mardi 19 septembre 2023

Avec Musica, le piano préparé s'invite sur scène à Pôle Sud: Cage et Kaklea, Venables et Kanga

 La création de Lenio Kaklea "avec" (et non "sur") les Sonates et Interludes de John Cage, suite à une commande de la Fondation Pinault (Bourse du Commerce - Pinault Collection) trouve pleinement sa place à Pôle Sud CDCN où la chorégraphe avait été invitée en janvier de cette année à l'occasion de la manifestation "L'année commence avec elles". Elle y présentait son parcours et ses recherche avec "Ballad" un récit autobiographique et sociologique engagé à la rencontre de femmes. 


Lenio Kaklea - Orlando Bass - Sonates et interludes - John Cage - Photo: Marc Domage


Et dans ce spectacle qui s'inscrit dans le Festival Musica (une présentation conjointe des deux structures),  c'est encore la parole féminine qui trouve sa place sur la scène. Elle prévient en introduction que "c'est la musique de John Cage qui est à mon service" et que John Cage est redevable à quelques femmes pour la composition de cette pièce, autant en terme d'influence musicale - la musicienne indienne Gita Sarabhai qui lui a fait découvrir cette musique qui l'a beaucoup influencé - que la chorégraphe africaine-américaine Syvilla Fort pour le piano préparé ou encore les danseuses et chorégraphes Syvilla Fort, Pearl Primus, Valerie Bettis ou Hanya Holm. 


Lenio Kaklea - Orlando Bass - Sonates et interludes - John Cage - Photo: Marc Domage


Ce n'est donc pas surprenant que le pianiste Orlando Bass qui interprète les seize sonates et quatre interludes se retrouve au fond de la scène, tournant le dos au public et laissant la scène à l'interprète dont le corps est lui aussi "préparé", habillé d'un pantalon et d'un blouson noir dans lequel ont été intégrées des pièces de rembourrement et des plaques de protection. Lenio Kaklea va passer de mouvements plus ou moins mécaniques, alternant avec un genre pantomime imitant des animaux (singe, cheval,..) à des positions et des enchaînement de danse, plus ou moins violents, ou des poses de statues antiques, une sorte de dictionnaire de gestes et d'attitudes, lorgnant quelquefois du côté de la peinture classique avec des figures au sol  à la manière d'Olympia ou de sculptures féminines lascives ou renversées. Elle se sert également de la vidéo pour explorer - et nous montrer - à la fois son corps et le rapport à l'espace, nous offrant en très gros plan son visage en sueur, dont elle triture la bouche, le nez, les yeux, yeux qu'elle fait rouler en magnifiques boules angoissantes en très gros plan - ces mêmes yeux noirs tellement expressifs quand elle toise le public pour le remettre à sa place. 


Lenio Kaklea - Orlando Bass - Sonates et interludes - John Cage - Photo: Marc Domage


Elle arrive aussi à faire un quadruple portrait très esthétique par un trucage ingénieux, tout comme elle fait un travelling avant sur elle assise à côté du pianiste à l'aide d'une "télécommande manuelle" très efficace. Elle va d'ailleurs employer employer le dernière technologie de l'image, à savoir un drone qui va s'écraser sur l'écran tout comme elle, un moment, se projette sur un mur au cours de la pièce. Cette pièce tout au long de laquelle elle va se défaire par étape de ses vêtements, ôtant d'abord sa veste noire - dont elle va s'harnacher à l'envers avant de la traîner par terre comme un animal mort, puis la faire tournoyer comme dans une séance de strip-tease. Séance qui va se muer en séances de poses successives très suggestives, offrant le corps de la femme, objet du désir dans ses occurrences les plus banales, interrogeant les archétypes de la sexualité des réseaux. 


Lenio Kaklea - Orlando Bass - Sonates et interludes - John Cage - Photo: Marc Domage

Puis elle se retrouve en collant transparent, à la fois corps désiré, offert - tout en se protégeant toutefois et en se mesurant aux spectateurs. Elle passe aussi de la femme en bottine (les bottines étant ses genouillères qui glissent sur les mollets) à la danseuse classique dans son rôle d'objet sexuel pour arriver à une réincarnation de "L'Origine du Monde" sous le piano. L'occasion pour renouer - ou nouer - avec le pianiste qu'elle emmène bras contre bras dans une exploration de la scène et une "leçon de danse" dans laquelle le pianiste essaie d'être aussi à l'aise que face à son piano. Il est vrai que son interprétation, dans les styles très variés - des influences indiennes à des rythmes de percussions humoristiques ou des variations plus classiques dans de multiples styles est un réel plaisir que l'on oublie quelquefois un peu à trop regarder la danseuse qui se "sert" de cette partition. Mais la modernité du message chorégraphique en renouvelle l'actualité.


Answer Machine Tape, 1987: hi are you there ?


Avec Answer Machine Tape, 1987 de Philip Venables, nous sommes dans un autre univers, même si le piano, lui est aussi "préparé" d'une certaine manière. Nous sommes effectivement en face d'un piano transformé d'une certaine manière en machine à écrire. Mais c'est une machine à écrire magique qui transforme les notes en lettre et en chiffres. Et la dactylo est un superbe pianiste, Zubin Kanga qui nous transporte dans des ambiances variables au gré des messages entendus sur un répondeur. Parce que le challenge de Philip Venables, dont nous avons déjà pu apprécier la diversité de ses talents (souvenez-vous de 4.48 Psychosis, cet opéra chanté de la pièce éponyme de Sarah Kane, magnifique ! ou de Talking Music, la pièce crée avec lovemusic et le Festival d'Automne en 2021), est de rendre intéressant et surtout sensible, cette série de près de 300 messages retrouvés sur une bande magnétique de répondeur téléphonique ayant appartenu au l'artiste David Wojnariwicz et qui couvre une période de temps entourant le décès de son ami, le photographe Peter Hujar qui est mort du Sida en 1987. 


Philip Venables - Zubin Kanga - Answer Machine Tape, 1987


A partir de cette mosaïque de mots laissés ainsi en attente de réponse, nous allons pouvoir à la fois essayer de construire des personnages, une ambiance, un récit, une histoire, une époque et un événement en creux auquel nous n'assistons pas. Parce que quoi de plus "absent" qu'un répondeur. Personne ne répond et celui qui laisse le message est presque aussi absent que le destinataire. A de rares exceptions près, les paroles posées ici sont des appels à courser l'absence. Surtout à cette époque, les portables n'existant pas, les rendez-vous sont pris de manière totalement aléatoire et la chance (et les créneaux de tir - c'est à dire de réponse) sont totalement aléatoires selon les rendez-vous entre le domicile ou le bureau (il y a même une demande de rappel d'un numéro inconnu). 


Philip Venables - Zubin Kanga - Answer Machine Tape, 1987


Tous ces messages décrivent ou sous-entendent ainsi des "états d'esprits", des "moods" (ambiances), des caractères, des personnages et des relations, que ce soit de travail , de dépendance, d'amitié, et les sentiments: peur, tristesse, abandon, inquiétude, besoin, tendresse,... qui peu à peu nous brossent un tableau sonore de relations qui aujourd'hui se visualiseraient par des graphiques colorés sans âme. Car ce moment de nostalgie (c'est passé, ce ne sera plus jamais comme cela) que nous décelons dans cette période cruciale et angoissante (le Sida encore à ses débuts) nous fait entrevoir la fragilité de l'homme. La musique de Philip Venables, merveilleusement interprétée par Zubin Kanga nous accompagne d'une manière totalement juste dans ces changements d'atmosphère et de rythme en nous plongeant dans le fil de l'histoire. 


Philip Venables - Zubin Kanga - Answer Machine Tape, 1987


Et l'on en vient à se demander par quelle magie, une suite de lettre ou de chiffres (les numéros de téléphone) peuvent conduire à des passage si mélodiques. Et comment, quelques mots dits par Jane, Gary, Neil, Susan, Nan, Stephen, Albert, John Tucker et bien d'autres, des phrases , des hésitations, des hum et des hi, des numéros de téléphone, repris en notes et qui s'inscrivent en résumé sur un écran, ponctué de signal de départ et de fin peuvent matérialiser des vies humaines (et la mort présente aussi). Un parcours émouvant.


La Fleur du Dimanche

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire