jeudi 1 février 2024

L'envahissement de l'être (danser avec Duras) de Thomas Lebrun: Duras à l'oreille, Lebrun l'incarne

 Marguerite Duras est un monstre sacré, de la littérature, du cinéma, de tout. Elle a touché à tout et a touché Thomas au point de l'ensorceler de sa voix. Ce qui n'est pas surprenant, pour celui ou celle qui a déjà entendu le phrasé, le style de cette autrice qui a marqué le XXème siècle. Reconnaissables entre tous, son expression, son vocabulaire, ses silences, ses pauses, nous emmènent dans son univers propre. Que ce soient ses livres, connus comme Le barrage contre le Pacifique ou l'Amant, Prix Goncourt en 1984 ou son conte pour enfant Ah! Ernesto en 1971, adapté au cinéma en 1985 sous le titre Les Enfants ou encore ses films qui sont allés de plus en plus vers une radicalité du récit, sans personnage presque, avec une intrigue qui nous perd dans ses méandres, dans l'atmosphère de la narration. Duras et son oeuvre, on peut dire que Thomas Lebrun la connait, sur le bout des doigt, ou plutôt de l'oreille, car il l'écoute à satiété, plutôt que de la lire ou de regarder ses films. 


Thomas Lebrun - L'envahissement de l'être (Danser avec Duras) - Photo Frédéric Iovino


Et c'est un montage sonore traversant autant le temps que les styles de médias, qui constitue la base de cette pièce L'envahissement de l'être (danser avec Duras) et qu'il nous présente en interprète solo. Il passe par tous les rôles, assumant même admirablement une Duras dans les vapeurs embrumées avec une déconnexion intermittente de la parole très bien sentie. Le montage compile des émissions de télé ou de radio, des interviews et des bandes son de ses films. Qu'ils soient anciens comme Hiroshima Mon Amour (avec ce "Tu n'as rien vu à Hiroshima" qu'elle explique ailleurs en "Tu ne peux pas écrire sur Hiroshima") ou plus récents comme India Song (où Thomas Lebrun campe avec force un Michael Lonsdale Vice-consul désespérément amoureux) ou d'autres encore, ils permettent de nous emmener dans l'atmosphère particulière de Marguerite Duras. Les extraits d'émissions de radio nous font approcher la biographie et la vie de Duras - comme cette émission d'Apostrophe avec un Bernard Pivot faussement naïf qui l'interroge sur le succès, ou cette émission de 1967 où l'on entre dans sa vie de jeune fille blanche en Indochine, pauvre parmi les pauvres, rejetée par les blancs. D'autres nous dévoilent sa capacité à avoir réponse à tout, mais aussi son parcours et son engagement politique. Ou encore nous la révèlent dans ses voyages (pour lesquels Thomas Lebrun se retrouve porteur d'affiches de publicités pour les villes citées par Duras (la ville aussi qui lui a donné son nom d'écrivain), mais aussi à travers ses blagues de potache - et ses fous rires - tout en gardant un regard social engagé, ou ses saillies psychanalytiques: Comme Monte-Carlo qui n'a "vu monter personne" ou une publicité antialcoolique avec un garçon qui pleure et où sur le texte il est rajouté un "tout" "Papa ne boit pas tout Pense à moi!". Ou encore ce panneau noir sur lequel il est écrit "Nous sommes chair" et que Thomas Lebrun interprète dans une pose osée et explicite. 


Thomas Lebrun - L'envahissement de l'être (Danser avec Duras) - Photo Frédéric Iovino


La position de Thomas Lebrun, concepteur, chorégraphe et interprète de la pièce est d'ailleurs délicate. Il lui faut laisser la place ou plutôt savoir la prendre à Marguerite Duras qui emplit l'espace, sans tomber dans le pléonasme, la répétition ou l'illustration. Trouver la bonne distance et habiter et meubler ce plateau avec son corps, arriver à faire passer le geste et la danse avec à la fois suffisamment de légèreté mais aussi de force dans cet univers puissant que hante la femme de lettre et de mots. Trouver dans le texte ce qui peut être danse (et pas juste "danse classique" ou danse de salon). Heureusement qu'il y a aussi la musique et les chansons qui ont voix au chapitre pour Duras (même si elle avoue à la fin ne plus en écouter parce que cela la fait "pleurer" parce que la musique contient trop de vécu). Donc à part quelques occurrences, semées ici ou là dans ses entretiens, soulignées par un geste discret, ce sont surtout les pièces pour piano de Schubert qui donnent à Thomas Lebrun l'occasion de démontrer sa qualité et de chorégraphe et d'interprète (ici sur un versant romantique), ou encore la chanson d'India Song dans une très forte et très poignante interprétation, à la limite de l'expressionniste. 


Thomas Lebrun - L'envahissement de l'être (Danser avec Duras) - Photo Frédéric Iovino


Il y a bien sûr d'autres moments de danse, beaucoup plus délicats où, passant avec discrétion dans des couloirs lumineux (magnifiques éclairages de Françoise Michel découpant l'espace au couteau), il esquisse de fugitifs mouvements qui font l'unité et le lien de portrait dansé kaléidoscopique. Et qui font se rejoindre passé et présent, ici et ailleurs, rêve et réalité. Et redonnent vie à des fantômes du passé ou des personnages d'un livre ou d'un film qui hantent notre imagination, comme ces habits, accrochés au fond de la scène et qui se balancent au souffle des fantômes du passé.

Alors, pour rester dans cette "atmosphère" et de ses mots, je vous offre ses mots et sa voix via Jeanne Moreau qui nous chante cette "Chanson" d'India Song:




India Song

Chanson,
Toi qui ne veux rien dire
Toi qui me parles d'elle
Et toi qui me dis tout
Ô, toi,
Que nous dansions ensemble
Toi qui me parlais d'elle
D'elle qui te chantait
Toi qui me parlais d'elle
De son nom oublié
De son corps, de mon corps
De cet amour là
De cet amour mort
Chanson,
De ma terre lointaine
Toi qui parleras d'elle
Maintenant disparue
Toi qui me parles d'elle
De son corps effacé
De ses nuits, de nos nuits
De ce désir là
De ce désir mort
...


La Fleur du Dimanche


A noter: A Pôle Sud, souvent, il est possible de voir le travail de création d'un(e) chorégraphe en cours de "chantier" et c'est à cet "Accueil studio". Ce dispositif très intéressant en entrée libre permet de rencontrer et échanger avec le ou la chorégraphe qui montre son projet en cours. Avant Thomas Lebrun, il était possible donc de rencontrer, Meytal Blanaru et sa pièce en cours de création DARK HORSE. La chorégraphe dont nous avions déjà pu découvrir Rain dans le cadre du Festival L'Année commence avec elles l'année dernière nous présente sa nouvelle pièce en vidéo et explique très clairement à la fois sa démarche et la forte injonction qu'elle avait à créer ce projet. Née en Israël elle explique aussi le contexte et l'état d'esprit dans lequel elle est entrée à l'automne dernier, avec le contexte que nous connaissons, dans cette création que nous sommes très impatient de voir.


POLE-SUD est aussi un lieu de fabrique et de création grâce au dispositif des Accueils studio. Ces résidences artistiques se renouvellent chaque saison et permettent à une douzaine d’équipes de la scène locale et internationale de se consacrer à la recherche et à la création. Ces étapes de travail sont ponctuées par des rendez-vous, les Travaux Publics, favorisant la rencontre entre les artistes en création et les publics. Sous formes variées et conviviales. Ils sont aussi l’occasion de « Soirée 2 en 1 », offrant à tous, la possibilité de découvrir deux démarches artistiques différentes : à 19:00 au studio un processus de travail en cours et à 20:30 un spectacle d’une autre compagnie sur le plateau.



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