mardi 30 septembre 2025

L'Ensemble Nadar à Musica: Don't leave the room: Enfermés dans la pièce ou dans le silence: Où est la liberté ? Dedans ou dehors

 L'Ensemble Nadar, volontiers transdisciplinaire et engagé, propose, avec Don't leave the room une soirée autour de deux poèmes et de deux films avec des pièces de compositeur ayant dû quitter deux pays qui ne sont pas des champions de la liberté: La Russie et l'Iran. La soirée entremêle ainsi ces différentes formes d'expression, poème et cinéma en les alternant.

C'est avec un grand bruit de porte qui se ferme que la soirée démarre. D'abord une sonate au piano d'une compositrice qui a des  caractéristique communes avec les éléments du programme: Galina Ustvolskaya* ne quittait pas souvent sa chambre où elle composait et, à l'instar du poète Josef Brodsky, l'auteur du poème Don't leave the room, elle est née à Saint-Petersbourg (Petrograd ou Léningrad), où, par contre, elle est resté. Elisa Medilina, au piano, interprète avec toute la fougue et l'énergie nécessaire cette 6ème sonate de Galina Ustvolskaya. Elle martèle les accords et écrase les touches de ses bras pour des accords massifs et violents. Et, juste avant de finir, avant la réitération du premier thème, une série de six accords, joués très doucement introduit enfin un moment de calme.

Suit la première partie de la pièce de l'iranienne Golnaz Shariatadeh Bluer Womb, avec des projections d'animations sur un écran devant les musiciens. Y sont projetées des images qu'elle a elle-même dessinées et animées, ayant, avant de faire des études de composition, après avoir été violoniste, réalisé des dessins et des animations. Les images de cette première partie sont inspirées des contes épique persans. Et derrière cet écran, on entr'aperçoit le jeu de Thomas Moore au trombone, Nico Cook à la e-guitare et Yves Goemaere. Le jeu, quelquefois violent et lugubre, renvoie un peu plus à l'actualité et à l'ambiance du pays. 


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Photo: Robert Becker


Pour la deuxième partie, le dessin devient plus fluide avec une animation au trait et tout en douceur qui montre deux femmes liées qui se retrouvent dans un univers de feuilles et de fleurs, dans une ville en ruine, nostalgie de la soeur qu'elle a perdue et de la ville qu'elle a dû quitter. La musique se fait plus présente avec les cordes et les vents qui arrivent. 

Le film The Chorus d'Abbas Kiarostami de 1984 est projeté en deux parties, la première s'achève lorsque le grand-père referme la porte pour rentrer chez lui. La première partie le montre confronté aux bruits de la ville, à un cheval fougeux qui court dans les rues avec sa carriole et qui fait l'introduction jusqu'à sa rencontre, alors qu'il ne l'entend pas, puis les bruits d'un marché et d'un forgeron qui le dérangent et le poussent à débrancher son appareil auditif. Dans la deuxième partie, le voilà à nouveau coupé du monde dans son intérieur, dans un silence un peu forcé, quand, à cause d'un marteau piqueur trop bruyant, il se met à nouveau en off. Et que cela l'empêche d'entendre la sonnette, quand sa petite fille rentre de l'école. Ce qui amène la formation, au final, d'une énorme choeur de jeunes filles criant "Papy ouvre". On peut y voir symboliquement l'enfermement volontaire de certains ou le refus d'entendre la voix de la jeunesse, ou de la masse. Rappelons que le film a été tourné après la révolution islamiste de 1979. Le film est projeté dans une version pour malentendants, avec une description de la bande son et se retrouve inséré - pour la deuxième partie - entre deux pièces, compositions d'Alexander Khubeev qui font appel à la performeuse Elena Estratov, une comédienne sourde. Elle traduit dans le langage des signes russe les textes des deux poèmes Don't leave the room de Josef Brodsky et Silentium ! de Fiodor Tiouttchev. Les compositions de Khubeev contiennent des sons et bruits bizarres, un jeu d'instruments originaux dont, par exemple, un fil d'acier accroché à une bouteille, et tout cela s'intègre merveilleusement à la narration, tel un bruitage surréaliste de film dont les paroles ne sont plus audibles mais deviennent doublement des images: images des nuages de mots projetés, réduisant le poème à sa substantifique moelle - ainsi "tais-toi" ou "sentiment" ou "pièce" deviennent des mots-icônes, doublés des gestes de la performeuse Elena Evstratov, elle-même "doublée" par des sons de l'orchestre qu'elle n'entend pas, mais elle est guidée par un "prompteur" de mots et de rythmes qui lui permet d'être raccord avec les musiciens à la note près!  Ce dédoublement (au moins) du message, par ses gestes et les mots, part en abyme à la fin du poème lorsqu'elle se retrouve projetée en plusieurs images sur l'écran qui est maintenant le fond de la scène. 


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker

Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker


Et ce dispositif se démultiplie pour le dernier poème quand elle apparaît reproduite plusieurs fois et que la multiplication des mains et des signes remplissent l'écran. De plus, il y a aussi multiplication des langage, non seulement celui des malentendants mais aussi les signes des unités militaires spéciales et l’alphabet sémaphore. Une sorte d'éclatement des moyens d'expression (ou de codage) pour échapper à la censure. Efficace? En tout cas, les spectateurs attentifs auront appris quelques mots en langage des signes russes tout en assistant à un spectacle décalé et hors norme, dont ils pourront encore, après, essayer de décoder les différents messages.   

 En exercice, je vous mets un extrait du poème de Brodsky:

Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette connerie.
Que t’importe le Soleil quand tu fumes du gris ?
Dehors, tout est absurde, tout, surtout les cris de joie.
Sors aux toilettes, bon, mais rentre tout de suite chez toi.
Oh, ne sors pas de ta chambre, n’appelle pas de chauffeur
parce que l’espace est essentiellement composé d’un compteur
situé au bout d’un couloir, et si, sans se faire prier,
une belle te rend visite, vire-la sans la déshabiller

Ne sors pas de ta chambre ! Dehors, c’est si loin de la France.
Ne fais pas le con ! Ne joue pas au tribun des peuples.
Ne sors pas de ta chambre. Id est : laisse parler les meubles.
Fonds-toi aux papiers peints, garde tes propres puces,
Cache-toi de chronos, du cosmos, de l’éros, de la race, du virus

Avec comme piste, la question du "confinement' suivant les paroles de Khubeev: "En substance, la pièce traite de la censure. Non seulement l’oppression venant d’en haut, par un régime autoritaire, mais aussi la censure que les gens s’imposent à eux-mêmes par crainte des répercussions. Cette autocensure, et l’isolement qui en résulte, constituent le thème réel de cette pièce.


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker


Et pour le choix du langage des signes, le "silence assourdissant de quelqu’un qui a quelque chose à dire, mais n’ose pas prononcer les mots" - comme en Russie ou en Iran, entre autres pays.


La Fleur du Dimanche


* Galina Ustvolskaya a déjà été jouée deux fois lors du Festival Musica à Strasbourg en 2017 - Exil conçu par Sonia Wieder-Atherton  

et en 2022 avec Musica et le Maillon: La Femme au Marteau avec l'ensemble des sonate no 1 à 6 interprétées par Marino Formenti dans mise en scène et une scénographie inventive de Silvia Costa avec, entre autres Hélène Alexandridis 


Don't leave the room

Distribution

Ensemble Nadar
performance Elena Evstratov
flûte Katrien Gaelens
clarinette Dries Tack
trombone Thomas Moore
violon Marieke Berendsen
violoncelle, direction artistique Pieter Matthynssens
e-guitare Nico Couck
piano Elisa Medinilla
percussions Yves Goemaere
direction artistique Stefan Prins
son Wannes Gonnissen

lundi 29 septembre 2025

En regard au Ballet du Rhin: Regards croisés ou Sharon Eyal en miroir Ici

 La création est une question de rencontres. Pour cette soirée En regard, proposée par le Ballet de l'Opéra National du Rhin, elles sont multiples. D'abord, ou plutôt celle qui a tout déclenché, c'est la rencontre de Bruno Bouché avec la pièce précédente de Léo Lérus, Gounoj, en mars 2024 à la Filature de Mulhouse, (voir mon billet du 16 avril 2024). Mais cette pièce, déjà une coproduction du Ballet, avait pour source une première rencontre avec Léo lors de la présentation du spectacle The Brutal Journey of the Heart de Sharon Eyal, en 2021 où Léo Lérus dansait et était son assistant. Cependant la rencontre originelle remonte à la Batsheva Dance Company, en 2005, quand, après une formation au CNSD de Paris, et après avoir dansé dans de nombreuses compagnies en Europe, Léo Lérus arrive en Israël chez Ohad Naharin chez lequel se trouve aussi Sharon Eyal. Et il va la côtoyer quelques années, avant de repartir en Guadeloupe pour fonder sa compagnie Zimarèl. 


Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Pour Léo Lérus, sa première - et déterminante - rencontre, ce fut celle avec la danseuse, chorégraphe et pédagogue Léna Blou, à Pointe-à-Pitre, quand il avait quatre ans. C'est elle qui l'a initié à la danse du "pays", le Gwo-ka - et aussi à la danse contemporaine, et qui l'a, alors qu'il avait 14 ans, envoyé étudier, grâce à une bourse, à Paris.

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Sa création, Ici, très originale, commence par un solo, où une danseuse en short crème et maillot crème, blanc et brillant, danse une danse désarticulée sur fond de bruitages et de grincements, puis se fait rejoindre par un danseur qui lui donne la réplique, alors qu'en fond de scène on découvre des silhouettes noires qui défilent derrière un écran. Le couple ne va pas rester longuement seul car cette petite foule de treize danseurs et danseuses va vivre une aventure commune sur scène. Ce sera une joyeuse communauté dansante et mouvante d'où émergent de temps en temps des individus dialoguant dans des duos particuliers. 

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Les mouvements sont souples et les corps agiles traversent la foule, lui transmettant une formidable énergie. Puis le groupe, quittant ses trajectoires individuelles qui sillonnent le plateau se retrouve dans des mouvements d'ensemble coordonnés. Sur une composition sonore dynamique de Denis Guivarc'h les chorégraphies balancent entre des danses en relation avec les danses caribéennes, faites de déséquilibre et d'esquives, de désarticulation et de sauts de côté, inspirées par le Gwo-ka et puis par des ondulations et des frappes rythmiques festives, la dynamique joyeuse et corporellement engagée dans le groupe nous rappelle la danse Gaga. 

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Ce balancement entre ces deux univers, entre l'individu, le couple et la collectivité, tout comme la dichotomie entre la violence d'un cyclone passant sur l'île et la chaleur et la solidarité entre les personnes réfugiées dans une maison vécue par Léo Lérus qu'il a essayé de transposer dans cette pièce nous donne, dans ce spectacle une leçon d'être ensemble. Et nous transmet au final un grand moment de bonheur, la joie de la danse.


Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Changement d'ambiance et d'atmosphère pour la pièce de Sharon Eyal The Look où elle sollicite notre attention extrême. C'est presque dans un noir profond que démarre la pièce. On devine une masse compacte en rond, habillée de noir qui se serre, éclairée par un mince douche de lumière. Pendant que la musique envoie ses pulsations électro, d'abord sur des fréquences restreintes, qui s'élargissent vers les basses et les aigus et dont le volume augmente, les danseurs, immobiles vont, imperceptiblement se mettre à bouger, doucement, lentement, élargissant sans que l'on s'en rende compte le cercle.

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Nous baignons dans les pulsations de la musique et restons hypnotisés par l'observation de cette masse compacte dont nous ne voyons pas la croissance mais dont nous nous rendons compte à un moment qu'elle a pris du volume. Alors qu'elle est encore très concentré, un bras puis deux émerge de cet amas, puis une tête dépasse. Nous arrivons difficilement à comprendre comment cela est possible. Un troisième bras dépasse, semblant piloter l'émergence puis la disparition des premiers. La masse compacte s'est élargie au point de faire cercle autour du personnage qui est apparu en premier puis les autres membres prennent corps et entrent en mouvement, continuant à élargir le cercle, se déplaçant dans l'espace tandis que le cercle de lumière qui les éclaire d'en haut s'élargit pour au final éclairer la scène. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney


Les danseurs, dont on ne voyait, de dos, que le justaucorps noir et les cheveux, prennent visage, les mains apparaissent d'abord dans leur dos, puis bougent. Des chorégraphies de groupe se mettent en place, d'abord hiératiques, passant de l'un à l'autre puis traversant le plateau. Des mouvements de groupes, les gestes d'abord restreints, circonscrits prennent de l'ampleur, les bras se tendent, en avant ou dans des battements, essais d'atteindre le ciel, quelquefois comme des tentatives d'envol. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Puis, soudain, dans une sorte d'explosion, de jaillissement, ce qui n'était qu'un tout petit groupe concentré dans un coin, jaillit et envahit le plateau, au point de le submerger, de le déborder, sans que nous puissions comprendre comment cela est possible. Une forêt de bras et de  jambes qui remplit l'espace en mouvement, qui recouvre la scène, emplissant tout. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Dans une chorégraphie qui respire, les dix-sept danseurs habitent le plateau comme une murmuration qui se contracte et se répand, dans des palpitations et des vibrations, quelquefois des micro décalages qui sont une merveilleuse démonstration du "faire corps" tous ensemble. Une chorégraphie d'une infime précision qui est un bijou à regarder avec une extrême attention, pour notre plus grand plaisir.


La Fleur du Dimanche


 Ici - Création 
Pièce pour 12 danseurs.
Chorégraphie: Léo Lérus
Composition sonore: Denis Guivarc’h
Costumes: Bénédicte Blaison
Lumières: Chloé Bouju

The Look - Entrée au répertoire
Pièce pour 18 danseurs.
Chorégraphie: Sharon Eyal
Musique: Ori Lichtik
Costumes: Rebecca Hytting
Lumières: Alon Cohen

Ballet de l’Opéra national du Rhin - Distribution 29 septembre 2025

Ici -  Danseurs et danseuses - 
Jasper Arran, Susie Buisson, Deia Cabalé, Marc Comellas, Marin Delavaud, Marta Dias, Ana Enriquez, Miquel Lozano, Rubén Julliard, Nirina Olivier, Hénoc Waysenson, Julia Weiss

The Look - Danseurs et danseuses
Christina Cecchini, Brett Fukuda, Di He, Erwan Jeammot, Julia Juillard, Pierre-Émile Lemieux Venne, Milla Loock, Miguel Lopes, Jesse Lyon, Jérémie Neveu, Leonora Nummi, 
Afonso Nunes, Alice Pernão, Alexandre Plesis, Emmy Stoeri, Lara Wolter

samedi 27 septembre 2025

MUTEK à Saint-Paul avec Musica: Ambiance de l'ambient, un vrai festival de sons

 Le Festival MUTEK de Montréal se transporte à l'église Saint Paul, dans ce temple de l'orgue et de la musique électronique avec une soirée en cinq parties diverses.




Pour commencer, nous retrouvons Nicole Lizée dont nous avions entendu la surprenante et alerte Death to Kosmische par le Kronos Quartet, avec son écriture faite de collages et d'instruments excentriques. Ce soir, avec le Quatuor Bozzini qui revient, et l'ensemble à Percussion Sixtrum, elle est encore plus audacieuse dans sa proposition, rajoutant des images d'animation et des vidéos bricolées qui contaminent la partition. Avec Folk noir/Canadiana, ce sont des éclats d'impertinence et d'humour qui s'invitent sur scène dans une bel liberté de temps iconoclaste



Plus sage, la dernière composition d'Alexandre Amat et Simon Chioini Dissolution, interprétée par l'ensemble des six percussionnistes de l'ensemble Sixtrum où l'électronique de Simon Chioini rencontre le geste des percussionnistes. La parti électronique reprend, et dialogue et élargit le son des percussions pour le peorter plus loin, autrement dans l'espace de l'église Saint Paul, une sorte de musique "augmentée" où l'on en est quelquefois à se demander ce qu'on entend réellement.




Pour clore la première partie du concert, c'est Kara-Lis Coverdale qui s'installe à l'orgue pour From where you came (2025). Un début tout en variations ultrafines que s'enflamme un moment et nous emmène dans un monde de subtilités et de vagues surréelles. Un très beau voyage chaudement salué à juste titre.






La deuxième partie voit le duo Guillaume Coutu Dumont et Line Katcho nous plonger avec Les Empires dans une univers uchronique après quelques variations d'éruptions colorées en synchronicité avec la musique. Celle-ci ressemble à une musique de film à la fois pour et électro à la mode et nous partons sur l'écran pour un voyage dans  une monde où la figure humaine semble perdue, soumise, en attente d'un sauveur. Les images de synthèse tournent en rond avec moult survols d'architectures postapocalyptique et chutes d'eau, secouées par de brusques tremblements et déliquescences synchrone avec la composition.









Pour clore, France Jobin offre aux spectateurs une découverte sensorielle de l'environnement dont elle sculpte les sons et vibrations dans l'espace de l'église grâce aux haut-parleurs disposés dans la nef et dont elle fait quelques variations bien senties. De quoi nous garder éveillés pour finir en beauté.







En tout cas elle prouve qu'il n'est pas nécessaire de faire du cinéma pour toucher notre âme - et notre corps.


La Fleur du Dimanche


Avec Musica, un voyage du Canada vers la Suisse: Un double Quatuor pour Jürgen Frey tout en attention

Le volet Prospective Québec/Canada, avec le Vivier, un organisme de Montréal qui regroupe plus de 70 membres et se consacre aux musiques nouvelles, lance une tête de pont à Strasbourg pendant le Festival Musica. Outre Mutek de Montréal qui déporte son Festival à Strasbourg, un certain nombre de concerts sont ainsi organisés pendant Musica pour mieux faire connaître la scène canadienne contemporaine.

Le Quatuor Bozzini et le Konus Quartet sont donc présents ici pour quelques concerts et rassemblent leurs force pour ce concert consacré au compositeur suisse Jürg Frey avec sa pièce Continuité, fragilité, résonnance (2020-2021). La pièce occupe à elle seule le programme du samedi matin à onze heures à l'église Saint-Pierre-le-Vieux protestante accueilli par Nootoos


Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Continuité, fragilité, résonnance - Photo: Robert Becker


Les deux quatuors, l'un à cordes, (Quatuor Bozzini), l'autre de saxophones (Konus Quartet), se retrouvent donc mélangés, pas juste alternés, pour jouer cette pièce qui avait été commandée par le Konus Quartet au compositeur et qu'ils ont créée en 2021 dans la même configuration. 


Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Continuité, fragilité, résonnance - Photo: Robert Becker


Nous ne sommes donc pas surpris de la qualité d'interprétation de cette pièce très surprenante. La pièce débute de manière très sobre, répétition de quelques cordes grattées sur le violoncelle, d'autres, ténus qui sourdent, çà et là sur les autres instruments, quelquefois répétés sur de nombreuses mesures. 


Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Continuité, fragilité, résonnance - Photo: Robert Becker

Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Continuité, fragilité, résonnance - Photo: Robert Becker

Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Continuité, fragilité, résonnance - Photo: Robert Becker


L'attention que se portent les huit musiciens est visible, qui doivent se répondre très précisément ou jouer en accord avec toute la finesse nécessaire. La matière sonore se densifie et quand le saxophone joue des notes plus aigües et la concomitance de jeu de tous les instruments et plus fréquente. Tout se joue sur des superpositions et des tuilages et une succession de deux notes répétées comme des mots-clés amène une montée en tension avant une nouvelle rupture et une dernière vague toute en douceur et en retenue, jusqu'à une dernière note qui reste en suspension. 


Musica - Quatuor Bozzini - Konus Quartet - Jürg Frey - Photo: Robert Becker


Un très beau moment, tout en écoute et en observation, paisible et serein, une leçon d'attention.


La Fleur du Dimanche

jeudi 25 septembre 2025

Au Maillon avec Musica: Joris Lacoste et Nexus de l'Adoration: La célébration du rien et du moins que rien

 On attribue souvent à André Malraux la phrase : "Le XXIᵉ siècle sera religieux ou ne sera pas". A regarder la fréquentation des église, on peut en douter. Mais à voir le public qui se presse en masse au Maillon pour le Nexus de l'Adoration de Joris Lacoste, on se demande si cette spiritualité n'est pas en train de changer de sujet et de lieu. D'autant plus que cette "grande cérémonie", (présentée avec Musica), organisée et rythmée comme une grand'messe collective et inclusive reproduit un certain nombre de procédés que la religion qui se met au goût du jour pour encore parler à ses fidèles, met en oeuvre: de la dynamique, de la musique, des chansons simples qui balancent et dont la mélodie, répétitive est très vite intégrée et des harangues, exhortations et invites au public pour ne pas le lâcher sur le bord du chemin.


Nexus de l'Adoration - Joris Lacoste - Image générée par IA -Dall-E*

Effectivement, cela commence doucement, avec des nappes musicales très zen et qui montent, amènent un choeur par les huit musicien.nes - danseur.euses - chanteur.euses, puis un solo bluffant de Daphné Biiga Nwanak où l'on apprécie à la fois la précision de ses geste, la qualité de simuler un être-robot, et sa capacité de changer le rythme de ses paroles et sa voix même, devenant plusieurs personnages, switchant instantanément. Et l'on part dans de longues litanies, expressions, assemblages de plusieurs mots censés faire sens, exhortations rebondissant de l'un(e) à l'autre, appuyées par la musique et quelquefois ponctuées par des séquences dansées (la chorégraphie est aussi de Joris Lacoste en collaboration avec Solène Wachter déjà vue à Pôle Sud)  qui relancent la dynamique sur le plateau. 


Joris Lacoste - Nexus de l'Adoration - Photo: C. Raynaud de Lage


Dans cette énonciation du tout et du rien, cette célébration indifférenciée de l'objet et du concept, dans laquelle se glissent (au hasard ?) des citations publicitaires, des objets qualifiés, des constatations des situations d'aujourd'hui, du name dropping également, on a l'impression d'un grand flux Instagram ou Tic-Toc qui nous submerge. Et l'on se dit que la messe est dite - même la télé est "has been" avec son "temps de cerveau disponible" - et qu'il s'agit da capturer l'attention en faisant résonner ( et non raisonner) chez le spectateur un "souvenir", une "référence" qui le fera réagir ou rire (comme quand, dans un groupe constitué, quelqu'un annonce le titre d'une blague que tout le monde connait et qu'on n'a même plus besoin de la raconter pour en rire). 


Joris Lacoste - Nexus de l'Adoration - Photo: C. Raynaud de Lage

Le procédé, une sorte de dispositif qui va chercher autant du côté du "cadavre exquis" des surréalistes dans son déroulé que des recherches de l'Oulipo et de son épuisement des listes (Joris Lacoste est un adepte de la collecte de la sonorité de la parole avec son "Encyclopédie de la parole") est intéressant. Mais le dispositif, à l'égal d'un "rouleau compresseur" (célébré pour aplanir la route) est un peu disproportionné, même si l'on choisit les "phéromones" dont se servent les fourmis pour "tracer leur chemin".  La pensée est évacuée, noyée dans le flot, le flux d'objets et de concepts qui se déversent et demandent toute notre attention. On essaye de s'accrocher et  d'apprendre ou de se mémoriser des mots, des expressions, qui se succèdent de plus en plus vite, sans se soucier du sens, de la référence, du contexte, de la logique ou de sa justification.


Joris Lacoste - Nexus de l'Adoration - Photo: C. Raynaud de Lage


Justement, cette justification arrive à un moment, espèce de leçon pour le spectateur - qui n'aurait pas compris et se sentirait submergé - pour lui donner quelques pistes et clés pour que la dernière partie pour laquelle la couleur et la durée est annoncée. Et dans celle-ci nous avons quelques démonstration de déclinaisons de ce que pourrait être la "madeleine de Proust" aujourd'hui. Et cerise sur le gâteau, en guise de rappel pour remercier les spectateurs, on leur offre de prendre à leur charge (en leur demandant de s'engager) quelques concepts nouveaux qui eux, ne sont plus du tout "anodins" (une opération chirugicale, une trahison, un échange engageant,...) - et même chargés et lourds de sens. Et l'on se dit qu'il va falloir revoir tout cela pour y mettre de l'ordre. D'autant plus que l'ensemble des comédiens et comédiennes, d'une belle diversité, son impeccables (certain(e)s étant passé(e)s à un moment ou un autre à Strasbourg (au TNS ou aux Percussions de Strasbourg) et on les reconnaîtra (ou pas).


La Fleur du Dimanche 


* La photo d'illustration du spectacle du Festival Musica est une création de l'IA Dall-E - le texte de la pièce pourrait aussi avoir été écrit par une IA génératrice de texte bien maîtrisée.

 

Nexus de l'Adoration au Maillon le 25 et 26 septembre 2025

Scénographie et lumières : Florian Leduc
Collaboration à la chorégraphie : Solène Wachter
Collaboration musicale et sonore : Léo Libanga
Costumes : Carles Urraca
Interprétation et participation à l’écriture : Daphné Biiga Nwanak, Camille Dagen, Flora Duverger, Jade Emmanuel, Thomas Gonzalez, Léo Libanga, Ghita Serraj, Tamar Shelef, Lucas Van Poucke
Son : Florian Monchatre
Assistanat à la mise en scène : Léo Libanga et Raphaël Hauser
Régie générale : Marine Brosse
Stagiaire : Seydou Grépinet
Production et diffusion : Hélène Moulin-Rouxel et Colin Pitrat (Les Indépendances)
Administration : Edwige Dousset
Remerciements : Alan Hammoudi, Pierre-Yves Macé, Augustin Parsy, Assia Turquier-Zauberman, Jean-Baptiste Veyret-Logerias, Ling Zhu
Production Déléguée : Compagnie Échelle 1:1
Production Associée : La Muse en Circuit, Centre National de Création Musicale
Avec le soutien : de la Fondation d’entreprise Hermès et du Fonds de production (DRAC Île-de-France)
Coproduction : Bonlieu, Scène nationale d’Annecy / MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / Théâtre Garonne – Scène européenne Toulouse / Les Célestins, Théâtre de Lyon / Festival d’Automne à Paris / Festival d’Avignon / Centre Dramatique National Orléans / Centre-Val-de-Loire / Festival Musica Strasbourg
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national et du dispositif d’insertion de l’École du TNB
Résidences : Abbaye de Noirlac / La Muse en Circuit – CNCM / MAC de Créteil / CROMOT Paris / La Ménagerie de Verre / MC93 Bobigny / Bonlieu Annecy / Théâtre Garonne Toulouse
La compagnie Échelle 1:1 est conventionnée par le ministère de la Culture / DRAC Île-de-France et soutenue par la Région Île-de-France.

mercredi 24 septembre 2025

Musica de Pôle Sud à Saint Paul: Rage d'Anna Gaïotti et Gavin Bryars + Claire M Singer

 Lorsque le spectateur entre dans le "studio" de Pôle Sud pour le spectacle d'Anna Gaïotti Rage, et qu'il découvre le dispositif de placement bifrontal, il ne peut qu'être surpris et amené à s'interroger. Deux longs (et larges) bancs se faisant face en plein milieu de la scène sur le tapis de danse et de même deux rangées de chaises en gradin se faisant face contre les murs. Un espace qui n'est pas neutre et où chacun doit choisir sa place. De plus, les deux bancs forment un couloir mettant face à face les deux musiciens, l'un, Julien Bender avec sa table couverte de boitiers électroniques et de câbles et l'autre, Loé Dupleix et son virginal, une sorte d'épinette ou de clavecin (Paulirinus de Prague au XVème siècle le nomme et explique qu'on l'appelle virginal parce que "tout comme une vierge, il charme par des sons doux et très suaves". Cela ressemble plus à une arène qu'un plateau pour un doux concert, une disposition de "battle" pour les deux musiciens. Et en référence au titre et au texte qui inspire la chorégraphe, nous nous attendons à quelque chose de violent. Cependant, en introduction Anna Gaïotti précise que les spectateurs sont autorisés à se déplacer durant la représentation. On hésite entre inquiétude et curiosité. Et l'on s'attend à un texte violent, rageur, revendicatif, mais le texte de Pasolini cité en exergue et qui a inspiré la chorégraphe devrait à la fois nous rassurer mais aussi nous rendre attentif :
"Que s’est-il passé dans le monde, après la guerre et l’après-guerre?
La normalité."
Cette normalité, quelle est-elle ? Que représente-t-elle ?


Pôle Sud - Anna Gaïotti - Rage - (c) Anna Gaiotti


La chorégraphe sape - et interroge - cette normalité par le costume que porte les deux danseurs Anna Gaïotti et Clément de Boever: un pantalon noir et une chemise ou un maillot noir, les cheveux longs pour les deux qui se ressemblent ainsi étrangement, neutralisant leur genre. Et pour commencer une chorégraphie de gestes contraints, retenus, qui passent de l'un(e) à l'autre et se répètent en une violence contenue. Si ce n'était la frappe des pieds sur le sol, nous restons dans une certaine retenue. Pourtant, les intrusions des interprètes parmi le public, la traversée (même discrète et lente) des rangées de spectateurs déstabilise. La musique aussi reste dans des ambiances de douceur, que ce soit avec l'électronique, qui quelquefois est d'une discrétion que l'on se croirait à un test auditif, ou au virginal qui nous berce de sa délicatesse. 


Pôle Sud - Anna Gaïotti - Rage - (c) Anna Gaiotti


Mais pas pour tout le monde, un spectateur se déplace, le son de l'électronique part en montée de "bruit blanc", la lumière de la salle s'éteint et l'éclairage se fait en contrastes vacillants, tandis que la chorégraphie, et les frappes de pieds se font plus vigoureux. Et, alors que l'on espérait une salvatrice danse baroque plaisante et festive, dans un processus de déconstruction progressif et répétitif, sur une musique devenant martèlement de quelques accords, les danseurs s'engagent dans une décadente répétition de figures de danse baroque, jusqu'à épuisement, à en devenir masques de carnaval, mettant à distance ces figures de style stylées. La subversion insidieuse.



A Saint Paul Gavin Bryars et Claire M Singer


Entre Pôle Sud et Saint Paul, ce soir là ce n'était pas une promenade de santé mais plutôt un chemin de croix. Pour les spectateurs ayant fait le choix des deux spectacles et des transports en commun, une imprévue "alerte à la bombe" rageuse a poussé certain(e)s à la course à pied.

Musica - Gavin Bryars - Photo: Robert Becker


Par chance, la programmation de la soirée était suffisamment délicate et angélique pour rattraper la violence insidieuse qui se tapit dans les détails et les imprévus. En une suite de formations variables du Gavin Bryars Ensemble, avec ou sans la soprano Sarah Gabriel, nous avons pu entendre quelques séries de Lauda du compositeur dont on connait surtout les tubes (dont la musique du naufrage du Titanic) ou les collaborations avec des grands noms de la scène (Robert Wilson) ou de la danse (Cunningham et Carolyn Carlson). 

Musica - Gavin Bryars - Photo: Robert Becker


Ainsi, des pièces composées de 2001 à 2020, réinterprétations enchanteresses et délicieuses de chants religieux du XIIème siècle sont tour à tour interprétées par des formations rassemblant trois ou quatre instruments en formation variée: le violon, l'alto, la clarinette, la guitare électrique ou classique, le violoncelle et la contrebasse que le maître joue lui-même. Les sonorités sont délicates, les accords et échos entre les instruments et avec la voix, magnifique - à un moment la clarinette nous surprend à continuer à entendre la voix qui ne semble pas s'éteindre. 

Musica - Gavin Bryars - Photo: Robert Becker


Et l'interprétation de la soprano est exceptionnelle, autant dans la douceur et la discrétion d'une voix toute en retenue, autant dans la tenue et l'ampleur dans les extrêmes, avec une très belle tessiture. Un vrai travail de dentelle fine. Est également présentée la création mondiale des Songs for the Seven Madrigals et pour clore, The Adnan Songbook de 1996, à partir de textes de la poétesse et peintre libanaise, qu'il dirige en formation complète de l'Ensemble avec son fils qui le remplace à la contrebasse.

Musica - Claire M Singer - Photo: Robert Becker



Après une petite pause, au tour de Claire M Singer de nous enchanter de ses variations à l'orgue et à l'électronique. Avec ses composition minimaliste et précises, elle nous transporte dans des pièces où les variations sont infimes et sensibles. Nous plongeons au coeur de la musique qui nous immerge et nous transporte. 

Musica - Claire M Singer - Photo: Robert Becker

Musica - Claire M Singer - Photo: Robert Becker

Et Claire M Singer, pour nous faire profiter pleinement des potentialités de ce lieu, nous fait fait profiter également du son du deuxième orgue situé au choeur. Une très belle soirée .


La Fleur du Dimanche 




dimanche 21 septembre 2025

Kronos Quartet à Musica - deuxième: A world we live in - Prendre position - s'engager

 Pour la deuxième soirée de Kronos Quartet au Festival Musica, le programme est résolument engagé !

De la proposition de Nicole Lizée, qui affirme d'office Death to Kosmische, à Mary Kouyoumdjian qui nous offre ses Bombs of Beirut, en passant par Neil Young et son Ohio qui dénonce la mort de quatre étudiants sur le campus de l'Université de Kent lors d'une manifestation en faveur de la paix en 1971, ou de l'iconique Different Trains de Steve Reich qui fait le parallèle entre les trains de son enfance et ceux du troisième Reich, les positions sont clairement précisées. Il est question de s'opposer à la guerre, la répression, la Shoah. La musique peut aussi être une arme, et cela ne l'empêche pas d'être de très grande qualité. En particulier si elle est interprétée par ce quatuor mythique et que quelques unes des compositions ont été dédiées spécialement au groupe ou commandées par celui-ci. Ou encore quand ce sont des chansons - comme celle de Neil Young ou de Nina Simone dont ils ont décidé d'en faire l'orchestration.


Musica - Kronos Quartet - A world we live in - Photo: Robert Becker


Avec Death to Kosmische de Nicole Lizée qui débute la soirée, nous avons droit à une écriture résolument moderne. Nicole Lizée friande de collage, de musique de films et d'instruments excentriques et bizzaroïdes propose ici une composition - commandée par le Kronos Quartet - en opposition à la musique "planante" des groupes comme Tangerine Dreams. La composition est alerte et inventive, riche et variée. Pleine d'humour aussi, avec des changements incessants de direction et de style. En plus des instruments classiques du Quartet, et de la musique enregistrée qui les accompagne, les musiciens jouent aussi sur des instruments aussi originaux que l'omnichord (un synthétiseur, fausse guitare ou autoharpe) et le stylophone, mignon petit instrument des années 70 avec un son pauvre et ses vingt notes que l'on joue à l'aide d'un stylo. La "chute" de la pièce de Nicole Lizé étant le crash d'un mange-disque sur lequel sont joués des sauts et des rayures. La pièce est un petit bijou de treize minutes qu'ils ont créé pour les 40 ans de la formation. Suit, plus calme, mais pas moins engagé, Ohio, la chanson de Neil Young, avec un arrangement de Paul Wiancko, le violoncelliste du Quatuor. La chanson est interprétée avec délicatesse, les violons s'accordent et se relayent avec grâce, dialoguent, des pizzicati forcent l'attention, la mémoire de ces quatre étudiants au sol tourne en boucle et leur souvenir s'éteint avec émotion.


Musica - Kronos Quartet - A world we live in - Photo: Robert Becker


Bombs of Beirut de Mary Kouyoumdjian fait partie de leur programme initié pour le renouvellement de la création contemporaine qu'ils ont lancé lors des leurs 30ème anniversaire pour soutenir la découverte de jeunes compositeur/trices de moins de 30 ans. Inspiré par le parcours de ses grands parents qui ont fui le génocide arménien pour aller au Liban où ses parents n'étaient plus en sécurité dans les années 1974-1990, Mary Kouyoumdjian décrit le quotidien d'une vie dans un pays en guerre en trois partie (Avant la guerre, Pendant la guerre, Après la guerre) en utilisant aussi en bande son des récits et témoignages de proches qui racontent leur vie. Et l'on entend littéralement le bruit des bombardements et des roquettes. La composition et le dialogue musique et parole est mené de manière très intéressante et la tension que cela amène est très forte. L'équilibre et les liens entre les deux matériaux font penser à la pièce de Steve Reich et le résultat est très réussi.


Musica - Kronos Quartet - A world we live in - Photo: Robert Becker


Après un court entracte, la merveilleuse soirée continue avec une chanson de Nina Simone For All we know arrangée par Jacob Garchik, un air nostalgique et triste que les cordes du quatuor interprètent admirablement, quitte à nous faire oublier la voix troublante de la grande Nina. L'on continue avec le dernier mouvement de la pièce de Terry Riley Sun Rings intitulé One Earth, One People, One Love (2015), une composition avec une bande enregistrée. On y entend de temps en temps le titre répété par une douce voix féminine et des sons parvenus de l'espace ainsi que des sons d'une grande douceur. La composition pour le quatuor est tout aussi calme et apaisante, nous invitant à un moment de pause et à nous interroger sur notre place et notre destin dans l'univers. Puis nous avons Fólk fær andlit de la compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir qui a écrit pas mal de musiques de films, dont celle du film Joker pour laquelle elle a eu un Oscar. La musique est également très calme, avec une ligne de basse qui soutient des airs qui s'éveillent, se développent et se posent.


Musica - Kronos Quartet - A world we live in - Photo: Robert Becker


Et nous arrivons au "monument" de Steve Reich, ce Different Trains qu'il a composé pour le Kronos Quartet. Cette pièce pour quatuor et bande enregistrée, où les cordes imitent la sonorité des voix qu'il a incluses sur la bande, avec, pour la première partie, America – Before the War, les annonces de destination ou d'origine "From Chicago" ... "To New York" et "To New-York from Los Angeles" "Different trains" ou des dates, rappelant son enfance quand il rejoignait l'un ou l'autre de ses parent divorcés, et des extraits des interviews qu'il a introduit, que ce soient sa gouvernante Viginia ou un cheminot. Dans la deuxième partie Europe - During the War, ou la dernière, After the War, quand ses voyages rappellent les trains - différents - en Europe, quand ceux-ci emportaient les Juifs dans les camps de concentration., ce sont de témoignages de rescapés survivants qui racontent leur déportation puis leur exil après la guerre. La présentation en "live" permet de mieux identifier les différentes sources sonores et d'apprécier le dialogue entre les instruments et les parties enregistrées - autant la musique que les voix ou les bruitages - et de voir les interactions entre le Quartet et la bande son. Les voix en particulier sont bien audibles, on pourrait même trouver que le son enregistré couvre un peu trop le son direct des interprètes. Faut-il  rappeler qu'ils jouent aussi sur de magnifiques instruments, et cela s'entend. En tout cas c'est le "masterpiece" de la soirée comme l'annonçait David Harrington, fondateur du Kronos Quartet. Les autres interprètes, Gabriela Diaz au violon, Ayane Kozasa à l'alto et Paul Wiancko au violoncelle étant des interprètes de très haut niveau qui ont montré ici toute la finesse et la qualité de jeu et de sensibilité pour le répertoire large que le Kronos Quartet se plait d'interpréter. 


Musica - Kronos Quartet - A world we live in - Photo: Robert Becker


Le public est ravi, au point que le quatuor offre, non un mais deux rappels. D'abord une très belle interprétation dans une pénombre qui nous permet de nous concentrer sur la pièce, c'est Flow de Laurie Anderson, une très belle composition toute en introversion et en délicatesse. Et ils ne pouvaient pas finir leur récital sans une chanson "engagée". C'est donc avec Tal’een ‘ala el-Jabal, qui signifie "Gravir la montagne", chantée a capella par Rim Banna qu'ils accompagnent, une chanson populaire du patrimoine palestinien, notamment chantée par des femmes de Galilée et qui aurait été utilisée pour transmettre des messages aux prisonniers politiques, que s'achève ce concert.


La Fleur du Dimanche