vendredi 8 novembre 2024

Wayne Marshall, Paul Lay Trio et l'OPS pour le 39ème JAZZDOR : Rythme et danse

 Pour le lancement de la 39ème édition du Festival JAZZDOR, qui est aussi sa dernière saison à la direction du festival, Philippe Ochem réalise un coup de maître: Rassembler au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la direction de Wayne Marshall, le pianiste et chef anglais spécialisé dans la musique des Etats-Unis du XXème siècle et le Paul Lay trio. Le pianiste Paul Lay, considéré comme un des plus grands pianistes de sa génération, a orchestré avec Philippe Maniez les pièces de Gershwin, jouées en première partie, en particulier la célébrissime Rhapsody in Blue dans la version de 1942 (la troisième version pour grand orchestre). Le programme est alléchant: outre Gershwin, nous trouvons aussi Kurt Weill et Leonard Bernstein et tout cela attire du monde. La salle Erasme est pleine, un succès, et le public attend avec impatience le début du concert.

 

JAZZDOR - OPS - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

 

Ce n'est pas le célèbre glissando à la clarinette qui introduit Rhapsody in Blue (qui n'était d'ailleurs pas dans la partition originelle de Gershwin) qui ouvre la soirée, mais deux standards de Gershwin, Nice work if you can get it et It ain't necessarily so, également orchestrés par Paul Lay qui donnent au trio l'honneur de lancer la bal - et le rythme. C'est donc sur une belle dynamique et une énergie entraînante que le trio composé autour de Paul Lay par Donald Kontomanou à la batterie, précis et discret et Clemens van  de Feen à la contrebasse subtil et énergique se lance. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay Tr io- Photo: Teona Goreci

Paul Lay au piano, dans son habit scintillant, a un jeu vraiment virtuose et énergique, et ils partent sur un rythme entrainant repris avec fougue par l'orchestre. Le deuxième standard, extrait de Porgy and Bess, est plus lent et plus bluesy. Avec Rhapsody in Blue, l'orchestre et les solistes, en particulier la clarinette et les deux saxophones peuvent exprimer tous leurs talents de jeu jazzistique et d'improvisation. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

Wayne Marshall apporte toute sa grâce à diriger avec empathie et précision,, mais aussi une grande sensibilité ce chef-d'oeuvre qui fait le pont entre la musique savante et la musique populaire. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

Il laisse la bride sur le cou du pianiste et du trio qui insuffle un esprit de liberté à cette partition dynamique et dansante. Il y a de la puissance, de l'emphase, des changements de rythme et un subtil et intelligent dialogue entre le trio et l'orchestre. Le chef Wayne Marshall y amène toute sa sensibilité et son sens de l'équilibre, laissant et l'orchestre et les solistes ou le trio prendre les rênes de cette pièce vivante, pleine d'entrain et d'allant, de rythme et d'énergie. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

Un vrai plaisir. Le public ne s'y trompe pas qui gratifie les musiciens d'applaudissements nourris. Ceux-ci en retour offrent un magnifique Summertime tout en douceur où le chef se permet une incursion au piano et tous deux nous offrent une très belle improvisation à deux puis à quatre mais avant de redonner la main à l'orchestre. Un second bis de Paul Lay nous prouve si c'était encore nécessaire qu'il  maîtrise cette Rhapsodie dont il nous interprète une variation piano jazz solo décalée.

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

Pour la deuxième partie, nous avons droit à une pièce de Kurt Weill qui a été créée à New York en 1949 à partir de sa comédie Musicale Woman in the Dark présentée à Brodway en 1941. Elle est constituée de six mouvements variés, très divers, passant de moments calmes et sereins ponctués de quelques coups d'éclats à des passages dignes de fanfares ou de musique festive ou martiale et même un discret boléro ou une danse sautillante et encore des airs qui pourraient être une musique de film. L'orchestre, qui joue maintenant sans le trio jazz amène toute sa vie et son énergie sous la direction du chef qui module en finesse le jeu des musiciens.

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci


Et pour finir, la suite de Ballet Fancy Free de Leonard Bernstein pour un ballet de Jerome Robbins (celui de West Side Story) créé en 1944. L'argument est la rencontre dans un bar (à marins) de trois marins et de deux filles et une battle de danse (déjà à l'époque) pour conquérir le coeur des filles (celui qui perd devra se retirer). Nous avons donc ici une pièce enjouée, dansante (avec les trois variations - le Galop, la Valse et Danzon) avec une série de changements de rythme, d'ambiance, du suspense, des envolées, des collisions et des collages mais surtout une très belle dynamique et un piano bastringue presque rétro très présent. Une très belle pièce qui conclut cette soirée qui voit avec succès se répondre la tradition et la modernité, le jazz et le classique par delà les ans et les océans. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

En tout cas une très belle ouverture de festival et un beau succès.


La Fleur du Dimanche

jeudi 7 novembre 2024

Velvet de Nathalie Béasse au Maillon: Rideau rose et mer rouge de velours: Attention à la magie des objets

La dernière création de Nathalie Béasse Velvet qu'elle a initiée en résidence au Maillon (fidèle compagnon de route l'artiste et qui présente souvent son travail) demande de l'attention, toute l'attention que le spectateur peut porter à sa proposition  scénique. Quand la lumière s'éteint et que du silence monte doucement un son dans le noir, un grondement qui grossit, le spectacle commence avec les rideaux, non que l'on mange comme on pourrait le faire au restaurant, mais que l'on détaille et dont on admire tous les plis et rides, creux et ondulations, variations de chutes. Les discrètes variations de couleur également. 


Velvet - Nathalie Béasse

Et quand la musique, après avoir atteint un climax, cesse puis reprend tout en douceur, l'on se surprend à les voir vivre, comme mus par une vie intérieure. Comme une respiration, des déplacements. Et des accouchements de personnages magritiens qui, comme jetés sur l'avant-scène se trouvent là hagards, déboussolés, décalés avant de disparaître à nouveau derrière le rideau. Et même une tête qui prend l'ascenseur jusqu'à trois mètres du sol. Ces amuse-bouches, personnages singuliers, qui vont habiter tout le reste du spectacle de leur présence-absence décalée. A un moment, un bout de rideau se soulève, dévoilant une scène sur laquelle une comédienne,  extraordinaire Aimée-Rose Rich, presqu'immobile nous offre une très belle séance de magie avec un formidable exercise de ventriloquie dans lequel elle chante même une chanson du Velvet Underground (clin d'oeil) Pale Blue Eyes. Et c'est une autre chanson You are my sunshine qui nous ouvre l'horizon et le décor.


Velvet - Nathalie Béasse

En fait le décor est constitué en majorité de rideaux et de cintres, qui tels des toiles de Rotko se meuvent et se déplacent, se lèvent et se plient et se superposent, construisant des espaces mentaux qui ne demandent qu'à être habités - magnifiquement campés par Etienne Fague et Clément Goupille. Et curieusement, mais pas tant que cela, puisque l'important est dans le faire, ce sont les soi-disant techniciens de plateau qui vont l'habiter et le construire dans un désopilant montage de scène mobile au milieu de la scène. Un genre de tableau de chasse, transposition presque kitsch du tableau de Whistler La Femme en blanc qui a inspiré la démarche de création de Nathalie Béasse. Cela donne des scènes burlesque, autant dans le style de chamailleries presque circassien que du côté de Méliès. Cela déboule sur une dynamique danse où le corps se libère, échappatoire où le ventre exprime son énergie. Et tout cela se retrouve noyé dans une mer de tissu rouge qui se transforme en tsunami face au spectateur. Et toute cette superbe série de tableaux vivants, magiques et ambigus, dans un entre-deux proche de l'inconscient, du rêve et du surréalisme s'achève par un très émouvant dévoilement hautement symbolique. Un beau voyage dans les limbes et les songes. 


La Fleur Du Dimanche 

mardi 5 novembre 2024

Inconditionnelles au TNS: Kae Tempest en liberté à dorer

 Nous avions gardé de Dorothée Munzyaneza un très bon souvenir de chorégraphe lors de son passage à Pôle Sud pour le Focus Carte Noire avec le Maillon et sa pièce Mailles consacrée à la parole de femmes d'Afrique. Avec Inconditionnelles elle s'intéresse à Kae Tempest, poète anglais.e non binaire dont elle met en scène la pièce Hopelessly Devoted qu'elle a traduit et qu'elle a eu envie de mettre en scène.


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Cela commence par un beau poème dans une langue imagée et riche. Nous sommes dans un décor sobre et symbolique que Camille Duchemin a réduit à l'essentiel de son sens: des quadrillages faisant penser à des grilles de fenêtres qui marquent le sol. L'espace se divise en deux et l'on passe de l'un à l'autre par des sas qui s'ouvrent sur le mur noir du fond.


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Le premier, une cellule dans laquelle se fera l'essentiel de la rencontre, le rapprochement des deux femmes, Serena et Chess, et le deuxième, l'espace de "récupération" où Chess va se retrouver elle-même, découvrir sa vérité profonde et sa part créative, son expression vitale grâce à l'accompagnement de Silver. Ces deux espaces, tout comme les personnages sont appelés à changer. Le premier, dévoilant au fur et à mesure le message sous-terrain, l'écriture de Chess qui jaillit littéralement de dessous les barreaux pour s'étendre au fur et à mesure sur le sol de la cellule et même débordant sur le deuxième espace. 


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Que ce soit par la scénographie (intéressant travail sur ces espaces de Camille Duchemin) ou la mise en scène - et par les raccourcis des passages d'un espace à l'autre, d'un état à l'autre, le récit garde une bonne dynamique. De même la dynamique des corps, que ce soit par leurs chorégraphies (où transparait le savoir-faire de Dorothée Munzyaneza) et la qualité gestuelle de Bwanga Pilipili mais surtout de Grace Seri qui interprète Chess, et également ses attitudes et gestes plus proches du dérèglement, de la déraison, peut-être un peu moins convaincants, nous rend ces personnages crédibles et l'on arrive bien à suivre leurs trajectoires vers une dépossession et un repli presque funeste qui atteint son summum chez Chess dans cette position catatonique et éprouvante pour le spectateur après sa tentative de suicide. 


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage

Le récit nous présente ainsi les rêves et les espoirs que crée d'une part cet amour naissant et la découverte pour Chess d'une expression poétique et musicale grâce aux séances avec Silver, qui ne manquent pas de rebondissements. Et il ne nous cache rien des déceptions liés à la douleur de la séparation, aux doutes et au désespoir qui en résultent dans des scènes intelligemment mises en espace. Un espace qui change et se dévoile au fil du récit dans une beauté formelle tout en couleurs franche et fortes, de même que les costumes (superbes de Lila John) qui nous font presque croire à un défilé de mode dans une prison - surtout pour les vêtements de Silver (Sondos Belhassen). Mais nous sommes presque dans un conte de fée, pour preuve la fin éblouissante et puissante qui nous transporte ailleurs. Un rêve que le public semble totalement apprécier. Tout comme la musique composée par Dan Carey et Ben LaMar Gay. 

 

La Fleur du Dimanche


Inconditionnelles

Au TNS Strasbourg du 5 au 15 novembre 2024

Aux Théâtre des Bouffes du Nord à Paris du 20 novembre au 1er décembre 2024 

Texte Kae Tempest
Musique Dan Carey
Traduction et mise en scène Dorothée Munyaneza
Arrangements et création sonore Ben LaMar Gay
Scénographie et lumières Camille Duchemin
Costumes Lila John
Assistanat à la mise en scène Lisa Como
Stagiaire assistanat à la mise en scène Eva Zuliani
Coordination artistique Virginie Dupray

Avec

Sondos Belhassen Silver 

Bwanga Pilipili Serena

Davide-Christelle Sanvee La gardienne

Grace Seri Chess