mardi 4 février 2020

L'Eden Cinéma au TNS: La vie n'est pas un long film tranquille

Ne vous fiez pas à la chronologie dans cette pièce de Marguerite Duras, "L'Eden Cinéma", adaptée en 1977 de son livre "Un barrage contre le Pacifique", son troisième roman, édité en 1950.
Ni au déroulement de la pièce mise en scène par Christine Letailleur. 


L'Eden Cinéma - Photo: Jean-Louis Fernandez

L'histoire, essentiellement racontée par Suzanne (et son frère Joseph) commence par le parcours de leur mère, venue du Nord de la France dans cette Indochine française à l'époque, comme institutrice, et suivant son mari - ce "père, inconnu" de Suzanne, vu qu'il est mort rapidement - à l'origine de leur malheur. Ou plutôt révélatrice des difficiles conditions de vie d'une institutrice, veuve avec ses deux enfants, obligée de travailler comme pianiste dans un cinéma. Et surtout, de son impossible rêve où elle se bat à la fois contre la nature - les grandes marées du Pacifique - et l'administration coloniale - qui trompe et exploite les pauvres en leur vendant plusieurs fois des terres incultes - pour exploiter ces terres salées. Au point de jeter la famile dans le dénuement et la mère dans la folie.


L'Eden Cinéma - Photo: Jean-Louis Fernandez

Cette histoire, pleine de rebondissements, même si la mère garde son idée fixe, est racontée sur trois niveaux: la narration, qui quelquefois se transforme en dialogues, et en scènes jouées et les commentaires en voix off. C'était l'objectif de Marguerite Duras de secouer les règles théâtrales lors de la création de la pièce en 1977 (voir plus bas la vidéo d'achive sur la création par Claude Régy avec Madeleine Barraud, Bulle Ogier et Michael Lonsdale), de perturber le niveau de discours, d'avoir la description qui s'insinue dans le texte et les actions qui ne se sont pas jouées. Christine Letailleur joue le jeu et garde également les mêmes acteurs pour les personnages dans les différentes temporalités (les détails vestimentaires servent de repère, alors soyez attentifs!), parce que la temporalité est également bousculée.


Marguerite Duras (Donnadieu) jeune 

Comme au cinéma, nous avons droit à des flashes-back ou des projections dans l'avenir.
Christine Letailleur le justifie dans  l'interview par Fanny Mentré dans le dossier d'accompagnement de la pièce:
"On pourrait faire jouer la période de l’adolescence par d’autres acteurs que ceux du début, par des acteurs plus jeunes. Tout est une question de parti pris de mise en scène. Le mien est que ce soient les mêmes acteurs qui interprètent les scènes du présent et du passé. C’est plus fort, à mon sens ; je crois qu’à partir d’un certain âge, on revisite les scènes du passé, celles de l’enfance, peut-être pour mieux se réconcilier avec sa propre histoire, retrouver des émotions enfouies, réinventer cette période...
Cette histoire, ces émotions enfouies, les quatre comédiens nous le présentent avec sensibilité et nous permettent de les imaginer et même de les inventer. Cette découverte de l'amour et de la liberté par cette adolescente ambigüe, Suzanne (superbe Caroline Proust), sa relation ambivalente avec son frère, chasseur, aventurier et violent (bien campé par Alain Fromager), le jeu de l'amour et de l'argent avec son soupirant-amant Mr Jo (Hiroshi Ota, qui avait joué l'Homme dans la pièce "Hiroshima, mon amour" précédemement mis en scène par Christine Letailleur) et la poignante mère (incroyable Annie Mercier), à la fois mère courage, mère vengeresse et mère complètement folle. Son monologue (la lettre "finale" aux fonctionnaires) est un climax de la pièce. Comme le dit Suzanne dans la pièce: 
"Elle veut avoir raison de l'injustice, la mère, de l'injustice fondamentale qui régit le monde, encore. Elle veut avoir raison de la force des vents, de la force des marées, encore."


Marguerite Duras et sa mère Marie Donnadieu

C'est une pièce engagée, même si le résultat n'est pas gagné, mais nous y adhérons. Et nous nous laissons porter par cette ambiance, cette moiteur, cette nonchalance, avec les ambiances des îles d'Emmanuel Léonard, quelques pièces au piano - dont la Valse de l'Eden (Carlos d'Alessio voir plus bas), entêtante ritournelle qui tourne les têtes - et les lumières de Grégoire de Lafond avec la complicité de Philippe Berthomé qui nous transportent dans un India Song crépusculaire, transcendé par une scénographie minimale d'Emmanuel Clolus, avec ce bungalow mobile qui peut s'effacer et devenir la projection des fantasmes, dont le film de Gustav Machaty "Erotikon".
     
La Valse de l'Eden - Carlos d'Alessio:


 


Extrait de la pièce L'Eden Cinéma avec Bulle Ogier et Michael Lonsdale après l'interview de Claude Régy lors de la création de la pièce en 1977:  





La Fleur du Dimanche

L'Eden Cinéma
TNS du 4 au 20 février

Autour du spectacle: 
projection du film de Rithy Panh
"BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE
le 16 février 2020 à 11h00 au cinéma Star à Strasbourg - Gratuit

Tournée (en cours)
Théâtre de la Ville - Paris - au 19 décembre 2020  

CRÉATION AU TNS
PRODUCTION

Texte Marguerite Duras
Mise en scène Christine Letailleur
Avec Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust
Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur
Lumière Grégoire de Lafond avec la complicité de Philippe Berthomé
Son Manu Léonard
Vidéo Stéphane Pougnant
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat

Christine Letailleur est metteure en scène associée au TNS
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Le texte est publié aux éditions Gallimard


Production Théâtre National de Strasbourg, Compagnie Fabrik Théâtre

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