dimanche 12 janvier 2020

Joueurs, Mao II , Les Noms: Le Théâtre grandeur surnature ! une performance expériencielle

Le théâtre de Julien Gosselin nous emmène dans des voyages dont nous ne sortons pas indemne. Nous avons déjà pu l'expérimenter avec 2666 (en 2017 au Maillon) et 1993 (en 2018 au TNS). Et sa pièce "Le Marteau et la Faucille" (vue en 2019 au au Centre Culturel André Malraux à Vandoeuvre), elle fait partie de la Trilogie "Joueurs, Mao II, Les Noms" et sera présentée fin mai à la Comédie de Colmar et est basée sur une nouvelle de Don DeLillo qui est un auteur qu'apprécie spécialement Julien Gosselin. 
Il lui permet d'expérimenter totalement son théâtre "actuel" sous sa forme "longue" - la Trilogie a été créée au Festival d'Avignon en 2018, après 2666 en 2016 comme il l'explique dans la programme du spectacle dans le livret du TNS avec Fanny Mentré:
"Avec 2666 de Bolaño, j’ai eu le sentiment d’avoir trouvé, à l’intérieur du format long, la possibilité d’exprimer de manière plus poussée un aspect du théâtre que j’aime faire. J’éprouve souvent une frustration avec les formats courts, y compris structurellement : l’idée qu’on a un début, un milieu, une fin, que tout doit s’organiser "correctement" dans un temps imparti ; cela me demande une forme d’efficacité que je n’ai pas envie d’atteindre. Pour le spectateur, ce rapport à un temps long peut amener un autre plaisir, un phénomène d’usure aussi peut-être − il y a un travail du regard, de l’attention, à entreprendre. C’est une relation que je trouve forte."

Les Joueurs - Don DeLillo - Julien Gosselin - Denis Eyriey - Photo: Simon Gosselin

Effectivement, même si "Le Marteau et la faucille" est un bijou de concision (tiré d'une nouvelle de Don DeLillo), et que chaque pièce séparée de la trilogie est visible séparément (le 14, 15 et 16 janvier 2020), l'intérêt de voir - et de vivre - la trilogie dans un temps rassemblé (l'on peut rentrer et sortir librement, même si l'on est accroché à ce qui se passe sur le plateau) nous emporte dans un flux, une énergie et nous immerge dans des univers complémentaires et complexes qui nous font expérimenter le fond de la réflexion de l'auteur et du metteur en scène, à savoir, la violence et la poésie.
La violence, dans les trois pièces, prend des formes différentes. Les romans de Dom DeLillo qui constituent cet cycle, ont été écrits en 1977 pour Joueurs, Mao II en 1991 et Les Noms, qui se retrouve, très justement en dernier, en 1982.
Dans les trois romans, le côté visionnaire de l'auteur est époustouflant. Pour Joueur, son univers est centré sur la bourse de New York - New York Stock Exchange - et son fonctionnement obscur -mais prend la forme d'une "série" qui suit les errements plus sexuels que sentimentaux d'un couple "moderne", tout en gardant une dramaturgie d'enquête policière: assassinat, enquête, enlèvement,... Le scénographie est surprenante, le début et une grande partie de la pièce se déroule sur trois écrans ( dont un très grand) de télévision et nous montre l'intimité des protagoniste et leurs états d'âmes - avec des questions encore très actuelles. Tout cela sur un rythme soutenu, avec des brusques "cuts" et changements de plans et de décors comme à la télé, alors que l'on se rend bien compte que ce sont les comédiens (de théâtre) qui disent ce texte (par coeur, quelle performance!) et que l'on devine, par les variations de lumière derrière l'écran qu'il y a une vie cachée sur le plateau. Le cadreur (Jérémie Bernaert tout au long du spectacle, sacrée performance), à la fois au plus près des corps et des visages et collés à l'action arrive ainsi à nous happer dans une dynamique, soutenue également par la musique jouée en direct par Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé et Maxence Vendevelde.


Les Joueurs - Don DeLillo - Julien Gosselin - Victoria Quesnel - Photo: lfdd


Mao II - Don DeLillo - Julien Gosselin - Victoria Quesnel - Photo: lfdd

Le décor rassemble ces intérieurs et extérieurs que l'on va découvrir sur la scène dans un espace que nous aurions imaginé plus grand encore. C'est toute la magie de la scénographie de Hubert Colas qui a réussi à créer cet espace à la fois efficace et magique. Nous avons ainsi l'occasion de voir la fabrication de ces images fictives dans une distanciation salutaire. Le léger décalage entre la voix et l'image, lui, n'est pas totalement brechtien. Ces points focaux multiples rendent le spectateur également créateur de l'histoire.


Les Joueurs - Don DeLillo - Julien Gosselin - Joseph Drouet - Photo: lfdd

En intermède des deux pièces, de magnifiques interprétations de chansons traditionnelles - et révolutionnaires - chinoises par Victoria Quesnel et Guillaume Bachelé.

Mao II - Don DeLillo - Julien Gosselin - Guillaume Bachelé - Photo: lfdd

Puis une interview façon Godard sur la révolution (version Mao) avant la projection d'une interview de Sun Myung Moon (le "Révérend") et de son méga-mariage de masse - 2.075 couples de 48 pays - au Yankee Stadium à New York le 1er juillet 1982.


Mao II - Don DeLillo - Julien Gosselin - Victoria Quesnel - Photo: Simon Gosselin

Mao II - Don DeLillo - Julien Gosselin - Caroline Mounier - Photo: lfdd

Un des personnages de Mao II (interprété par Caroline Mounier) s'est marié lors de cet "événement". Mais la pièce s'intéresse plus à la question de l'Art, de la célébrité, de la création, tout en parlant de la violence (gratuite), et - encore un aspect prophétique - aux prises d'otage d'innocents. Mais aussi l'écriture: Frédéric Leidgens interprète un écrivain dont on attend le "dernier" roman ("Je suis assis sur un livre qui est mort" - "j'écris pour survivre, pour que mon coeur continue de battre"...) qui va échanger - et plus -  avec une photographe intéressée pour faire son portrait  - intéressante réflexion sur le portrait et la célébrité. 



Mao II - Don DeLillo - Julien Gosselin - Carine Goron - Antoine Ferron - Photo: Simon Gosselin

Cet épisode où l'on fait connaissance des fréquentations de l'écrivain caché - le curieux couple qui l'héberge - est une bonne entrée en matière "humaine", avant de basculer dans un "voyage" tour d'Europe (attentat à Londres puis étapes autour de la Méditerranée) dans lequel la poésie et le livre deviennent une monnaie d'échange, ou au moins de célébrité. Au point que l'écrivain, dans un ultime tableau - qui sur l'écran jusqu'alors en noir et blanc et qui passe à la couleur - trône sur un socle comme dans un musée, entouré de visiteurs curieux qui tournent autour de lui. La littérature serait-elle aussi un art "fini" - contrairement au théâtre que ne serait "pas fini", même si les écrivains sont dangereux pour certain dirigeants pas très démocratiques. Mais tout est relatif - et changeant, comme le prouve la performance de Marina Abramovitch sur la Muraille de Chine, citée comme un exemple de preuve d'amour, quand l'on connait la destinée du couple...

Avant la "troisième" partie, Joseph Drouet nous narre, face au public, son récit "Le Marteau et la faucille", l'histoire de Jerome Bradway piégé dans sa prison (ou son songe) et qui s'inquiète de l'ordre du Monde sur un pont d'autoroute (voir le billet du 30 novembre 2019).



La troisième partie, "Les Noms" est en quelque sorte la revanche de la poésie sur la violence, violence toujours gratuite, mais ici sujet d'enquête onomastique et l'occasion de s'interroger sur la sécurité dans le monde, et le fonctionnement de certaine grandes  entreprises et banques internationales et ses émissaires.

Les Noms - Don DeLillo - Julien Gosselin - Victoria Quesnel - Photo: lfdd

Et surtout sur des attitudes et des situations de violence quotidiennes qui aujourd'hui commencent à être dénoncées (30 ans après l'écriture du livre!). 


Les Noms - Don DeLillo - Julien Gosselin - Frédéric Leidgens - Photo: Simon Gosselin

La pièce navigue entre des images de prairies d'herbes et de graminées la nuit, caviardées par un texte parlant de torture, des enquêtes archéologiques et scientifiques sur de meurtres dans des îles grecques - et les régions proches: Amman, Jérusalem), des jeux de mots violents - le personnage James Axton = Axe+Stone (hache + pierre), et des soirées d'expatriés américains dans des bars ou des chambres d'hôtels.



Tout en suivant le fil de l'enquête jusqu'à la découverte du nom de la "secte" assassine: τα ονόματα.
Et se termine par une très belle et douce narration de l'archéologue (la voix magnifique de Frédéric Leidgens) sur laquelle boucle l'origine de la poésie - le texte de l'enfant qui parle des prairies.



Et, exutoire final, une séance "habitée" de glossolalie où chaque interprète (qui tous ont été formidable tout au long de ces  plus de neuf longues heures) va au bout de sa folie et de son délire.
Le public ne s'y trompe pas en leur faisant une ovation et de nombreux rappels, ainsi qu'à tous les intervenants de l'ombre (presque)...

La Fleur du Dimanche

Coproduction du TNS-Théâtre National de Strasbourg, présenté avec 
Le Maillon, Théâtre de Strasbourg

Cycle complet: Les Joueurs, Mao II, Les Noms
Dimanche 12 janvier, samedi 18 janvier, dimanche 19 janvier

Les Joueurs 
Mardi 14 janvier

Mao II
Mercredi 1 janvier

Les Noms
Jeudi 16 janvier

Tournée
Grenoble
Les 1er et 2 février 2020 à la MC2: − Maison de la Culture − Scène nationale
Taïwan (Chine)

Les 3 et 4 avril 2020 au National Theater and Concert Hall


D'après trois romans de Don DeLillo
Traduction de l’américain Marianne Véron
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
Avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Carine Goron, Pauline Haudepin, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde

Scénographie Hubert Colas
Assistanat à la scénographie Antoine Guilloux, Frédéric Vienot
Assistanat à la mise en scène mystérieuse de la parole et de l’écriture Kaspar Tainturier-Fink
Musique Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumière Nicolas Joubert
Assistanat à la lumière Arnaud Godest
Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin remplacé par Pierre Hubert
Son Julien Feryn
Costumes Caroline Tavernier
Assistanat aux costumes Angélique Legrand
Accessoires Guillaume Lepert

Julien Gosselin et Pauline Haudepin sont artistes associé·e·s au TNS
Le décor est réalisé par les ateliers du TNS
Les trois romans, Joueurs, Mao II et Les Noms, sont publiés aux éditions Actes Sud
Un spectacle de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur
Création le 7 juillet 2018 au Festival d’Avignon

Production Si vous pouviez lécher mon coeur
Kaidong Coopération franco-taïwanaise pour les arts vivants, Le Phénix – Scène nationale Valenciennes – Pôle européen de création, National Performing Arts Center – National Theater & Concert Hall, Taïwan, L’Odéon - Théâtre de l’Europe, Théâtre National de Strasbourg, Festival d’Avignon, MC2: - Maison de la Culture de Grenoble, Théâtre du Nord - CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, International Theater Amsterdam, Théâtre National de Bretagne, Théâtres de la Ville de Luxembourg, Bonlieu - Scène nationale d’Annecy, Le Quartz - Scène nationale de Brest, Festival d’automne à Paris, La Filature de Mulhouse
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec le soutien de Nanterre-Amandiers et Montévidéo, créations contemporaines et avec le soutien
exceptionnel de la DGCA / DRAC Hauts-de-France et de la Région Hauts-de-France

L’adaptation de Joueurs, Mao II, Les Noms est représentée dans les pays de langue française par Dominique Christophe / l’Agence, Paris en accord avec Abrams Artists & The Wallace Literary Agency, New York

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