dimanche 13 avril 2025

GRENZ-Thérapie avec les Clandestines: Passer les frontières à la lisière du théâtre, de la musique, des langues

 Les frontières sont faites pour être dépassées. D'ailleurs ne dit-on pas que lorsqu'elles sont dépassées il n'y a plus de limites. Et pourtant.... Les frontières et les passages qu'elles supposent sont devenus un sujet brûlant d'actualité. Tout comme, en 2020, lorsque la pandémie a figé le monde, la frontière s’est soudain rétrécie, jusqu’à se fixer parfois à un kilomètre de chez soi, parfois même au seuil de sa porte.  C'est dans ce contexte de confinement qu'a germé l'idée d'un spectacle né de la collaboration entre l'équipe des Clandestines, troupe strasbourgeoise active depuis plus de 25 ans - et la musicienne, performeuse et compositrice Abril Padilla, installée à Bâle. De cette rencontre est née une première version portée par des musiciens et compositeurs et musiciens surtout bâlois - Robert Torche (CH), Joëlle Salomé Götz (CH), Annette Schlünz (DE). Elle fut donnée en 2023 au Kasko dans le bâtiment de l'ancienne brasserie Warteck à Bâle.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

Pour les deux représentations strasbourgeoises au CRIC, rue de la Coopérative, ce sont Mathieu Goust aux percussions et à la batterie et Christophe Rieger au saxophone, toujours avec Abril Padilla, qui ont assuré avec brio la partie musicale. Tandis que Béatriz Beaucaire, Carole Breyer, Naton Goetz, Dominique Hardy, Virginie Meyer, Régine Westenhoeffer et Emmanuelle Zanfonato occupaient l'espace avec le chant, la danse et les textes. 


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

Il est des spectacles qui ne se contentent pas de se jouer. Ils s’expérimentent, se traversent. Ils vous prennent par la main, ou par surprise et vous entraînent là où les murs sont des prétextes, et les règles, des invitations à les contourner. Les Clandestines savent cet art rare de déplacer les lignes, de tendre des miroirs à nos limites, de rendre palpable ce que, souvent, nous croyons abstrait. Grenz-Thérapie interroge avec poésie, humour et malice ce que nous faisons des frontières. Celles qui séparent les pays, les langues, les esprits. Mais aussi celles que nous érigeons à l’intérieur de nous-mêmes.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


D'emblée nous franchissons les frontières de la salle traditionnelle. Dans une apparition surprise, au loin, tout au bout de la cour du "Garage Coop" du côté des "Ateliers éclairés", la petite troupe des Clandestines, munies de leur immense porte-voix rouge, exécute une traversée du vaste espace de la cour et passe sous la porte du garage d'où monte depuis quelques temps un sacré raffut. L'occasion pour nous de faire concrètement l'expérience de ce qu'est une frontière: qu'elle soit virtuelle (au loin, de l'autre côté) ou tangible (ces rubalises rouges et blanches tendues devant nous) ou encore cette énorme porte de garage qui se dresse devant nous et que nous n'osons pas passer accroupis. 


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

Et n'oublions pas cette frontière sensorielle, ce vacarme assourdissant dissuadant toute tentative d'intrusion. S'y ajoute également la frontière des langues, que nous découvrons avec les lettres collées sur les vitres du bâtiment: des mots écrits en français et en allemand et parlant de "frontière" - "Grenze", de "lieu" - "Ort", de "Land" (pays) ou de "hören" (entendre).


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

La toponymie de la pièce posée, il ne reste plus qu'à la déconstruire, à briser les "limites" de "Da" (ici) pour franchir l'"orée" de l'oreille et plonger dans le chahut et le raffut qui s'efface peu à peu pour céder la place à une musique métissée: électronique, percussions et objets du quotidien: moule à kouglof ou kougelhopf (qui fera l'objet d'une séquence avec des références historiques, géographique et même, symboliquement, vestimentaire car Gugel en allemand signifiant turban) et divers objets, dont des livres "sonores". 


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


De cette pièce faisant office de "salle d'embarquement", nous sommes invités à passer par un - long - couloir de transit avec contrôles obligatoires vers une première étape dans un nouvel espace, dans un petit pays, le Liechtenstein où les timbres se moquent des frontières.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


En petits groupes, nous partons, emportés par le texte du poète Bernard Heidsiek, dans une poésie tourbillonnante - c'est le cas de le dire - en spirale excentrique, à la découverte des peuples, tribus et populations, habitant "autour, tout autour de Vaduz", la capitale. Sans oublier les "émigrés, les désintégrés, et bien d'autres, et bien d'autres,...". Manière insidieuse de faire sauter les frontières, surtout que la lecture du texte en français et en allemand se superposent. 


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

Une autre jeu s’installe ensuite: interroger le public, le faire réfléchir à sa propre conscience de la frontière, aux sensations, aux sentiments, aux attitudes qui lui sont attachés. Puis matérialiser cette diversité dans l’espace: démontrer par l’exemple que les groupes auxquels nous croyons appartenir, au gré des questions et des catégories, sont mouvants, instables.. Ce procédé permet aussi au spectateur de devenir acteur, agissant, de se confronter à l'autre, aux autres, semblables et différents selon les critères.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Cette question de la différence se prolonge dans une séquence où les langues et dialectes deviennent source d’émerveillement poétique, presque surréaliste. Tantôt en allemand, tantôt en alsacien, suisse allemand ou français, les poèmes nous emmènent dans un labyrinthe sonore, tandis que les chanteuses, entre humour et poésie, nous conduisent aux confins de la poésie sonore.  


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Des livres-objets — des leporellos — se déploient alors, comme des oiseaux dans le ciel, avant de redescendre au sol, dressant de fragiles frontières symboliques. Les Clandestines, elles, se réfugient sur leur "tour d’ivoire", dominant la foule pour offrir un concert "perché".


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Après une séquence de nomenclature du public et de tentative de classement et de regroupements, une nouvelle étape s'annonce: le mouvement (vers l'autre), la danse, en tant que "langage des corps" qui dans une ronde simple et entraînante tente de nous faire expérimenter ce chemin vers l'autre. Le groupe invite le public au dialogue, à la participation. Mais les barrières sont encore là, tenaces dans nos têtes: peu osent franchir ce seuil invisible. Même le jeu, on préfère encore le regarder que s’y abandonner.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


 Alors commence ce que l’on pourrait nommer une escalade des hostilités. Les Clandestines nous renvoient, nous débarquent, dans cette salle d’embarquement, pour continuer entre elles, de l’autre côté, à jouer, chanter, nous laissant là, esseulés, âmes en peine livrées à elles-mêmes. L’expérience devient alors tangible : la séparation est là, réelle, elles (ou nous ?) derrière des grilles closes, entonnant des chants de lutte. 


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Mais la lutte doit continuer. Elles reviennent, par un chemin détourné, nous offrir une danse de chiffons multicolores qui flottent comme des drapeaux et qui, par un effet de magie scénique, se révèlent, à la fin, chacun barré d’une bande noire, image saisissante d’un pays scindé.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Et pour ne pas perdre le fil, ces drapeaux deviennent coiffes. Kugelhopf sur le Kopf. Et, dans un ultime chant de lutte, nos chères Clandestines s’éclipsent, partant affronter de nouvelles frontières et d’autres publics.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


Au bout du compte, en un peu plus d’une heure, nous aurons expérimenté, par la danse, le chant, la musique, les échanges, différentes situations où les frontières — physiques, réelles, symboliques, mentales, corporelles, sociales — auront été mises à l’épreuve. Bougées, peut-être. Ce que proposent et concrétisent dans le vécu les Clandestines, dans ce mélange des genres et des sensibilités, c’est la preuve qu’il est possible, dans la joie et la jubilation, de faire sauter les limites qu’on s’impose et les empêchements qu’on trimballe.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker

Et à nous, de découvrir qu’au fond, l’essentiel n’est pas tant de franchir les frontières, mais de cesser de les croire infranchissables.


GRENZ-Thérapie - Les Clandestines - Photo: Robert Becker


La Fleur du Dimanche


Le spectacle a été présenté dans dans le cadre du festival Lire notre monde-Strasbourg capitale mondiale du livre-Unesco 2024


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