dimanche 1 septembre 2024

A Bussang, Julie Delille s'enracine dans le territoire avec Le Conte d'Hiver de Shakespeare

Bussang, le Théâtre du Peuple, vous connaissez sûrement, vous y êtes peut-être déjà allé.e.s, ou l'on vous a parlé de ce magnifique théâtre (en bois) planté dans la nature à plus de 700 mètres d'altitude et dont la scène s'ouvre sur la forêt pour que vos yeux ébahis découvrent le vieux chêne Fagus sylvatica (comme c'est prévu dans les statuts de l'association qui a fondé le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher) lors du spectacle de 15h00. Ou peut-être rêvez vous d'y aller depuis que je vous en parle (déjà en 2015 avec Vincent Goethals qui mettait en scène l'Opéra de quat'sous de Brecht ou il y a deux ans avec la trilogie Hamlet sous la direction de Simon Delétang). 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cette année, c'est Julie Delille, nouvellement nommée directrice, qui s'enracine dans le territoire avec art et humanité (comme c'est gravé au fronton de la scène à Jardin et à Cour: "Par l'Art" "Pour l'Humanité"). Elle se donne la valeureuse mission d'ouvrir le théâtre à tous - et pas uniquement en été - et de croiser les sensibilités. Et pour commencer, elle nous offre une mise en scène d'une pièce assez rare de Shakespeare, Le Conte d'Hiver, une pièce un peu inclassable, qui commence comme un tragédie pour continuer de façon bucolique et finir par une surprenante fin heureuse autant qu'elle puisse encore l'être dans cette histoire une peu triste - comme le qualifie dans la pièce le fils de Léontes, Mamillius, quand il raconte à sa mère une histoire, "un conte d'hiver, parce que c'est triste". L'histoire est pleine de rebondissements, comme il se doit et on nous enjoint dès les premières paroles: "Regarde". Je dirais même plus, le texte étant la version traduite par Bernard-Marie Koltès: "Ecoute". Car le récit et ce qui est dit est magnifiquement mis en mots. Koltès, tout comme Shakespeare étant un grand poète de la parole dite. Nous en avons dès le début une magnifique démonstration dans les échange entre Léontes et sa femme Hermione qui doivent convaincre Polixènes de rester à la cour de Sicile. Pour leur plus grand malheur ! 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Dans cette première partie, nous avons donc Léontes, ami de jeunesse - presqu'un frère - de Polixènes, à qui ce dernier rend visite de sa Bohême natale, qui devient l'ennemi mortel parce qu'aux yeux du mari il séduit - ou aurait déjà séduit - son épouse.  Dans une magnifique mise en scène de danse de séduction, esquissant de délicates poses de danse baroque comme des tapisseries anciennes, les trois personnage engagent cette relation ambigüe. Les acteurs sont impeccables dans leurs personnages, Laurent Despond en Polixènes délicieux et charmeur, Laurence Cordier habitant avec grâce une Hermione qui ne manque pas d'arguments et Baptiste Relat qui par son port de corps de plus en plus contraint et diminué, par des gestes ralentis, intériorisés, freinés et arrêtés nous fait voir cette folie intérieure qui le paralyse et l'entrave. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Il va ainsi errer comme un spectre, possédé par une douleur qui le ronge dans des dédales circulaires sans fin, entre des idées qui ne tournent pas rond et des attitudes suspicieuses envers le monde entier, pour déstabiliser la réalité. Une mention spéciale pour Yvain Vitus, campant un Camillo décontenancé par ce maître en face duquel il ne sait plus sur quel pied danser. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cette première partie se solde par la mort de la mère, Hermione - dont l'enfant duquel elle vient d'accoucher, Perdita, supposée adultérine, échappe à la mort par l'abandon dans l'exil - et de son premier fils Mamilius. Meurt également Antigonus - mari de Paulina, fidèle suivante d'Hermione - qui avait dû éloigner la fille de Léontes et qui se fait dévorer par un ours après avoir abandonné Perdita. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Le décor de cette partie, création de Clémence Delille, tout en panneaux mobiles qui rendent l'espace mouvant et changeant, nous plonge, grâce aussi à de magnifiques jeux de lumière d'Elsa Revol, installant des clairs-obscurs dignes de peintres de la renaissance flamande et des tableaux de genre, dans un univers où nous perdons les repères, tout comme Léontes perd son esprit. N'oublions pas la création musicale de Julien Lepreux qui participe totalement à l'ambiance de la pièce, tantôt sombre et hiératique, tantôt plus vivace et enjouée. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Les costumes, également créés par Clémence Delille, beaux et plutôt sombres, presqu'austères, rehaussés cependant de touches de dentelles blanches et d'un peu d'or nous mettent vraiment dans l'ambiance. Et les comédiens, pour la plupart amateurs - neuf qui ont des rôles fixes et six des alternants - sont impeccables du début à la fin du spectacle, une belle réussite. Il faut bien sûr aussi saluer toutes les forces vives qui ont participé autant sur les postes techniques que pour l'accueil et la création, prouvant que le théâtre peut être une passion partagée de la manière la plus large.


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Après un intermède et une réflexion sur le passage du temps (seize ans on passé), la deuxième partie s'ouvre rapidement sur une percée sylvestre et pastorale, en l'occurrence l'arrivée du berger, le père adoptif de Perdita et de son troupeau - selon les conditions météo, le troupeau arrive dans la salle au milieu des spectateurs après être descendu de la montagne, une expérience de théâtre originale ! S'ensuit une fête printanière colorée et fleurie lors de laquelle seront révélées les amours de Perdita (toujours la magnifique Laurence Cordier, telle mère, telle fille), qui ignore encore son état de princesse et de Florizel (alerte Valentin Merhilhou) fils du roi Polixènes, mais qui, lui, cache son état. Cette fête voit rassemblé du beau monde, dont le roi et son (in)fidèle second et toute une cohorte de personnages, à qui Perdita offre des fleurs. 

Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Pour Polixènes, elle va hésiter et tergiverser jusqu'à lui offrir du romarin, fleur le rajeunissant et symbole double selon le cas, de l'amour et de la mort, et pour Shakespeare un peu botaniste comme nous l'apprenons ici, symbole de la mémoire et du souvenir, et du passage du temps. Cette fête, estivale et qui renverse le côté hivernal de la première partie est l'occasion de festivités, de danses presque théosophiques, puis plus modernes, avec une ouverture à la population, conviée à la fête. Elle mène bien sûr à une série de retournements de de déplacements - Nous retournons de Bohême en Sicile à la cour de Léontes où tout cela va cristalliser entre l'arrivée des jeunes amoureux, accueillis avec bonheur, mais démasqués par le roi de Bohême, Hermione, sa statue hyperréaliste au point qu'elle en devient vivante, dévoilée par sa suivante Paulina - moment magique du spectacle, et le bouquet final avec deux mariages conclus, celui des jeunes héritiers et celui un peu plus surprenant de Camillo avec Paulina. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Mais qu'importe, faisons la fête. Qu'importe aussi le personnage transgressif du colporteur fripon, Autolycus (Alerte Véronique Damgé) grâce à qui tout cela, bien involontairement se dénoue. Son regard à la fois critique et distant nous remet à notre place de spectateurs crédules et ses talents de travestissement se mettent en écho des transformations volontaires ou subies par les différents personnages. Le temps passe et nous nous émerveillons des conséquences de son passage et des changements subis par les personnages. Nous pouvons regarder, comme nous sommes invités à le faire, mais tout comme Léontes, nous devons nous méfier des interprétations erronées et nous garder de juger à première vue. Tout comme, pour le personnage de Clown (savoureusement campé par Garance Chavanat), nous n'avons pas affaire à un personnage comique - le terme de clown au départ, en anglais signifiait une personnage rustique, maladroit (l'origine vient de cloyn, clot - une motte de terre) et il incarne à la fois la naïveté et l'innocence mais aussi une conscience simple et immédiate et aussi, en lien avec son paysan-berger de père (Jean-Marc Michels, dans ce rôle taillé sur mesure) le sauveur et le garant de la vie et de l'avenir de Perdida, ce qui est le message profond de cette pièce: A travers les vicissitudes de la vie, l'innocence triomphe quelques soient les épreuves et les turpitudes par lesquelles nous serons passés. 


Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et c'est, j'imagine, le très beau message que Julie Delille a voulu faire passer, en tout cas la philosophie qu'elle devrait défendre ici*: impliquer tout le monde pour une meilleure entente entre les femmes et les hommes et une plus grande prise de conscience de la nature et de nos sens.


La Fleur du Dimanche


* Des journées spéciales prolongent déjà le cycle des représentations d'été en l'enrichissant: La journée du matrimoine le 14 septembre avec une marche des autrices à 11h00 et une carte blanche à Laurence Cordier, l'actrice principale du Conte d'hiver puis le 15 septembre la présentation d'une enquête de Marie Evain sur Mary Sidney alias Shakespeare

Le Conte d'Hiver - Shakespeare - Julie Delille - Photo: Jean-Louis Fernandez


 Le Conte d’hiver de William Shakespeare

Mise en scène Julie Delille

Du 20 juillet au 31 août 2024

Avec 

Laurence Cordier : Hermione / Perdita

Laurent Desponds : Polixènes

Elise de Gaudemaris : Paulina

Baptiste Relat : Léontes

Héloïse Barbat*, 
Garance Chavanat*, 
Sophia Daniault-Djilali*, 
Élise de Gaudemaris, 
Laurent Desponds, 
Yvain Vitus*, 
Véronique Damgé*, 
Laurence Cordier, 
Valentin Merilhou*, 
Jean-Marc Michels*, 
Baptiste Relat, 
Michel Lemaître* 
Gérard Lévy*

*membres de la troupe 2024 de comédien·nes amateurices du Théâtre du Peuple.

Dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga
Scénographie et costumes Clémence Delille
Création lumière Elsa Revol
Musique Julien Lepreux
Assistanat mise en scène Gwenaëlle Martin
Assistanat scénographie et costumes Elise Villatte
Régie générale Pablo Roy

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