L'Ensemble Nadar, volontiers transdisciplinaire et engagé, propose, avec Don't leave the room une soirée autour de deux poèmes et de deux films avec des pièces de compositeur ayant dû quitter deux pays qui ne sont pas des champions de la liberté: La Russie et l'Iran. La soirée entremêle ainsi ces différentes formes d'expression, poème et cinéma en les alternant.
C'est avec un grand bruit de porte qui se ferme que la soirée démarre. D'abord une sonate au piano d'une compositrice qui a des caractéristique communes avec les éléments du programme: Galina Ustvolskaya* ne quittait pas souvent sa chambre où elle composait et, à l'instar du poète Josef Brodsky, l'auteur du poème Don't leave the room, elle est née à Saint-Petersbourg (Petrograd ou Léningrad), où, par contre, elle est resté. Elisa Medilina, au piano, interprète avec toute la fougue et l'énergie nécessaire cette 6ème sonate de Galina Ustvolskaya. Elle martèle les accords et écrase les touches de ses bras pour des accords massifs et violents. Et, juste avant de finir, avant la réitération du premier thème, une série de six accords, joués très doucement introduit enfin un moment de calme.
Suit la première partie de la pièce de l'iranienne Golnaz Shariatadeh Bluer Womb, avec des projections d'animations sur un écran devant les musiciens. Y sont projetées des images qu'elle a elle-même dessinées et animées, ayant, avant de faire des études de composition, après avoir été violoniste, réalisé des dessins et des animations. Les images de cette première partie sont inspirées des contes épique persans. Et derrière cet écran, on entr'aperçoit le jeu de Thomas Moore au trombone, Nico Cook à la e-guitare et Yves Goemaere. Le jeu, quelquefois violent et lugubre, renvoie un peu plus à l'actualité et à l'ambiance du pays.
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Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Photo: Robert Becker |
Pour la deuxième partie, le dessin devient plus fluide avec une animation au trait et tout en douceur qui montre deux femmes liées qui se retrouvent dans un univers de feuilles et de fleurs, dans une ville en ruine, nostalgie de la soeur qu'elle a perdue et de la ville qu'elle a dû quitter. La musique se fait plus présente avec les cordes et les vents qui arrivent.
Le film The Chorus d'Abbas Kiarostami de 1984 est projeté en deux parties, la première s'achève lorsque le grand-père referme la porte pour rentrer chez lui. La première partie le montre confronté aux bruits de la ville, à un cheval fougeux qui court dans les rues avec sa carriole et qui fait l'introduction jusqu'à sa rencontre, alors qu'il ne l'entend pas, puis les bruits d'un marché et d'un forgeron qui le dérangent et le poussent à débrancher son appareil auditif. Dans la deuxième partie, le voilà à nouveau coupé du monde dans son intérieur, dans un silence un peu forcé, quand, à cause d'un marteau piqueur trop bruyant, il se met à nouveau en off. Et que cela l'empêche d'entendre la sonnette, quand sa petite fille rentre de l'école. Ce qui amène la formation, au final, d'une énorme choeur de jeunes filles criant "Papy ouvre". On peut y voir symboliquement l'enfermement volontaire de certains ou le refus d'entendre la voix de la jeunesse, ou de la masse. Rappelons que le film a été tourné après la révolution islamiste de 1979. Le film est projeté dans une version pour malentendants, avec une description de la bande son et se retrouve inséré - pour la deuxième partie - entre deux pièces, compositions d'Alexander Khubeev qui font appel à la performeuse Elena Estratov, une comédienne sourde. Elle traduit dans le langage des signes russe les textes des deux poèmes Don't leave the room de Josef Brodsky et Silentium ! de Fiodor Tiouttchev. Les compositions de Khubeev contiennent des sons et bruits bizarres, un jeu d'instruments originaux dont, par exemple, un fil d'acier accroché à une bouteille, et tout cela s'intègre merveilleusement à la narration, tel un bruitage surréaliste de film dont les paroles ne sont plus audibles mais deviennent doublement des images: images des nuages de mots projetés, réduisant le poème à sa substantifique moelle - ainsi "tais-toi" ou "sentiment" ou "pièce" deviennent des mots-icônes, doublés des gestes de la performeuse Elena Evstratov, elle-même "doublée" par des sons de l'orchestre qu'elle n'entend pas, mais elle est guidée par un "prompteur" de mots et de rythmes qui lui permet d'être raccord avec les musiciens à la note près! Ce dédoublement (au moins) du message, par ses gestes et les mots, part en abyme à la fin du poème lorsqu'elle se retrouve projetée en plusieurs images sur l'écran qui est maintenant le fond de la scène.
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Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker |
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Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker |
Et ce dispositif se démultiplie pour le dernier poème quand elle apparaît reproduite plusieurs fois et que la multiplication des mains et des signes remplissent l'écran. De plus, il y a aussi multiplication des langage, non seulement celui des malentendants mais aussi les signes des unités militaires spéciales et l’alphabet sémaphore. Une sorte d'éclatement des moyens d'expression (ou de codage) pour échapper à la censure. Efficace? En tout cas, les spectateurs attentifs auront appris quelques mots en langage des signes russes tout en assistant à un spectacle décalé et hors norme, dont ils pourront encore, après, essayer de décoder les différents messages.
En exercice, je vous mets un extrait du poème de Brodsky:
Que t’importe le Soleil quand tu fumes du gris ?
Dehors, tout est absurde, tout, surtout les cris de joie.
Sors aux toilettes, bon, mais rentre tout de suite chez toi.
Oh, ne sors pas de ta chambre, n’appelle pas de chauffeur
parce que l’espace est essentiellement composé d’un compteur
situé au bout d’un couloir, et si, sans se faire prier,
une belle te rend visite, vire-la sans la déshabiller
…
Ne sors pas de ta chambre ! Dehors, c’est si loin de la France.
Ne fais pas le con ! Ne joue pas au tribun des peuples.
Ne sors pas de ta chambre. Id est : laisse parler les meubles.
Fonds-toi aux papiers peints, garde tes propres puces,
Cache-toi de chronos, du cosmos, de l’éros, de la race, du virus.
Avec comme piste, la question du "confinement' suivant les paroles de Khubeev: "En substance, la pièce traite de la censure. Non seulement l’oppression venant d’en haut, par un régime autoritaire, mais aussi la censure que les gens s’imposent à eux-mêmes par crainte des répercussions. Cette autocensure, et l’isolement qui en résulte, constituent le thème réel de cette pièce."
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Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker |
Et pour le choix du langage des signes, le "silence assourdissant de quelqu’un qui a quelque chose à dire, mais n’ose pas prononcer les mots" - comme en Russie ou en Iran, entre autres pays.
La Fleur du Dimanche
* Galina Ustvolskaya a déjà été jouée deux fois lors du Festival Musica à Strasbourg en 2017 - Exil conçu par Sonia Wieder-Atherton
et en 2022 avec Musica et le Maillon: La Femme au Marteau avec l'ensemble des sonate no 1 à 6 interprétées par Marino Formenti dans mise en scène et une scénographie inventive de Silvia Costa avec, entre autres Hélène Alexandridis
Distribution
performance Elena Evstratov
flûte Katrien Gaelens
clarinette Dries Tack
trombone Thomas Moore
violon Marieke Berendsen
violoncelle, direction artistique Pieter Matthynssens
e-guitare Nico Couck
piano Elisa Medinilla
percussions Yves Goemaere
direction artistique Stefan Prins
son Wannes Gonnissen
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