mardi 28 novembre 2023

Le Voyage dans l'Est au TNS: La parole pour contrer le silence

 Le Voyage dans l'Est est multiple et les étapes nombreuses et toutes apparemment aussi douloureuses les unes que les autres, sauf peut-être la (ou les) première(s) dans une innocence originelle. La pièce de Christine Angot qui porte ce titre, comme le livre, est mise en scène par Stanislas Nordey. Ce texte lui a "sauté à la figure" et il estime que c'est "une de ses plus belles oeuvres, une forme  d'accomplissement". Jugement que nous ne pouvons que partager après l'avoir vue, même si ce n'est pas du théâtre de format classique. Les multiples choix de mise en scène nous font, nous aussi faire ce "voyage". Voyage dans une région mais aussi et surtout voyage dans le souvenir. Et construction, reconstruction d'une histoire, reconstruction aussi d'une personne, en l'occurrence Christine Angot elle-même. Par ce geste littéraire autofictionnel, elle remet en place au fur et à mesure tous les éléments de ce vaste puzzle de la mémoire et nous le partage dans une enquête presque policière mais également intime et surtout engagée. Ce livre est un combat, personnel bien sûr mais qui arrive à un niveau universel, social et politique, un vrai combat contre la domination masculine profondément inscrite dans les habitudes, pas seulement des hommes mais aussi des femmes aujourd'hui encore.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Mais c'est surtout une histoire personnelle qui nous est transmise, avec toute la sensibilité et les interrogations, les dits et les non-dits, les erreurs et les hésitations, les allers et les retours, les joies espérées et les douleurs insurmontables, inexprimables et non entendues ou niées qui jalonnent une vie, de jeune fille jusqu'après la soixantaine.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Cécile Brune qui  joue magnifiquement et avec sobriété la narratrice et parcourt en démiurge la scène, arrive à nous incarner le personnage de Christine aujourd'hui - et même, dans une scène étonnante, Christine très jeune. L'intelligence de la mise en scène sans fioritures de Stanislas Nordey qui balance entre le récit et le jeu, entre diégèsis (narration) et mimésis (représentation) de manière totalement souple et rapide, fait basculer les mots, de la narration aux personnages, et ainsi, donne une bonne impulsion à ce texte romanesque. De Christine jeune, interprétée par Carla Audebaud, tout a fait crédible à ses deux âges (de 13 à 15 ans, avec un intelligent artifice de jeu, puis de 16 à 25 ans) ou, plus âgée, par Charline Grand (de 25 à 45 ans) qui semble plus dynamique, volontaire mais piégée quand même, ou du personnage du père, toujours impeccable Pierre-François Garel en séducteur surplombant, ou de Claude Duparfait, excellent en amant puis mari, aux autres personnages un peu plus fugaces incarnés par Julie Moreau (la mère, la journaliste, la comédienne,...) et Moanda Daddy Kamono (surtout Charly son dernier compagnon et autres rôles), le texte balance, fuse, rebondit et nous emporte dans cette exploration du souvenir.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Le texte alterne entre la reconstruction des épisodes de cette longue descente aux enfers de la soumission, ponctuée d'étapes et marquée par des lieux - Strasbourg, la forêt, Reims, Paris, Le Touquet, La montagne, Tende,... Chaque station s'enfonce dans un degré de violence supérieur. Les description ne nous sont pas épargnées mais sans complaisance ou voyeurisme - et un recul nécessaire. Ce recul vient d'une part de la description de tout ce travail de souvenir, de mémoire, d'interrogations des témoins, surtout le mari - les autres niant et taisant la réalité des faits - et d'autre part de l'analyse, de l'essai de reconstitution de tous les sentiments et états d'esprit, ressentis lors de ces épreuves subies. 


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


Ces événements révèlent la dissociation, la mise à distance subie, non voulue de la victime, et le curieux silence des témoins, leur négation et non intervention alors qu'ils pourraient faire cesser cela. Ces deux éléments conjugués enferment la victime dans un étau sans issue possible, même lors d'un ultime sursaut à 28 ans, à l'occasion d'une dernière possibilité d'appel à la justice. Mais là aussi, l'inertie, la lâcheté et l'enfouissement de la mémoire prennent le dessus. Ce qui nous vaut, à nous spectateurs passifs, une apostrophe salutaire, un dernier sursaut avant la constatation lucide du poids des traditions et des idées qui continuent de gouverner la société. Et de constater qu'on continue à laisser les femmes dans une "certaine mise en esclavage" et que nous gardons, "nous tous" un ton poli sous la chape de plomb du silence sur ce type de scandale qui détruit des vies entières.


Le Voyage dans l'Est - Christine Angot - Stanislas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez


La scénographie (extension d'une précédente pièce, Au Bord où Cécile Brune incarnait aussi un personnage qui essaie de rentrer au fond de ses pensées sur une question de dignité) nous plonge dans un univers mental tout en personnifiant la pensée en marche . Le jeu de scène nous le rend à la fois lisible et nous y implique efficacement, tout en nous transportant dans ces espaces de transit où la pensée file comme un train dans le paysage (comme la voiture piège) dans les images de Jérémie Bernaert, ou en nous berçant au son du piano d'Ollivier Mellano joué par Barbara Dang. Mais nous devrions encore frissonner aux dernières paroles de la pièce "Tout s'est bien passé" qui viennent en écho à la première réponse de la mère, ce "Je sais" qui a cassé toute tentative de sortir de cette tragédie en germe. Tragédie qui pourrait aussi s'appeler "Le glaive et la balance". Une histoire lourde, pesante mais nécessaire et salutaire pour la protagoniste au premier chef, mais également pour nous pour prendre notre part de responsabilité.


La Fleur du Dimanche


Voyage dans l'Est


Création au TNS le 28 novembre 

Jusqu'au 8 décembre au TNS à Strasbourg - 

/!\ Attention à l'horaire: 19h00 sauf le 2 décembre 18h00 

Tournée Nanterre, Théâtre Nanterre-Amandiers - Centre dramatique national, du 1er au 15 mars

Texte
Christine Angot
Mise en scène
Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique
Claire ingrid Cottanceau
Avec
Carla Audebaud − Christine 13-25 ans
Cécile Brune − Christine aujourd'hui
Claude Duparfait − Claude
Pierre-François Garel − Le père
Charline Grand − Christine 25-45 ans
Moanda Daddy Kamono − Charly et
autres personnages
Julie Moreau, − La mère et autres personnages,
en alternance les 6 et 7 déc avec
Claire ingrid Cottanceau
Scénographie
Emmanuel Clolus
Costumes
Anaïs Romand
Lumière
Stéphanie Daniel
Vidéo
Jérémie Bernaert
Cadre
Félicien Cottanceau
Musique
Olivier Mellano
Enregistrement piano
Barbara Dang
Le Voyage dans l’Est est publié par les éditions Flammarion, 2021.
Le texte a reçu le prix Médicis 2021 et le Prix Les Inrockuptibles 2021.
Les décors et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS.
Production Compagnie Nordey
Coproduction Théâtre National de Strasbourg
Avec le soutien du Jeune Théâtre National (JTN)
La Compagnie Nordey est conventionnée par le ministère de la Culture.
Remerciements au Théâtre Nanterre - Amandiers

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