - l'issue du spectacle et que la surprise serait dans les détails, ce qui est montré et vécu est en soi une expérience, douloureuse peut-être, une performance, à coup sûr et j'imagine que les épreuves que l'on aura passées nous serviront dans le futur, dans l'une ou l'autre des situations auxquelles nous pourrions être confrontées. Ou peut-être pas...


La Fleur du Dimanche


jeudi 7 novembre 2024

Velvet de Nathalie Béasse au Maillon: Rideau rose et mer rouge de velours: Attention à la magie des objets

La dernière création de Nathalie Béasse Velvet qu'elle a initiée en résidence au Maillon (fidèle compagnon de route l'artiste et qui présente souvent son travail) demande de l'attention, toute l'attention que le spectateur peut porter à sa proposition  scénique. Quand la lumière s'éteint et que du silence monte doucement un son dans le noir, un grondement qui grossit, le spectacle commence avec les rideaux, non que l'on mange comme on pourrait le faire au restaurant, mais que l'on détaille et dont on admire tous les plis et rides, creux et ondulations, variations de chutes. Les discrètes variations de couleur également. 


Velvet - Nathalie Béasse

Et quand la musique, après avoir atteint un climax, cesse puis reprend tout en douceur, l'on se surprend à les voir vivre, comme mus par une vie intérieure. Comme une respiration, des déplacements. Et des accouchements de personnages magritiens qui, comme jetés sur l'avant-scène se trouvent là hagards, déboussolés, décalés avant de disparaître à nouveau derrière le rideau. Et même une tête qui prend l'ascenseur jusqu'à trois mètres du sol. Ces amuse-bouches, personnages singuliers, qui vont habiter tout le reste du spectacle de leur présence-absence décalée. A un moment, un bout de rideau se soulève, dévoilant une scène sur laquelle une comédienne,  extraordinaire Aimée-Rose Rich, presqu'immobile nous offre une très belle séance de magie avec un formidable exercise de ventriloquie dans lequel elle chante même une chanson du Velvet Underground (clin d'oeil) Pale Blue Eyes. Et c'est une autre chanson You are my sunshine qui nous ouvre l'horizon et le décor.


Velvet - Nathalie Béasse

En fait le décor est constitué en majorité de rideaux et de cintres, qui tels des toiles de Rotko se meuvent et se déplacent, se lèvent et se plient et se superposent, construisant des espaces mentaux qui ne demandent qu'à être habités - magnifiquement campés par Etienne Fague et Clément Goupille. Et curieusement, mais pas tant que cela, puisque l'important est dans le faire, ce sont les soi-disant techniciens de plateau qui vont l'habiter et le construire dans un désopilant montage de scène mobile au milieu de la scène. Un genre de tableau de chasse, transposition presque kitsch du tableau de Whistler La Femme en blanc qui a inspiré la démarche de création de Nathalie Béasse. Cela donne des scènes burlesque, autant dans le style de chamailleries presque circassien que du côté de Méliès. Cela déboule sur une dynamique danse où le corps se libère, échappatoire où le ventre exprime son énergie. Et tout cela se retrouve noyé dans une mer de tissu rouge qui se transforme en tsunami face au spectateur. Et toute cette superbe série de tableaux vivants, magiques et ambigus, dans un entre-deux proche de l'inconscient, du rêve et du surréalisme s'achève par un très émouvant dévoilement hautement symbolique. Un beau voyage dans les limbes et les songes. 


La Fleur Du Dimanche 

vendredi 27 septembre 2024

Musica au Maillon: The Source et All Right. Good Night: Le récit, la réalité et la musique: Mystère!

 Comment la réalité peut-elle faire spectacle? Comment peut-elle nous toucher voire nous révolter? Nous émouvoir? Changer le monde? Ce pourrait être le questionnement sous-jacent aux deux spectacles du Festival Musica présentés avec et accueillis au Maillon, The Source de Ted Hearne et All Rihgt. Good Night de Helgard Haug, se basant tous les deux sur des faits d'actualité mais dont le résultat diffère sensiblement.


Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Paula Court


Ted Hearne que nous avions vu lors du précédent Festival avec Place également au Maillon revient ici dans cette pièce The Source mise en scène par Daniel Fish sur le personnage de Chelsea Manning (Braldley Manning, personne transgenre qui a fait sa transition en prison) à l'origine de la fuite de documents secrets de l'armée américaine vers Wikileaks fondé par Julien Assange. Le dispositif du spectacle est totalement immersif, les spectateurs se retrouvent face à face, de biais par rapport à quatre très grands écrans dont l'un est devant la scène où joue l'orchestre avec Nathan Koci à la direction et aux clavier, María Muñoz Lopez au violon, Marion Abeilhou à l'alto, Antoine Martynciow au violoncelle, Taylor Levine à la guitare, Greg Chudzik à la basse électrique, Ron Wiltrout à la batterie et Rohan Chander à l'électronique. 


Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Paula Court

L'orchestre accompagne à merveille dans cet oratorio moderne les voix souvent autotunées d'Eliza Bagg (dont on a pu apprécier la qualité vocale lors de son concert solo sous le nom de Lisel Patterns...), Mikaela Bennett, Isaiah Robinson et Jonathan Woody. Les deux chanteuses et les deux chanteurs sont assis dans la salle au milieu du public, on ne les voit presque pas (au début on ne les éclaire pas). Leurs voix sont magnifiques, en particulier les voix masculines à large tessiture et l'un à la voix labile. La musique varie de la pop au soul, au groove et au contemporain, avec quelques emprunts à la variété. Elle nous emporte quelquefois dans une débauche de grande puissance et aussi pour des moments beaucoup plus calmes ou introspectifs avec entre autre un très bel air joué au violon. 


Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Robert Becker

Les musiciens sont tous impeccables et l'équilibre orchestre et voix nous accompagne sur ce chemin tortueux de révélations d'exactions presqu'innommables qui sont chantées et dont quelques-unes sont affichées à l'écran. Nous suivons ce récit, essentiellement des rapports sur des morts (de militaires ou de civils), des questionnements de la personne qui commente des images que l'on ne voit pas (par exemple de tirs sur une jeep juste parce que le soleil se reflétait sur le pare-brise, des essais d'identifications de signes suspects dans l'image - des signaux de fumées, un cerf-volant, des pigeons lâchés), mais surtout des listes de morts ou de cadavres découverts - et quelquefois des extraits de la vie de Chelsea Manning qui dit avoir su lire à trois ans, qui a joué à Sim City dès la sortie du jeu vidéo (en remplissant le monde de zéros) et qui dit qu'elle a l'allure d'un homme mais que ce "n'est pas moi", qu'elle est "un fantôme". 


Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Robert Becker

Les textes sont en surimpression sur les écrans sur lesquels sont projetés en gros plans des visages d'hommes et de femmes - on imagine des Américaines et des Américains lambda - qui semblent nous regarder. Ils ont quelquefois l'air triste, en tout cas soucieux ou attentifs. Et on se sent observé par eux qui nous dominent du haut de l'écran. De temps en temps l'image change, un visage passe d'un écran à l'autre et vers la fin il y a deux visages par écran. On se demande ce qu'ils regardent, on identifie un reflet sur des lunettes et on se dit qu'ils regardent ce qui est décrit et l'on se prend d'empathie pour eux. L'empathie se transforme en choc quand, après un nouveau défilé rapide de ces quelques quatre-vingt visages, ces individus laissent la place à l'innommable, peut-être à ce qu'ils ont vu. C'est la vidéo appelée "Collateral Murder" et qui nous montre l'attaque de deux hélicoptères de l'armée américaine à l'est de Bagdad le 12 juillet 2007 et qui a tué des civils, en particulier deux journalistes, correspondants de Reuters. Le spectacle nous met en situation de témoin, après nous avoir mis un écran entre nous et la réalité décrite, réalité cachée mais révélée par des lanceurs d'alerte qui ont été emprisonnés. Et ainsi, devenons nous-même responsables et juges de ces actions. Une position inconfortable que le spectacle nous assigne en toute conscience et force.



Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma


Avec le mystérieux titre annonce All right. Good night de Helgar Haug, membre de Rimini Protokol, on s'attend également à être placé en position instable de spectateur qui se pose des questions sur sa place, le point de vue sur le monde, un regard critique. Le double sujet de la pièce, qui touche chacun de nous, creuse en nous une attente. D'une part la disparition d'un avion dont le mystère s'épaissit de jour en jour, a en son temps titillé la curiosité de la plupart de nos concitoyens. Un avion en lui-même et ce qui peut lui arriver fait toujours l'objet d'une couverture presse très large, non que la mort ou la disparitions d'êtres humains ne soit pas l'objet de compassion, et que l'on pense bien sûr aux familles dans le deuil (en Alsace, qui ne connait de près des personnes touchées), mais un accident de voiture est certes moins spectaculaire et la disparition de personnes ou encore les naufrages en Méditerranée ou dans la Manche ou l'attaque par des rebelles d'un pétrolier en Mer Rouge qui pourrait provoquer une terrible catastrophe écologique font moins parler d'eux.Le sujet devrait être intéressant encore faut-il  savoir ce qu'on en fait. De même le parallèle avec la dégénérescence due, entre autre à l'âge du père de l'autrice et l'évolution de cette démence sénile nous touche aussi au plus près. C'est LE sujet de l'époque et il est appelé à se développer. Chacun peut craindre d'en subir les dégâts un jour. Si l'on ne l'a pas encore vécu, cela peut bien sûr être intéressant d'en connaître davantage. 


Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma


Le texte est très intéressant, bien écrit, Au début on accroche. Le parallèle entre l'histoire de cet avion dont on cherche des traces par tous les moyens, sur les écrans radar, dans les images de vidéo surveillance, dans la mer et sur les plages où échouent des débris et ce père dont la mémoire, les souvenirs, la sociabilité disparait au fur et à mesure de ce récit qui se déroule sur 8 ans semble une bonne idée. Mais huit ans, c'est long et en faire deux heures de spectacle sur cette trame est un exercice périlleux. Le spectacle, avec ces hypothèses qui chacune se révèle, à priori fausse et n'aboutit qu'à rendre ridicule ceux, parents des survivants, qui continuent inlassablement à demander "avez-vous du nouveau?", quand tout se vide, même le sujet, n'est pas forcément une bonne idée, en tout cas, le risque de lasser le spectateur est grand. Cela a donné un livre, primé, où l'on peut retrouver rassemblé ce qu'on sait, de l'avion et du parcours d'un père malade dont le premier signe est d'envoyer quatre lettres d'anniversaire à son neveu. Cela a donné un podcast également primé et curieusement la pièce elle-même a été élue "Meilleure production 2022" par la critique de Theater Heute. Qu'est-ce qui fait alors que l'on ne rentre pas dans cette pièce, que l'on ne passe pas l'écran sur lequel le texte défile devant nous comme sur un prompteur, même si on y mêle quelques effets spéciaux et graphismes originaux. Un performeur (Johannes Benecke) et une performeuse (Mia Rainprechter qui dit aussi une partie du texte en plus des autres voix off)) animent la scène et transportent des accessoires.   Comment se fait-il que la musique, au demeurant de bonne qualité et jouée par l'ensemble Zafraan avec énergie (Evi Filippou à la batterie et au vibraphone, Mathias Badczong à la clarinette, Josa Gerhard au violon, Marin Possega au saxophone et Jacob Krupp à la contrebasse) sur une composition de Barbara Morgenstern qui varie du classique au free jazz avec un plaisir partagé ne semble être là que pour servir d'interlude et les musiciens de figurants désoeuvrés - ou de techniciens de plateau fatigués - même si certaines scènes sont originales, par exemple l'arrivée du sable de la plage. 


Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma


Mais tout cela ne semble que servir à nous rendre conscient de notre impuissance à maîtriser le temps qui file - huit ans résumés en deux heures quinze, ce n'est presque plus un résumé, surtout avec la distillation - voire la sublimation des informations événements et souvenirs. Certains spectateurs ont peut-être découvert ce que peut l'information - ou les fake news - sur la vie de nos contemporains et ce que nous réserve possiblement notre avenir en terme de santé mentale 'le tableau", résumé en quelques moments clés est bien décrit, mais nous aurions aimé ne pas rester spectateurs impuissants et prisonniers d'un dispositif un peu trop contraint. 

Bonne idée nuit!


Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Robert Becker

La Fleur du Dimanche