La peinture de Francis Bacon, qui ne la connaît ? Ses corps écorchés, déformés, souffrants... Ses sujets revisitant l'histoire de la peinture et mettant à nu le corps et l'âme. Les geules grandes ouvertes, gémissants ou criants, assis sur des trônes de roi, de cardinal ou des supports ressemblant à des cuvettes de toilettes. C'est une de ces cuvettes qui apparaît derrière le voile-miroir qui fait frontière et déforme tout corps qui se déplace derrière, à l'image de ses tableaux. Et pour couronner le tout, ces quatre miroirs qui, sur le mur du fond que l'on devine et vont réfléchir et déformer également ceux qui s'y retrouve prisonnier en un triptyque augmenté, écho de nombreuses de ses oeuvres.
Sur ce mur, miroir sans tain, en didascalie introductive de la pièce Grand Palais, l'information tombe comme un couperet: en octobre 1971, deux jours avant la grande rétrospective de Francis Bacon au Grand Palais à Paris (Il n'y a eu que Picasso avant lui ayant eu droit à une rétrospective en ce lieu de son vivant), son amant, George Dyer est retrouvé mort sur la cuvette des toilettes, un filet de bave jaunâtre sur ses lèvres, mort d'une overdose médicamenteuse.
Grand Palais - Julien Gaillard - Frédéric Vossier - Guillaume Costanza - Photo: Géraldine Aresteanu |
Et nous allons assister à ce "tombeau", hommage et essai de reconstitution de ces cinq ans d'amour-non amour entre ces deux êtres si dissemblables que furent Francis Bacon et George Dyer, à travers leurs souvenirs, composés en long poème parallèles, avec un bref passage où ces deux êtres vont dialoguer - et même esquisser une rencontre dansée, séparés bien sûr par ce symbolique mur transparent dans une chorégraphie simple mais juste sous le regard chorégraphique de Thierry Thieû Niang. La scénographie est à l'image de l'oeuvre de Bacon et du texte co-écrit par Julien Gaillard et Frédéric Vossier dans un caché-découvert énigmatique et poétique.
Grand Palais - Julien Gaillard - Frédéric Vossier - Arthur Nauzyciel - Photo: Géraldine Aresteanu |
La partie Bacon, écrite par Julien Gaillard est interprétée par Arthur Nauzyciel* qui assure une fausse sérénité, un calme et une douceur d'apparence dans une partition poétique fleurie, parsemée de dahlias et de réminiscences de couleurs et de peintures (Rembrandt, Botticelli, Grünewald, Holbein,...) ou de photographie (Muybridge surtout pour la nature et la décomposition du mouvement des corps marchant, projetés sur l'écran de verre...), tout en explosant quelquefois dans des éclats de violence.
Grand Palais - Julien Gaillard - Frédéric Vossier - Guillaume Costanza - Arthur Nauzyciel - Photo: Géraldine Aresteanu |
Il n'est pas seul, quelquefois hélé, perturbé par des personnages secondaires qui l'interrompent, l'interrogent, ou par lui-même qui se secoue et surtout il a son "double" Sybillin (Guillaume Costanza) enfermé dans un couloir de verre qui l'incarne dans ses "citations" non pas sibyllines mais mystérieuses et "augmentées" - la culture de Bacon - où l'on trouve Eschyle, Shakespeare et T.S. Elliot. Des poèmes de ce dernier sont d'ailleurs chantés par Richard Comte qui a composé quelques chansons qu'il chante s'accompagnant à la guitare. Il improvise également à la guitare l'accompagnement sonore, ponctuant et contreponctuant le jeu des acteurs d'éclats de cordes qui s'éteignent pour faire ressurgir le silence qui est un élément important dans la dramaturgie et la tension qui habite la pièce. Le texte de George Dyer a été écrit par Frédéric Vossier qui est à l'origine du projet. Il met à nu l'écorché dans toute sa souffrance et sa simplicité et son infortune. Sa dépossession, sa place hors du monde, en tout cas hors de ce monde, de l'art et du pouvoir.
Grand Palais - Julien Gaillard - Frédéric Vossier - Vincent Dissez - Photo: TNS |
C'est Vincent Dissez qui l'incarne à merveille, autant dans ses moments de souffrance, de perte de repère, d'essai de reconnaissance, au moins par Bacon, dans toute sa simplicité et sa naïveté. Il lui offre un moment de nostalgie, de bonheur rêvé, mais qui se brisé et éclate vers la fin de la pièce lorsqu'il est en costume, ayant enfin passé le mur de verre, une fois qu'il est vraiment mort. La pièce, mise en scène par Pascal Kirsch, n'est pas un voyage d'agrément, elle est plutôt déstabilisante, mais elle a l'intérêt d'essayer de nous emmener dans la tête d'un artiste hanté par le suicide de son compagnon de vie. Et l'on peut dire que cette expérience ne nous laisse aucunement indifférents.
La Fleur du Dimanche
*Arthur Nauzyciel nous avait proposé en 2016 une mise en scène de Jan Karski au TNS
Du 10 au 16 mars 2023 au TNS à Strasbourg
Conception et mise en scène Pascal Kirsch
Avec:
Guillaume Costanza
Vincent Dissez*
Arthur Nauzyciel
et le musicien Richard Comte (musique live)
Composition musicale Richard Comte
Scénographie Sallahdyn Khatir
Lumière Nicolas Ameil
Son Julien Podolak
Costumes Virginie Gervaise
Vidéo Thomas Guiral
Régie générale Clément Séclin
Administration / Production Réjane Michel
* Vincent Dissez est artiste associé au TNS.
Production Compagnie Rosebud
Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Théâtre national de Bretagne, Comédie de Reims, Comédie de Béthune, Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge
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