samedi 18 décembre 2021

Un vivant qui passe au Théâtre de la Bastille: Tu n'as rien vu à Theresienstadt, même pas un clin d'oeil

 Nous connaissons Nicolas Bouchaud comme comédien (nous avions parlé de son livre "Sauver le moment" dans le billet du 14 mars 2021 "Ouvrir, accompagner, le souffle, le paysage, le texte, la poésie, le théâtre, Nicolas Bouchaud, pour vous, encore...") et avions vu sa création sur Celan "Le Méridien" au TNS en 2015.

Un vivant qui passe - Nicolas Bouchaud - Frédéric Noaille - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Dans le cadre du Festival d'Automne, au Théâtre de la Bastille, il nous propose une création originale à partir du film de Claude Lanzmann "Un vivant qui passe" qui a été créé à Annecy, à Bonlieu, Scène Nationale. La pièce, qui reprend le titre du film se nourrit de l'ensemble des rushes utilisés ou non dans le film et est complété en début de spectacle par quelques "explications de textes" pour situer le contexte historique dans lequel elle s'inscrit. En particulier les différences entre les diverses entités nationales de la Croix Rouge et le Comité International de la Croix Rouge ainsi que leurs responsables qui seront cités tout au long de la pièce. Et également le contexte de cette interview du Docteur Rossel, le protagoniste de cette histoire qu'interprète Nicolas Bouchaud par Claude Lanzmann (joué par Frédéric Noaille). 

Un vivant qui passe - Nicolas Bouchaud - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Nous avons ici un niveau supplémentaire de lecture au théâtre car nous assistons aussi à l'analyse de la stratégie de Lanzmann en termes d'interview et d'orientations du récit de son interlocuteur. Car il s'agit bien de cela, de "montrer" ce qu'en général on ne voit pas, à la fois sur le sujet - ici cette visite d'un camp "modèle" (aussi appelé "Camp Potemkine" en référence aux pratiques des Russes sur ce sujet), celui de Theresienstadt - Terezin où l'on avait transformé cette ville fortifiée par Vauban en "théâtre" du bien-être des déportés juifs et le "message", soit la manière dont Claude Lanzmann procède pour faire parler, "accoucher" son interlocuteur du noeud du problème, qui le dépasse lui-même, ce qu'il n'a pas vu (ou voulu voir) et ce que ses supérieurs, et l'institution et également les politiques n'ont pas vu ou ont ignoré plus ou moins volontairement.


Un vivant qui passe - Nicolas Bouchaud - Frédéric Noaille - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et toute cette négation qui s'est faite avec l'assentiment de tous. Et qui se continue encore aujourd'hui sans que cela dérange. Car il s'agit bien de cela, d'interroger la capacité ou la volonté de chacun d'accepter ou de s'opposer - et comment - à l'injustice, la propagande et, à l'extrême ici, à cette machine d'extermination ultime. C'est surprenant qu'au tout début de l'interview, Maurice Rossel, le délégué du CICR en Allemagne qui a effectué cette mission et "visité une visite" de Theresienstadt" se présente comme "fils de paysan", "gros benêt, gros idiot" qui se fait "pistonner" par un ami pour "échapper à l'armée", (dans quel but?) pour, à la fin, se considérer comme un "spectateur" extérieur à cette partie de théâtre à "l'atmosphère faussée" qu'est cette visite de ce ghetto "pour la montre" avec un "attitude des acteurs irréaliste". Non pour se défendre ou se dédouaner de ne pas avoir réagi ou dénoncé, ou tout simplement avoir essayé de "voir au de-là" comme on le lui avait demandé, car il attendait, comme il l'a dit, un signe, un "clin d'oeil" de quelqu'un, du "doyen" du ghetto, Paul Eppstein en cette visite du 23 juin 1944 - Eppstein qui a été fusillé en septembre 1944.


Un vivant qui passe - Frédéric Noaille - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez

Et c'est là tout l'intérêt de la conception et de la mise en scène de cette pièce qui nous permet de décortiquer, pendant que tout cela se déroule, à la fois les variations du discours de Rossel et la stratégie de questionnement (mener une interview pour faire parler quelqu'un) et en même temps d'interrogation sinon d'accusation (interroger sur sa position, ses actes et ses responsabilités) l'homme censé avoir une position politique dans cette situation, non seulement ce conflit (au départ il était missionné uniquement pour les "prisonniers de guerre") mais aussi ce "crime contre l'humanité" dont il est le témoin, (il était allé à Auschwitz avec sa "petite voiture").

Un vivant qui passe - Nicolas Bouchaud - Frédéric Noaille - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez

Et l'interview de Claude Lanzmann arrive à révéler cette contradiction, ce hiatus entre les préjugés, les certitudes de cet homme sur les Juifs entre autres qui l'empêchent de voir, comme si un écran s'était interposé entre lui et le monde dans lequel il est censé être actif. Et cet écran, nous ne l'avons pas dans cette pièce, nous voyons devant nous des êtres de chair, habité par les comédiens dans la banalité de leur quotidien, même dans un décor "réel" en trompe-l'oeil faire ce chemin de travail sur la mémoire et ce voyage dans l'espace et le temps de cette action. Et en même temps essayer de se souvenir et de comprendre là où cela ne fonctionne pas, où cela n'a pas marché, ou cela coince.


Un vivant qui passe - Nicolas Bouchaud - Frédéric Noaille - Théâtre de la Bastille - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et se rendre compte que ce n'est pas toujours comme au cinéma, que le chemin n'est pas toujours dans la rencontre et que cette rencontre, sur scène n'est que la mise en abîme d'un spectacle dérisoire d'un spectacle de cabaret qui s'y est sûrement joué et où le manque de tout est ressort de comique et d'une mélodie entêtante. Le spectacle continue, même si le Titanic coule, même si les Juifs se font déporter et exterminer... Et la force de cette pièce est de nous dire qu'aujourd'hui, encore, alors que nous sommes au spectacle, ces mécanismes sont à l'oeuvre quelque part et même peuvent resurgir chez nous (ne montrent-ils pas le bout de leur nez déjà?). Et nous remercions Nicolas Bouchot et ses complices Eric Didry et Véronique Timsit de nous tenir en alerte et éveillés et de nous offrir une belle enquête à la fois policière et politique.


La Fleur du Dimanche


Un vivant qui passe 

Au Théâtre de la Bastille du 2 au 22 décembre

Un projet de Nicolas Bouchaud

Mise en scène, Éric Didry

Collaboration artistique, Véronique Timsit

D’après Un vivant qui passe de Claude Lanzmann

Adaptation, Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit

Avec Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille

Le Théâtre de la Bastille et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.

Production déléguée Otto Productions ; Théâtre Garonne – scène européenne (Toulouse)

Coproduction Compagnie Italienne avec Orchestre (Paris) ; La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale ; Bonlieu scène nationale Annecy ; Théâtre national de Nice – centre dramatique national Nice-Côte d’Azur ; Comédie de Caen – centre dramatique national de Normandie ; Théâtre de la Bastille (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation Théâtre de la Bastille (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
En partenariat avec France Inter  

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