vendredi 25 mars 2022

mauvaise de debbie tucker green au tns: le silence pesant des chaises musicales

debbie tucker green est une autrice et réalisatrice britanique qui écrit essentiellement pour le théâtre. Son engagement va jusqu'à refuser les majuscules pour son nom et le titre de ses pièces. Au TNS, Sébastien Derrey qui fut le dramaturge de Claude Régy a mis en scène la traduction française de sa pièce "born bad" (née mauvaise) intitulée "mauvaise". L'histoire d'origine qui se passe dans une famile jamaïcaine a été traduite par Gisèle Joly, Sophie Magnaud et Sarah Vermande, travail qui s'est continué jusqu'aux répétitions. Et on le comprend parce que cette pièce est presqu'un opéra rap, tant la parole, et même les silences, sont primordiaux.


mauvaise - debbie tucker green - TNS - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Le jeu des comédiens, que ce soit dans leur diction - remarquable Lorry Hardel (fille) qui impose son "flow" et Océane Caïrity (Soeur 2) qui ne se laisse pas conter que de l'incarnation de leur personnage, par exemple, le père "P'pa" (Jean-René Lemoine) "taiseux" -  il n'a que deux répliques, dont un "tais-toi là" mais son silence est criant, ou la mère "M'man" (expressive de douleur Nicole Dogué) qui a abdiqué la parole et qui ne peut que crier silencieusement à la fin de la pièce. Ou encore la soeur cadette "Soeur 1" (Bénédicte Mbemba, très juste dans son rôle) ou le frère "Frère" (Josué Ndofusu Mbemba), toujours sur la tangeante.


mauvaise - debbie tucker green - TNS - Photo: Christophe Raynaud de Lage


La pièce est effectivement à la fois cette écriture du silence et cette musicalité du texte qui se déverse, envahit l'espace, se cogne et se superpose dans les paroles non écoutées qui s'entrechoquent et tombent comme des uppercuts, ou non dites, mais dont le non-dit est énorme et poignant. Parce que tout ce qui n'est pas dit est encore plus violent que ce qui est exprimé. Et c'est là-dessus que point e la pièce. Ces mots qui ne seront jamais dits mais que l''on sent et qui font très mal, qui, comme le note Sébastien Derrey: "Ce qui n'est pas dit est le plus parlant".....
"debbie tucker green utilise le silence ou le double langage comme capacité de résistance, comme capacité de communiquer et de signifier, et dans la pièce la fratrie utilise tout le temps ces silences et cette manière de se parler à demi-mot sans que les autres comprennent. C'est en ça que Lea Sawyers me disait que c'est un «silence noir ».


mauvaise - debbie tucker green - TNS - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Et c'est en fait le public qui sera touché par ce silence et ce "bruit":
Et le rap, c’est «du bruit qui pense», comme dit le rappeur Médine. Je crois que debbie tucker green partage la même volonté de ne pas être compréhensible immédiatement, mais au contraire de faire un maximum de bruit, faire du sale avec la langue. Lui redonner une étrangeté, une sensualité, une éloquence, une force. .... Boxer avec les mots pour attaquer le silence. La majorité silencieuse, d’abord, celle constituée sur le plateau par cette famille. Ensuite, celle tout autour. On peut fermer les yeux, détourner le regard de ce qu’on ne veut pas voir, mais on ne peut pas fermer les oreilles aussi facilement."


mauvaise - debbie tucker green - TNS - Photo: Christophe Raynaud de Lage


C'est ce jeu qui fait monter en tension tout au long de la pièce jusqu'au dénouement, mais c'est aussi la dramaturgie et la scénographie - ces "blackouts" qui coupent littéralement l'action et les phrases dites - et la dramaturgie de ces chaises "musicales" qui apparaissent au fur et à mesure de l'avancement de la pièce avec les personnages assis dessus, le père, seul, en premier. Et une chaise reste toujours vide jusqu'à ce qu'il y en ait une qui disparaisse. La "fille" sera toujours debout jusqu'au moment où on l'enjoindra de s'assoir à une place "stratégique", place qu'elle va "pervertir" pour se libérer, dénouer l'histoire. 
Construite comme un procès, c'est plutôt à une enquête, la résolution d'un crime énorme auquel nous assistons, prisonniers de l'avancée des recherches et des interrogations de la "Fille" qui nous tient à la fois en haleine mais surtout nous emporte dans ce voyage vers cette horreur indicible qui surgit.


La Fleur du Dimanche



Au TNS Strasbourg, du 21 au 31 mars 2022

Texte debbie tucker green
Traduction de l’anglais Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande
Mise en scène Sébastien Derrey
Avec
Océane Caïraty − Sœur 2
Nicole Dogué − M'man
Lorry Hardel − Fille
Jean-René Lemoine − P'pa
Bénédicte Mbemba − Sœur 1
Josué Ndofusu Mbemba − Frère
Collaboration artistique Nathalie Pivain
Scénographie Olivier Brichet
Lumière Christian Dubet
Son Isabelle Surel
Coaching vocal Émilie Pie
Costumes Elise Garraud
Régie Générale Pierre Setbon
Administration Silvia Mammano
Diffusion Nacéra Lahbib

Production compagnie migatori K. merado
Coproduction MC93 — Maison de la Culture de la Seine-Saint-Denis, Théâtre National de Strasbourg, T2G − Théâtre de Gennevilliers − Centre dramatique national
Avec l’aide de la DRAC Île-de-France − ministère de la Culture et la Région Île-de-France 
Action financée par la Région Île-de-France
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien du Fonds d’insertion pour jeunes artistes dramatiques, de la DRAC et Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, de la SPEDIDAM et du Studio-Théâtre de Vitry 

Spectacle créé le 11 novembre 2020 à la MC93 — Maison de la Culture de la Seine-Saint-Denis à Bobigny.

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