samedi 21 septembre 2024

Musica Jour 2 : Le plaisir de la musique en cinq temps

 Musica a démarré selon un rythme à trois temps - une avant-première, The great Learning à Saint Paul, l'opéra Picture a day like this et la première soirée d'ouverture L'Etat de la Musique ce vendredi au Maillon - ce samedi voit Musica rythmer la journée en cinq temps dans une diversité engagée.


Premier temps: L'éveil avec Thoreau Day à la Salle Ponnelle avec l'Ensemble Klang.


Musica 2024 - Ensemble Klang - Saskia Lankhoorn - Photo: Robert Becker

Musica 2024 - Maja Verlaak - Ensemble Klang -  - Photo: Robert Becker


La journée est ensoleillée et le programme initial est adapté pour saluer l'astre qui nous réveille en entrant à plein flots par les fenêtres de la Salle Ponnelle de l'Opéra National du Rhin. C'est donc avec la pièce Pÿramide, à Paul Klee (2012) de l'Italien Giuliano Bracci que les cinq membres de l'ensemble Klang débutent le concert avec douceur, nous plongeant dans une sérénité  bienvenue pour cette fin de matinée. Les musiciens, qui perpétuent entre autre l'oeuvre et l'esprit du prolifique compositeur Luis Andriessen, également enseignant, jouent avec "passion" comme ils le font remarquer - et leur prestation le confirme. Le programme est d'ailleurs constitué d'oeuvres de quatre musiciens et compositeurs venant de différents pays qui ont côtoyé l'homme, le mentor en quelque sorte, dont nous avions déjà pu découvrir l'oeuvre monumentale De Staat la veille. 

Musica 2024 - Ensemble Klang - Saskia Lankhoorn - Photo: Robert Becker

Musica 2024 - Ensemble Klang - Pete Harden - Jouey Marrjis - Photo: Robert Becker

Musica 2024 - Ensemble Klang - Anton van Houten - Erik-Jan de With - Michiel van Diek - Photo: Robert Becker


La création française de Guiliano Bracci commence donc doucement. Quelques touches de piano (précise Saskia Lankhoorn), des accords à la guitare électrique (impeccable Peter Harden), des frappes de vibraphone (agile Joey Marijs). L'effectif des cuivres se compose de Michiel Van Dijk et Erik-Jan van de With aux saxophone et Anton van de Houten au trombone et ils lancent de leur côté des sons intermittents qui nous réveillent doucement. Tout cela se déploie, tout en intériorité et en sérénité.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Pete Harden - Joey Marijs - Photo: Robert Becker


Changement d'atmosphère avec Chaoids (2001) du chypriote Yannis Kyriakides, dont le titre laisse supposer plus de désordre. C'est effectivement un peu plus désordonné, industriel. La musique est plutôt répétitive avec de l'électronique. Il y a cependant quelques plages plus calmes. Mais des éléments lancinants montent en tension pour s'élever puis reprendre de plus belle. Exit le piano et, au saxophone, il ne reste que Michiel van Dyke pour nous amener dans cette autre ambiance.

Musica 2024 - Maja Verlaak - Ensemble Klang - Joey Marijs - Photo: Robert Becker

Musica 2024 - Maja Verlaak - Ensemble Klang - Jouey Marrjis - Photo: Robert Becker

Musica 2024 - Maja Verlaak - Ensemble Klang - Joey Marijs - Photo: Robert Becker


Avec Vanishing Point (2022), une création française de la Belge Maya Verlaak c'est le percussionniste Joey Marijs qui fait un solo sur cette composition avec électronique où son action sur les cymbales agit sur les sons électroniques. Un challenge nous est donné de deviner la règle de la compositrice pour cette interaction. Même en l'absence de réponse, nous apprécions la délicatesse de la pièce, bien rythmée par le toucher de l'interprète, ses variations, tout comme la modulation de sa force de frappe et le délicat son des trombones (l'accessoire de bureau, pas l'instrument) sur les disques de métal.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Saskia Lankhoorn - Photo: Robert Becker


Thoreau Day (2020) de Keir Neuringer, musicien étasunien mais qui a passé huit ans à la Haye nous offre un double homage, d'une part au penseur et naturaliste, écologiste avant l'heure, David Henri Thoreau, mais aussi au musicien indien Kadri Gopalnath, un des premiers qui a interprété la musique carnatique indienne au saxophone. Les clochettes et grelots accompagnent et soutiennent les vents, les percussions et la piano sur des airs champêtres et vespéraux, pleins de frémissements et de vie secrète, bruissante. L'ambiance est douce et sereine, ensorcelante.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Photo: Robert Becker

Pour clore la matinée, l'Ensemble Klang nous offre une composition du "maître" Louis Andriessen, Haut (1999) qui signifie "bois" et où le percussionniste joue du xylophone. Il est composé comme un canon à quatre voix où le saxophone lance la mélodie et le reste suit plein d'entrain et de joie. Le rythme est tendu et s'accélère vers la fin sur une marche endiablée où tout le monde s'implique sans presque respirer. reprendre son souffle. Et l'on comprend effectivement que, comme le disait un des musicien à propos de Louis Andriessen, celui-ci ne faisait pas que composer, mais tenait à ce que le musicien "vive" pleinement la musique dans son interprétation. Et nous les remercions de nous avoir transmis cette vie là.


Deuxième temps: la mise en appétit avec Frontière, point de rencontre avec Zone expérimentale


Nous les avions vus à Bâle l'an dernier (voir le billet du 4 octobre 2023)  et avions apprécié leur professionnalisme et la qualité de leurs propositions. Les étudiants de Zone expérimentale de Sonic Space de la Hochschule fur Music qui ont noué des liens avec le Festival Musica viennent cette année présenter un programme autour de la performance dans une belle diversité.

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


La première pièce Surface (2024), de l'Ukrainienne Oleksandra Katsalap, surprenante et dérangeante nous fait à la fois prendre conscience de la réalité  et de l'origine des instruments de musique, comme le tambour recouvert de peau, et ce qu'il requiert pour sa fabrication, de la violence que cela sous-tend en parallèle à la violence qu'elle peut induire sur et dans le corps d'une jeune fille, avec la blessure, la cicatrice, le fil du couteau et la violence cachée des abattoirs. La pièce, avec son et vidéo, fortement découpée joue sur une tension qui s'étale peut-être un peu trop même si l'interprétation est prenante.

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


Letter Piece N° 5 (2010) de Mathew Shlomowitz interprété par Filipe Figueiredo Calixto et Rebecca Minten utilise certains artifices transposés de la vidéo et de ses effets, avec des moments assez drôles (par exemple le livre lu à l'envers) mais gagnerait à un peu plus de densité et de précision.

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


Is it ? (2022) de Thomas Kessler, très beau duo d'Alena Verin-Galitskaia (que nous avions vue l'année dernière dans les 7 crimes de l'amour de Georges Aperghis) avec Juan Trujillo Uribe dans un virtuose dialogue étrange fructueux entre voix et saxophone nous à encore montré les talents de cette jeune soprano russe.

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


Moins convaincant Rot Blau (2009) de Jessie Marino, un jeu de table et de mains avec Ignat Klobystin et Isabelle Meraner ont souffert de la position en surplomb de la scène.

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


Workers Union (1975) par les précédents performeurs auxquels s'est rajouté Pol Cabrera Plaza d'une autre pièce de Luis Andriessen bien dans son style si l'on peut dire, conclut le programme. On y trouve avec une très belle interprétation en canon qui s'accélère au fur et à mesure et prouve tout le talent de ces jeunes interprètes . Un programme avec de belles découvertes !

Musica 2024 - Zone expérimentale - Frontière - Photo: Robert Becker


Troisième Temps: la cuisine européenne avec Les Murs meurent aussi de François Sarhan


Ne vous trompez pas, François Sarhan sait faire la cuisine. Il a même une Epicerie Solitaire au Q.G. même de Musica place de la Cathédrale à Strasbourg. C'est une exposition, visible pendant la durée du Festival où l'on trouve, en plus du magasin, une cuisine, un salon et une chambre à coucher. Pour composer, il a aussi une cuisine à part. Il n'aime pas trop les textes écrits et préfère les récits, récits dont il se sert pour créer ce "théâtre musicalLes Murs meurent aussi qui parle des murs et des frontières mais pour lequel lui-même fait sauter les frontières. Il dynamite allègrement les genres, détourne un film de présentation d'un produit industriel pour en faire une parodie en lançant une arme de défense anti-guerre (anti-missile) utilisant la musique. Et pour continuer il va amalgamer plusieurs récits concernant la frontière, le mur (celui de Berlin et le Rideau de Fer en extension) ou le fleuve-frontière dans une ville, pour en faire le support à la fois de compositions musicales mais aussi de théâtre. Ainsi il se nourrit d'histoires à priori racontées par les musiciens de l'ensemble luxembourgeois (encore un saute-frontière) United Instruments of Lucilin, en particulier la violoniste Winnie Chang qui raconte son expérience des "deux" Chines ou le claviériste Pascal Meyer avec son enfance en Tchécoslovaquie - à l'époque où elle existait et le rideau de fer aussi - et le voyage de sa grand'mère restée muette hors du Bloc de l'Est par crainte des "écoutes". 

United instruments of Lucilin - Photo: Alfonso Salgueiro


Il se nourrit aussi en les montant en vidéo des récits de personnages comme ce Chamane parti de Iakoutie pour exorciser Poutine et devenu célèbre mais qui s'est fait arrêter puis enfermer dans un asile psychiatrique. Une autre histoire qui se répand sur l'espace scénique et devient prétexte à spectacle, se base sur une histoire double et trouble d'une certaine Christine Kuntz réelle ou imaginaire ayant à voir avec le mur, la Stasi et les passeurs. Ce mur devient presque biodégradable, se plie et bouge, tout comme la musique. La représentation est bourrée d'ironie et d'humour comme ce personnage déguisé en "balle biodégradable" qui, si elle ne tue pas, va permettre de faire germer des semences pour la sauvegarde de l'écosystème. Il y a beaucoup de spectaculaire dans cette création, avec une volonté d'inclure le spectateur, mais aussi de le garder à distance, en le rendant carrément responsable de la fin du spectacle. Une attitude surprenante et courageuse. Atteint-elle sa cible? A vous de le dire..



Quatrième Temps: le plat de résistance avec La Persévérance de Klang & Asko/Schönberg


Ce quatrième temps est une second rendez-vous avec les ensembles Klang et Asko/Schönberg avec un nouveau programme autour de Luis Andriessen. L'effectif de l'orchestre est un peu plus restreint, le chef a changé, en fait ce n'est pas vraiment un chef, c'est Joey Marijs, le percussionniste de l'Ensemble Klang, (un ensemble sans chef) qui à un certain moment va quitter son poste pour se placer devant la batterie.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


Le concert commence avec Dance Works 1 & 2 (1993) de Steve Martland avec un petit air de marche inventif et varié, gai et joyeux. Le deuxième mouvement est un peu plus lent, plus balancé et nonchalant. Les phrases rythmiques sont plus variées prenant quelquefois des airs de boogie-woogie.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


Puis, Arsenal of Democracy (1993) de Julia Wolfe nous entraine dans des stridulences en rotation, des frappes de clavier (encore Saskia Lankhoorn), des braiements, bruits d'étable ou de basse électrique ou encore une sorte de vol du bourdon suraigu en super accélération.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


L'on continue avec Nautilus (2011) d'Anna Meredith qui se base sur des doubles sons répétés qui montent en gamme et s'accélèrent  en vague, une vague recouvrant l'autre dans une belle énergie. La répétition installe un climat changeant puis arrivent des sons électroniques. Puis le chef devient batteur et frappe consciencieusement, sur un rythme binaire, également la batterie et la grosse caisse. Cela dure  un certain temps puis s'arrête. L'orchestre continue sur sa lancée quelques secondes et s'arrête aussi.

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


La soirée s'achève avec la pièce M is for Man, Music, Mozart (1991) de Luis Andriessen, en fait un "ciné-concert" avec le film éponyme de Peter Greenaway où hormis les bruitages et quelques sons directs du film, la musique est interprétée en direct par l'orchestre et la voix est reprise par la mezzo-soprano Michaela Rieger, déjà vue la veille. Le film dans un pur style greenawayen - images retraitées, superposition de schémas et de cadres, quadrillages, colorisation réduite et plutôt style noir et blanchâtres, personnages nus qui bougent et dansent avec des mouvement très hiératiques, en particuliers deux femmes nues qui dansent au début, Kate Gowar et Karin Potisk, et ensuite un danseur, Ben Kraft. 

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


Le film est un abécédaire illustré qui commence à A et s'arrête à M, le A étant relié à Adam (E pour Eve), le B étant Blood (le sang) le C la Conception et D le Diable (Devil). Tout cela illustré en pantomime dansée, assez symbolique. Les lettres passent plus ou moins vite selon les scènes afférentes et la lettre M, lettre centrale de l'alphabet, sous les bons auspices de Mozart va être l'étape principale de ce film, en permettant à Dieu de créer l'Homme - the Man - Homme de Farine (Flour), Homme de Mots (words), Homme de Chair (Meat), Homme de paille (Straw), Homme d'Argile (Clay). 

Musica 2024 - Ensemble Klang - Asko|Schönberg - La Persévérance - Photo: Robert Becker


Ces évolutions sont exposées sous forme de tableaux et de vocabulaire encyclopédique de ce qui peut s'y rapporter. Finalement l'Homme de Farine est lessivé, l'Homme de Paille est brûlé et c'est l'Homme de Sang (Blood) qui verra sa destinée sous plusieurs plusieurs thématiques. Et l'on finit, par le Mouvement (Movment), où il apprendra la Musique dans une société théâtralisée. Il faudra ainsi inventer Mozart via un danseur virtuose qui louche du côté de Léonard de Vinci et fait un clin d'oeil à Bruno Schultz et sa clepsydre. La musique de Louis Andriessen qui correspond bien au style de Peter Greenaway, musique répétitive qui, à l'approche de Mozart, se fait plus mélodieuse et presque comédie musicale. La musique continue après la fin du film et reprend toute sa place et son importance centrale dans la soirée. Une soirée qui continue de dresser un portrait par approches variées de ce compositeur trop peu connu et qui, grâce à ce coup de projecteur de Musica a gagné en visibilité.


Cinquième Temps: le dessert avec Rewire #2


C'est la nuit et la deuxième soirée consacré au festival Rewire accueilli cette fois-ci dans l'église Saint Paul avec des musiques électroniques un peu plus planantes.

Musica 2024 - Rewire#2 - Orphax & ensemble - Photo: Robert Becker


Pour commencer dans les limbes, Orphax & ensemble, nous proposent En de stilstaande tijd qui peut signifier que le temps arrêté. Orphax (Sietse van Erve) déploie avec ses machines électroniques la face cachée du temps. Il est accompagné du trio acoustique avec, au violoncelle Marie Schmit, aux flûtes Anne Gillot et à la clarinette basse Gareth Davis. 

Musica 2024 - Rewire#2 - Saint Paul - Photo: Robert Becker


Les sons, tenus et qui s'enchevêtrent discrètement changent imperceptiblement et nous voguons dans des nappes ouatées sans aucun repère (presque) où se raccrocher. Cela fait du bien de se perdre de temps en temps et sur la durée - on ne voit plus le temps passer. 

Musica 2024 - Rewire#2 - Thomas Ankersmit - Photo: Robert Becker


D'ailleurs presqu'une heure est passée et l'on arrive aux bidouillages de Thomas Ankersmit qui avec Een aantal locaties (2024 - création mondiale) nous fabrique avec son synthétiseur Serge une musique concrète faite uiquement avec des signaux électriques analogiques. 

Musica 2024 - Rewire#2 - Thomas Ankersmit - Photo: Robert Becker


Cela donne des scratches, des explosions, des grattements, des effondrements, des grincements, des craquements, des éclats, qui surgissent ou explosent de manière totalement aléatoire, mais totalement maîtrisés per Thomas aux manettes. Quelquefois, des ondes discrètes font un horizon sonore ténu. De l'Arte sonore "povera" mais riche en expérience. 

Musica 2024 - Rewire#2 - Grand River &  Abul Mogard- Photo: Robert Becker


Pour finir, Grand River & Abul Mogard, (Aimée Portioli et Guido Zen) nous emmènent avec In uno spazio immenso, un duo machine guitare (grattée ou frottée avec un archet) via de longues variations, dans un cérémonial plus martial avec des nappes qui se chevauchent, des ondes sonores qui se superposent en couches dans l'espace de l'église et qui enflent jusqu'à devenir oppressantes. Dommage, ça avait bien commencé... Mais la nuit est longue.


La Fleur du Dimanche

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