dimanche 15 septembre 2024

Picture a day like this de George Benjamin à l'Opéra: Le Bonheur est dans la main, et dans la salle

 Strasbourg est une ville de musique - et de musiciens. La musique y vit au présent. La musique contemporaine, elle, y a installé ses quartiers à l'automne depuis la naissance du Festival Musica en 1983. Septembre voit la saison démarrer avec une large proposition de musiques d'aujourd'hui. L'Opéra National du Rhin y est aussi partie prenante avec déjà dans le passé des création avec le Festival Musica et, cette année, en préambule du Festival, c'est la dernière production de George Benjamin Picture a day like this qui fait l'ouverture de saison.


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


L'opéra est le quatrième d'une collaboration avec le dramaturge anglais Martin Crimp, son collaborateur attitré et préféré pour le livret. Cette pièce revient à des dimensions d'opéra de chambre et prend la forme d'un récit plus ou moins initiatique comme un conte moderne. Il s'agit d'une quête ou d'une réflexion sur le bonheur qui fait référence à des récits anciens, la mort d'Alexandre, un conte européen et une légende bouddhiste transposée dans le monde d'aujourd'hui. En l'occurrence, la quête d'un "bouton de manche" pour ressusciter son enfant mort alors qu'il commençait à faire des phrases complètes. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Le début a même un petit côté brechtien lorsque l'héroïne, le personnage principal, cette Femme simple et habillée sobrement commence à chanter, sans "ouverture", le récit de son histoire presqu'a capella, avec une petite touche de piano, l'orchestre arrivant doucement. Elle va quelquefois jeter un regard rétrospectif sur ce qu'elle a fait ou a vécu dans les différentes rencontres. Ema Nikolovska l'interprète avec toute la sobriété et toute la force de ce personnage qui traverse la pièce et ce que l'on pourrait appeler les épreuves initiatiques avec une très belle présence. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Le décor, la lumière et la mise en scène conjointe de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma apportent par contre une lecture plus moderne et presque psychanalytique de cette mini Odyssée. La boîte noire dans laquelle se trouvent littéralement enfermés les protagonistes, les silhouettes qui tournent autour de la Femme, comme des esprits, et les différents personnages que rencontre cette Femme apparaissant presque par magie en venant des différents côtés de cette boite laissent presque penser que cette histoire se passe dans la tête de la Femme. Hypothèse qui est renforcée par la réplique de l'ultime personnage rencontré, Zabelle qui dit: "I'm happy only because I don't exist - Je suis heureuse seulement parce que je n'existe pas". La page de livre (la liste) qui traverse toute la pièce pourrait aussi confirmer l'indice que cette histoire ne peut être qu'imaginaire, une mise en abyme de la pièce en quelque sorte.


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Mais cet imaginaire s'inscrit totalement dans un regard critique du présent, avec le vocabulaire utilisé par les protagonistes, les lieux et les oeuvres d'art citées et les problématiques soulevées dans la pièce: le transgenre, la polysexualité, la modernisation du travail et les robots remplaçant la main de l'homme et son emploi mais aussi la question de harcèlement et du consentement. L'humour n'est pas absent avec par exemple le remplacement de l'objet de la quête, un bouton, par une "zip" - une fermeture éclair, ou les amours diverses et variées (même une transgenre d'un coffee shop pour la première rencontre ou la remarque de l'artisan "je tuerai pour un couteau" ou encore la remarque de la compositrice à l'nnonce de la mort de l'en. Mais aussi le désespoir vécu ou subit des protagonistes. Les interprètes sont excellents dans leurs doubles rôles: Cameron Shahbazi pour le Lover et l'assistant de la compositrice, joué par Beate Mordal (également l'Amante), bien débordée et stressée, ou John Brancy, l'Artisan et le Collectionneur dans deux rôles bien différents. Et bien sûr, cette créature mystérieuse et "intouchable" qu'est l'intemporelle Zabelle interprétée avec virtuosité et énergie par Nicola Hillebrand. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Pour cet épisode, un univers d'eau rempli de fleurs mystérieuses - en réalité des substances toxiques évolutives - de l'artiste Hicham Berrada créent un nouvel espace en contrepoint de cette boite noire industrielle qui ne s'illumine que quand il y a des reflets de personnages éclairés (les "ombres", elles se découpent en noir), ce qui circonscrit l'espace - qui change d'ailleurs avec le collectionneur et ses murs blancs dont on ne peut qu'imaginer les tableaux hors de prix qu'ils sont censés exposer (Warhol, Matisse, Basquiat, Degas, Franz Hals, Klee,...).


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


L'ensemble des décors des différents épisodes à la fois simples et signifiants, symbolisant les situations et les personnages est d'une belle facture et d'une belle efficacité, tout comme le livret. Mes costumes de Marie La Rocca sont aussi très beaux et efficaces (le costume de l'artisan boutonnier-nacrier est un chef-d'oeuvre) Et la musique, qui laisse la place à la voix et au sens, l'accompagne dans les différentes situations et états d'esprit sans être redondante. Elle souligne les instants tragiques et de tensions et tout en laissant des moments de calme et de quiétude. Elle apporte la part de surnaturel, de magique et d'irréel qui nous fait nous embarquer dans ce voyage presqu'intérieur d'une rare beauté. Un très beau moment suspendu plein de charme et d'introspection. 

Et une belle réussite de cette équipe très créative et inventive servie par des interprètes magnifiques et un orchestre - cette version "légère" de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg - à la fois délicat mais sachant être puissant sous la direction éclairée d'Alphonse Cemin qui connait bien le monde de Benjamin et de Crimp. Une réussite. Un conte de fées d'aujourd'hui.


La Fleur du Dimanche


P.S. : Vous vous demandez peut-être le sens du titre. Vous le comprendrez à la fin de la pièce. En fait chacun de nous tient son bonheur dans sa main, il suffit de l'y voir et de l'y garder.


Distribution

Direction musicale : Alphonse Cemin

Mise en scène, décors, lumières, dramaturgie : Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma

Costumes : Marie La Rocca

Vidéo : Hicham Berrada

Les Artistes

La Femme : Ema Nikolovska

Zabelle : Nikola Hillebrand

L’Amante, la Compositrice : Beate Mordal

L’Amant, l’Assistant : Cameron Shahbazi

L’Artisan, le Collectionneur : John Brancy


Orchestre philharmonique de Strasbourg

samedi 14 septembre 2024

Tempus Muliebre au Festival Voix et Route Romane: la voix des femmes chante la révolte

 Le Festival Voix et Route Romane après un parcours dans la plaine d'Alsace (et une étape "sans voix" mais pleine de "souffle" à Surbourg - voir mon billet du 8 septembre) fait une dernière étape à Strasbourg à la chapelle Saint Etienne avant de s'achever ce dimanche à Rosheim avec un programme consacré aux premiers chants liturgiques - et même les Odes antiques d'Homère - par l'ensemble Per-Sonat dirigé par Sabine Lutzenberger. Pour ce concert, Tempus Muliebre, littéralement le "temps de la femme" qui s'inscrit totalement dans la thématique de cette année "Les Ménest'Elles", ce n'est pas seulement une voix de femme venue du Moyen-Âge, l'une des plus célèbre d'ailleurs, Hildegarde de Bingen, qui est à l'honneur, mais ce sont aussi les voix de femmes bridées ou emprisonnées d'aujourd'hui, en particuliers dans les pays du Moyen-Orient comme l'Iran ou l'Afghanistan. 


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


Et pour accompagner les voix d'aujourd'hui - et également celles venues des temps anciens - c'est une très judicieuse initiative du festival que d'avoir sollicité un duo qui a travaillé d'un côté le texte, la dramaturgie et d'un autre créé arrangé la musique pour un programme très cohérent. Elisabeth Kaess, en sélectionnant et ordonnant des textes, chants, lettres et poèmes d'Hildegarde de Bingen et, en contrepoint contemporain, des paroles et poèmes de femmes d'aujourd'hui, crée un cheminement qui s'ancre au profond dans le coeur et les sentiments de la femme et de ses désirs et ses rêves, de la nature mais aussi pour exprimer son désespoir et ses révoltes. C'est Gualtiero Dazzi, compositeur contemporain, vivant à Strasbourg, qui a composé pour un ensemble d'instruments à cordes s'approchant de la sonorité des instruments anciens quelques-uns de ces textes. Le TioPolycordes avec Florentino Calvo à la mandoline, Sandrine Chatron à la harpe et Jean-Marc Zvellenreuther à la guitare interprètent ainsi ces création contemporaines ainsi que des arrangements de airs de Hidegarde de Bingen avec brio. 


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


L'ensemble Discantus dirigé par Brigitte Lesne interprète ce spectacle musical qui nous mène des berges du Rhin aux montagnes d'Iran et d'Afghanistan. Alternent les polyphonies en déchant (discantus) anciennes, rythmées par des cloches à main de différentes hauteurs et des airs anciens arrangés également par Gualtiero Dazzi avec les compositions contemporaines dans une très belle unité de ton. Et l'on passe du latin aux langues orientales ou au français sans hiatus - avec une traduction sur l'écran des songes de Véronique Thiéry-Grenier dont j'ai parlé la semaine dernière. 


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


Quelquefois Brigitte Lesne nous récite un lettre de Hidegarde de Bingen ou les paroles des femmes afghanes ou le poème du gamin des rues de Delphine Minoui. Les textes s'entrecroisent, les airs reviennent, comme ce Me voici femme de Sedâ Soltâni et Zahrâ Moussavi, introduit par le tambourin énergique de Brigitte Lesne. L'on passe avec délice de la licorne aux fleurs nées sans semence à un canari sur l'épaule, mais l'on ne perd pas de vue les souffrances et les privations. 


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


Et ni Hildegarde de Bingen tançant les rois et les évêques, ni les femmes afghanes et iranienne - Forough Farrokhzad qui dénonce les "démons du mensonge" dans une texte poétique en allitérations entre feu, fleuve et forêt et Bahâr Sa'id qui constate l'hypocrisie - "Pourquoi porterais-je sur ma tête le poids de tes faiblesses" - ne mâchent leur mots pour s'opposer au pouvoir qui les soumet, car "comme le soleil, je brille derrière le rideau", et Mâhrokh Niyaz vitupère "maudites soient tes pensées courtes comme ta barbe longue"


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


Les interprètes de l'ensemble Discantus nous enchantent réellement pendant plus d'une heure et demie avec les belles voix de Cécile Banquey qui chante et co-dirige l'ensemble, Christel Boiron, Catherine Sergent et tout particulièrement Maud Haering avec sa superbe de soprano qui va chercher les étoiles au-dessus de nos têtes. 


Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker


Les trois membres du TrioPolycordes font un beau et doux écrin à ces chants qui nous transportent vers le divin en accompagnant et ponctuant les airs chantés. se permettant quelques intermèdes ou une petite envolée avec des cordes plus nerveuses, rapides et enlevées sur le poème O rumor Sanguinis

O rubor sanguinis

O pourpre sang,
qui s'écoule des sommets
touchés par la divinité,
tu es une fleur,
que le souffle hivernal
du serpent
ne peut flétrir. 

Voix et Route Romane - Discandus - TrioPolycordes - Photo: Robert Becker



Ces voix de femmes, celles d'aujourd'hui qui réveillent celle d'hier et renouent avec un mouvement d'émancipation et de libération, dans un geste artistique créatif et original est totalement inscrit dans notre temps. Ce concert, par sa qualité et son partage ne peut que contribuer à la prise de conscience et la connaissance. Les voix brisent le silence tout en nous enchantant. Très belle initiative.


La Fleur du Dimanche 

dimanche 8 septembre 2024

Into the winds au Festival Voix et Route Romane: Les Vents attisent un feu flamboyant et ensorcelant

 Depuis plus de trente ans, le Festival Voix et Route Romane irrigue l'Alsace du Nord au Sud en mettant en valeur via de magnifiques concerts une partie des joyaux architecturaux romans qui parsèment la plaine entre l'Outre-Forêt et le Sundgau. La thématique de l'année, tout à fait d'actualité, sous le chapeau de Ménestr'Elles est consacré aux femmes, qu'elles soient compositrices ou dirigent un ensemble.


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Celui du jour, justement en Outre-Forêt, même s'il n'a pas été fondé par une femme doit sa création en 2017 à parité à Adrien Reboisson et Annabelle Guibeaud et se concentre à la fois sur les instruments à vents et surtout à ceux de facture ancienne (chalemies, bombarde, saqueboute, trompette à coulisse,..). Leur répertoire va de la fin du Moyen-Âge au début de la Renaissance et à côté d'un programme très dansant (qu'ils ont édité en disque avec Le Parfaict Danser, ils proposent pour ce concert un focus sur le règne de Charles VI, mort en 1422 (c'était le 800ème anniversaire). 


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Curieux roi qui, dans une période politiquement un peu plus calme pendant la Guerre de Cent Ans, va développer des accès de folie et traverser de nombreuses péripéties, dont le Bal des Ardents (où lors d'un charivari, son costume prend feu - un clin d'oeil du titre du concert ? Le grand Embrasement?) - et des querelles internes mais aussi entre la France et l'Angleterre.  Une période riche en musique et en compositeurs mais dont peu sont arrivés à notre connaissance. 


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


C'est donc un  intéressant programme, exhumé par l'ensemble Into the Winds qui nous offre une trentaine de pièces, variées qui nous enchantent. Elles sont organisées en sept sections. Ces moments musicaux sont ponctués de textes tirés de chroniques d'époque (les chroniques de Jean Froissart, du religieux de Saint-Denis ou d'Enguerrand de Monstrelet et même du Traité de Troyes) qui parcourent la vie de Charles VI, de son couronnement à sa mort et ses funérailles. On y assiste, entre autre, à l'assassinat bien détaillé du duc d'Orléans, Jean sans Peur en 1419 (jusqu'à la cervelle qui tombe sur la chaussée) ou au baptême de la bataille d'Azincourt et aussi à la décision de Charles VI de faire d'Henry V d'Angleterre l'héritier du roi - ce qui n'arrivera pas, ce dernier étant mort en août avant Charles VI. Ces textes sont très instructifs sur la période et la diction bien claire et vivante d'Adrien Reboisson ancrent les pièces musicales dans un contexte bienvenu.


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Le concert en lui-même est bien rythmé et varié, amenant des surprises, dont en particulier pour commencer la procession des musiciens qui commencent à faire sonner leurs instruments à l'arrière de l'église, derrière le public. Les airs sont entraînants, les sonorités des chalemies et les flûtes à becs ancestrales, ainsi que les bombardes, avec leurs sons de biniou nous projettent dans une autre époque, coupés du temps. En alternant des airs plus vifs et rythmés avec des parties plus mélodieuses avec des duos ou trio de flûtes à bec, où les mélodies s'enroulent les unes sur les autres, les morceaux s'enchaînent sans férir. 


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

De temps en temps, le tambour ou les percussions (avec Laurent Sauron) marquent le rythme d'une manière plus solennelle, ou les vents se font plus tonitruants. Anabelle Guibeaud interprète plusieurs pièces à la fois au tambour (d'une main) et à la flûte à bec (de l'autre), sacré challenge de coordination. Marion le Moal sonne magistralement la bombarde et alterne avec la flûte à bec, tandis que Rémi Lécorché, qui joue aussi de la flûte à bec, passe surtout de la trompette à coulisse à la busine de plus de deux mètres dont il assemble avec plaisir les tuyaux.


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Pas seulement cérémonieux ou majestueux, les morceaux peuvent êtres très mélodieux, pas forcément virtuoses, mais simples et ensorcelants, avec de belles variations qui, une fois présentées se retrouvent reprises par les autres instruments au fur et à mesure et avec bonheur.


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Quelques mélodies plus dansantes nous chatouillent les pieds et des airs qui ressemblent à des marches et fanfares de fêtes, un mariage peut-être, joyeuses, gaies et plein d'entrain nous apportent une bonne énergie avant, funérailles obligent, des airs plus tristes avec les cloches qui résonnent longtemps dans cette église nous indiquent la fin dans une semi-obscurité. 


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker


Il faut noter le beau travail d'ambiance lumière de Christian Peuckert avec des effets de couleur et de relief qui s'appuient sur la grande oeuvre en papier froissé crée par Véronique Thiéry-Grenier qui fait office de fond de scène et qui apporte un peu de couleur dans cette collégiale Saint-Martin et Saint Arbogast, la plus ancienne église romane d'Alsace.


Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

Voix et Route Romane - Into the Winds - Le Grand Embrasement - Photo: Robert Becker

Le concert aura permis de découvrir des pages peu connues du répertoire de musique ancienne - et sans voix mais avec un entrain et une énergie que l'ensemble "Dans les vents" a su insuffler à l'auditoire qui a bien sûr eu droit à un bis bien enlevé dans les airs et joyeusement interprétés avec un bonheur contagieux.


La Fleur du Dimanche


Rendez-vous pour la suite:

Samedi 14 septembre à 20h00 à Strasbourg - Chapelle Saint-Etienne avec Discantus e& Triopolycordes

Dimanche 15 septembre à 18h00 à Rosheim - Eglise Saint Pierre-et-Paul avec Per-Sonat

Le programme complet du Festival Voix & Route Romane est ici.


dimanche 1 septembre 2024

Les Gros patinent bien à Bussang: Un duo de choc fait un carton dans un voyage imagénaire

 Retour aux sources, ou aux Racine, ou plutôt au Shakespeare pour ce couple de théâtre qui a gagné son Molière avec la pièce Les Gros patinent bien qui a toute sa place dans la programmation du Théâtre du Peuple à Bussang. D'une part effectivement parce que Pierre Gillois a dirigé ce théâtre de 2005 à 2011 où il a déjà présenté une pièce avec Olivier Martin-Salvan,  Le Gros, la vache et le mainate, mais aussi parce qu'il y a un côté shakespearien dans cette épopée Les Gros patinent bien


Les gros patinent bien - Pierre Guillois - Olivier Martin-Salvan - Photo: Robert Becker


Bien qu'ils ne soient que deux comédiens, il y a une foule de personnages et d'animaux qui vont passer sur scène pendant cette heure et demie de pur délire sans limite. C'est un couple étonnant, l'un, un genre de gentleman anglais, ou écossais - ou peut-être même danois (il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark) - bien enveloppé et vêtu d'un costume brun rayé, que l'on va découvrir assis sur une chaise et qui, presque toute la durée de la pièce, va soliloquer dans un anglais proto-shakespearien pour nous décrire son odyssée, partant du fin fond d'un fjord des îles Féroé pour traverser les terre et les mers à la fois pour retrouver une sirène qui l'a prise à son hameçon alors qu'il l'a pêché dans les eaux froides septentrionales et pour échapper lui-même à la justice, accumulant, au fur et à mesure de son épopée des meurtres plus ou moins volontaires. L'autre, un genre de crevette maigre, dégingandé, vêtu d'un slip noir - si ce n'est moins - qui se démène comme un beau diable, court à cour et à jardin pour porter à bout de bras et accrocher dans le décor à la fois le décor, les accessoires et porter les costumes, accessoires et animaux dont il est question dans le récit du premier. Et tout cela en carton !

 

Les gros patinent bien - Pierre Guillois - Olivier Martin-Salvan - Photo: Fabienne Rapeneau


Car poussant à la limite du théâtre d'objet ou de l'art conceptuel, nous nous trouvons face à des objets (en carton) qui nous donnent le sens par le texte qui est écrit dessus:  un - gros - marteau, une canne à pêche, une chaussure, des patins à glace, un marmotte, une crotte. Sinon le support - un carton en carton qui au temps du cinéma muet expliquait la situation ou transcrivait les paroles - définit ici le lieu, l'état, l'objet ou le phénomène: un pays, la qualité d'un paysage, la météo, un orage, un coucher de soleil, la brume, la pluie, la forêt (dans un clin d'oeil au lieu - Bussang- pour la faire apparaître (la forêt) il faut "ouvrir les portes" (voir le billet précédent). Ainsi nous balançons entre Joseph Kosuth et Joël Ducorroy, mais également du côté du dessin animé (en mots animés), avec, par exemple les travelling des différents voyages à travers les paysages. A noter le regard caustique sur l'évolution moderne du paysage ici égratigné, et les autres aspects écologiques qui arrivent à trouver leur - juste et précise - place dans le déroulé du récit. Il y a d'autres clins d'oeils un peu plus "lourds" lorgnant du côté du doigt, ou plus - mais le public semble apprécier, en tout cas ceux qui se sont exprimés. Le public s'exprime aussi quelquefois dans le bon sens moral, bien sûr, soutenu par l'animateur, comme à la télé.


Les gros patinent bien - Pierre Guillois - Olivier Martin-Salvan - Photo: Robert Becker


De ce déroulé, défilé, périple, on se demande comment les comédiens - surtout Pierre Guillois - arrivent à en assumer le rythme fou, mais aussi l'ordre strict -(heureusement qu'il y a quatre petites mains supplémentaires en coulisse. Sans oublier les déguisements et la maîtrise - et l'animation - des accessoires. Tout cela nous emporte dans un tourbillon ébouriffant, à perdre haleine (et baleine et harpon et sirène). Si ce n'était que cela... 


Les gros patinent bien - Pierre Guillois - Olivier Martin-Salvan - Photo: Robert Becker



Il y a en plus, de la part de Pierre Guillois une gestuelle époustouflante, des attitudes magnifiques, une grâce divine dans les mouvements, une souplesse dans les articulations et, last but not least, une expressivité du visage et surtout des yeux, extraordinaire et d'un résultat quelquefois inquiétant ou franchement comique (le regard de la mouette est un must). Et laissons à Olivier Martin-Salvan cette qualité de rhéteur volubile prolixe, polyglotte et éloquent. Et remercions-le de nous avoir permis de comprendre aussi facilement un langue étrangère (un mélange de feroïen et de ferkelkechose) sans sous-titre, sans peine et en riant (pas comme la mouette).

En résumé: un spectacle inclassable joué par un duo inénarrable, un moment inoubliable pour une soirée impeccable.


La Fleur du Dimanche


Le spectacle tourne en Alsace: A Vendenheim - Le Diapason, mais également à Saverne - Espace Rohan - Relais culturel de la Ville de Saverne et à Saint Louis - Théâtre La Coupole.

Il y a le choix et aussi partout ailleurs en France - voir le site de Pierre Guillois:


https://www.pierreguillois.fr/spectacle/les-gros-patinent-bien/


A Bussang, Julie Delille s'enracine dans le territoire avec Le Conte d'Hiver de Shakespeare

Bussang, le Théâtre du Peuple, vous connaissez sûrement, vous y êtes peut-être déjà allé.e.s, ou l'on vous a parlé de ce magnifique théâtre (en bois) planté dans la nature à plus de 700 mètres d'altitude et dont la scène s'ouvre sur la forêt pour que vos yeux ébahis découvrent le vieux chêne Fagus sylvatica (comme c'est prévu dans les statuts de l'association qui a fondé le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher) lors du spectacle de 15h00. Ou peut-être rêvez vous d'y aller depuis que je vous en parle (déjà en 2015 avec Vincent Goethals qui mettait en scène l'Opéra de quat'sous de Brecht ou il y a deux ans avec la trilogie Hamlet sous la direction de Simon Delétang). 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cette année, c'est Julie Delille, nouvellement nommée directrice, qui s'enracine dans le territoire avec art et humanité (comme c'est gravé au fronton de la scène à Jardin et à Cour: "Par l'Art" "Pour l'Humanité"). Elle se donne la valeureuse mission d'ouvrir le théâtre à tous - et pas uniquement en été - et de croiser les sensibilités. Et pour commencer, elle nous offre une mise en scène d'une pièce assez rare de Shakespeare, Le Conte d'Hiver, une pièce un peu inclassable, qui commence comme un tragédie pour continuer de façon bucolique et finir par une surprenante fin heureuse autant qu'elle puisse encore l'être dans cette histoire une peu triste - comme le qualifie dans la pièce le fils de Léontes, Mamillius, quand il raconte à sa mère une histoire, "un conte d'hiver, parce que c'est triste". L'histoire est pleine de rebondissements, comme il se doit et on nous enjoint dès les premières paroles: "Regarde". Je dirais même plus, le texte étant la version traduite par Bernard-Marie Koltès: "Ecoute". Car le récit et ce qui est dit est magnifiquement mis en mots. Koltès, tout comme Shakespeare étant un grand poète de la parole dite. Nous en avons dès le début une magnifique démonstration dans les échange entre Léontes et sa femme Hermione qui doivent convaincre Polixènes de rester à la cour de Sicile. Pour leur plus grand malheur ! 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Dans cette première partie, nous avons donc Léontes, ami de jeunesse - presqu'un frère - de Polixènes, à qui ce dernier rend visite de sa Bohême natale, qui devient l'ennemi mortel parce qu'aux yeux du mari il séduit - ou aurait déjà séduit - son épouse.  Dans une magnifique mise en scène de danse de séduction, esquissant de délicates poses de danse baroque comme des tapisseries anciennes, les trois personnage engagent cette relation ambigüe. Les acteurs sont impeccables dans leurs personnages, Laurent Despond en Polixènes délicieux et charmeur, Laurence Cordier habitant avec grâce une Hermione qui ne manque pas d'arguments et Baptiste Relat qui par son port de corps de plus en plus contraint et diminué, par des gestes ralentis, intériorisés, freinés et arrêtés nous fait voir cette folie intérieure qui le paralyse et l'entrave. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Il va ainsi errer comme un spectre, possédé par une douleur qui le ronge dans des dédales circulaires sans fin, entre des idées qui ne tournent pas rond et des attitudes suspicieuses envers le monde entier, pour déstabiliser la réalité. Une mention spéciale pour Yvain Vitus, campant un Camillo décontenancé par ce maître en face duquel il ne sait plus sur quel pied danser. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cette première partie se solde par la mort de la mère, Hermione - dont l'enfant duquel elle vient d'accoucher, Perdita, supposée adultérine, échappe à la mort par l'abandon dans l'exil - et de son premier fils Mamilius. Meurt également Antigonus - mari de Paulina, fidèle suivante d'Hermione - qui avait dû éloigner la fille de Léontes et qui se fait dévorer par un ours après avoir abandonné Perdita. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Le décor de cette partie, création de Clémence Delille, tout en panneaux mobiles qui rendent l'espace mouvant et changeant, nous plonge, grâce aussi à de magnifiques jeux de lumière d'Elsa Revol, installant des clairs-obscurs dignes de peintres de la renaissance flamande et des tableaux de genre, dans un univers où nous perdons les repères, tout comme Léontes perd son esprit. N'oublions pas la création musicale de Julien Lepreux qui participe totalement à l'ambiance de la pièce, tantôt sombre et hiératique, tantôt plus vivace et enjouée. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Les costumes, également créés par Clémence Delille, beaux et plutôt sombres, presqu'austères, rehaussés cependant de touches de dentelles blanches et d'un peu d'or nous mettent vraiment dans l'ambiance. Et les comédiens, pour la plupart amateurs - neuf qui ont des rôles fixes et six des alternants - sont impeccables du début à la fin du spectacle, une belle réussite. Il faut bien sûr aussi saluer toutes les forces vives qui ont participé autant sur les postes techniques que pour l'accueil et la création, prouvant que le théâtre peut être une passion partagée de la manière la plus large.


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Après un intermède et une réflexion sur le passage du temps (seize ans on passé), la deuxième partie s'ouvre rapidement sur une percée sylvestre et pastorale, en l'occurrence l'arrivée du berger, le père adoptif de Perdita et de son troupeau - selon les conditions météo, le troupeau arrive dans la salle au milieu des spectateurs après être descendu de la montagne, une expérience de théâtre originale ! S'ensuit une fête printanière colorée et fleurie lors de laquelle seront révélées les amours de Perdita (toujours la magnifique Laurence Cordier, telle mère, telle fille), qui ignore encore son état de princesse et de Florizel (alerte Valentin Merhilhou) fils du roi Polixènes, mais qui, lui, cache son état. Cette fête voit rassemblé du beau monde, dont le roi et son (in)fidèle second et toute une cohorte de personnages, à qui Perdita offre des fleurs. 

Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Pour Polixènes, elle va hésiter et tergiverser jusqu'à lui offrir du romarin, fleur le rajeunissant et symbole double selon le cas, de l'amour et de la mort, et pour Shakespeare un peu botaniste comme nous l'apprenons ici, symbole de la mémoire et du souvenir, et du passage du temps. Cette fête, estivale et qui renverse le côté hivernal de la première partie est l'occasion de festivités, de danses presque théosophiques, puis plus modernes, avec une ouverture à la population, conviée à la fête. Elle mène bien sûr à une série de retournements de de déplacements - Nous retournons de Bohême en Sicile à la cour de Léontes où tout cela va cristalliser entre l'arrivée des jeunes amoureux, accueillis avec bonheur, mais démasqués par le roi de Bohême, Hermione, sa statue hyperréaliste au point qu'elle en devient vivante, dévoilée par sa suivante Paulina - moment magique du spectacle, et le bouquet final avec deux mariages conclus, celui des jeunes héritiers et celui un peu plus surprenant de Camillo avec Paulina. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Mais qu'importe, faisons la fête. Qu'importe aussi le personnage transgressif du colporteur fripon, Autolycus (Alerte Véronique Damgé) grâce à qui tout cela, bien involontairement se dénoue. Son regard à la fois critique et distant nous remet à notre place de spectateurs crédules et ses talents de travestissement se mettent en écho des transformations volontaires ou subies par les différents personnages. Le temps passe et nous nous émerveillons des conséquences de son passage et des changements subis par les personnages. Nous pouvons regarder, comme nous sommes invités à le faire, mais tout comme Léontes, nous devons nous méfier des interprétations erronées et nous garder de juger à première vue. Tout comme, pour le personnage de Clown (savoureusement campé par Garance Chavanat), nous n'avons pas affaire à un personnage comique - le terme de clown au départ, en anglais signifiait une personnage rustique, maladroit (l'origine vient de cloyn, clot - une motte de terre) et il incarne à la fois la naïveté et l'innocence mais aussi une conscience simple et immédiate et aussi, en lien avec son paysan-berger de père (Jean-Marc Michels, dans ce rôle taillé sur mesure) le sauveur et le garant de la vie et de l'avenir de Perdida, ce qui est le message profond de cette pièce: A travers les vicissitudes de la vie, l'innocence triomphe quelques soient les épreuves et les turpitudes par lesquelles nous serons passés. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et c'est, j'imagine, le très beau message que Julie Delille a voulu faire passer, en tout cas la philosophie qu'elle devrait défendre ici*: impliquer tout le monde pour une meilleure entente entre les femmes et les hommes et une plus grande prise de conscience de la nature et de nos sens.


La Fleur du Dimanche


* Des journées spéciales prolongent déjà le cycle des représentations d'été en l'enrichissant: La journée du matrimoine le 14 septembre avec une marche des autrices à 11h00 et une carte blanche à Laurence Cordier, l'actrice principale du Conte d'hiver puis le 15 septembre la présentation d'une enquête de Marie Evain sur Mary Sidney alias Shakespeare

Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


 Le Conte d’hiver de William Shakespeare

Mise en scène Julie Delille

Du 20 juillet au 31 août 2024

Avec 

Laurence Cordier : Hermione / Perdita

Laurent Desponds : Polixènes

Elise de Gaudemaris : Paulina

Baptiste Relat : Léontes

Héloïse Barbat*, 
Garance Chavanat*, 
Sophia Daniault-Djilali*, 
Élise de Gaudemaris, 
Laurent Desponds, 
Yvain Vitus*, 
Véronique Damgé*, 
Laurence Cordier, 
Valentin Merilhou*, 
Jean-Marc Michels*, 
Baptiste Relat, 
Michel Lemaître* 
Gérard Lévy*

*membres de la troupe 2024 de comédien·nes amateurices du Théâtre du Peuple.

Dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga
Scénographie et costumes Clémence Delille
Création lumière Elsa Revol
Musique Julien Lepreux
Assistanat mise en scène Gwenaëlle Martin
Assistanat scénographie et costumes Elise Villatte
Régie générale Pablo Roy