mercredi 6 avril 2022

Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste: Babylon, vous y étiez, nue 0-24

 La mise en scène de Bajazet de Racine par Frank Castorf était on ne peut plus attendue à Strasbourg. La venue du metteur en scène allemand, ancien directeur de la Volksbühne et qui a débuté sa carrière en RDA, dont les mises en scène sont réputées - et divisent les spectateurs - était déjà souhaitée par la regrettée Eva Kleinitz. La conjonction de la volonté de Jeanne Balibar - qui a joué dans quelques-unes de ses pièces en Allemagne - et de Jean-Damien Barbin qui a également déjà joué avec lui et qui connait bien Racine et Artaud ont permis cette co-production internationale qui est accueillie en collaboration avec le TNS au Maillon sur un plateau à la démesure de sa scénographie: Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste.


Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste - Frank Castorf - Jeanne Balibar - Photo: Mathilda Olmi


Un buste géant du Sultan aux yeux lumineux trône sur la droite de la scène. Lui est attachée une enseigne géante du style d'une boite de nuit au nom de Babylon. Babylone - Bagdad - souvent citée dans la pièce est la ville que le sultan, qui n'apparaît jamais, est en train de prendre. Casdorf aimant les collages surréalistes, un distributeur de Coca-cola est derrière cette enseigne et de l'autre côté une caravane "voilée" d'une burka sera le lieu de l'intime, l'arrière du sultan faisant plutôt office de "cuisine". Autre collage original, une enseigne qui pourrait ressembler au logo Opel, constitué d'un cercle traversé d'un éclair (d'où le nom "Blitz" en allemand) ressembalnt également à un Z (prophétique?).

Pour compléter le décor (scénographie d'Aleksandar Denic) nous avons à jardin une maison en fer sur roulette ressemblant à une cage (ce sera sa fonction à diverses reprises) et à cour toute une série de portants de vêtements (il y a beaucoup de changements de costumes - géniales créations d'Adriana Braga Peretzki - même si Jeanne Balibar nous offre son corps plus ou moins dénudé tout au long de la pièce. A se demander si ce n'est pas une provocation à l'ère du #metoo, elle nous rejoue d'ailleurs Jeanne Dielman faisant son pot-au-feu en costume d'Eve.

Frank Castorf a choisi cette pièce de Racine parce qu'elle parle essentiellement d'amour et de pouvoir. On y voit effectivement Roxane, interprétée par la magnifique Jeanne Balibar, intriguer pour le pouvoir. On peut se demander ce que va devenir la fabuleuses langue française de Racine et ses alexandrins limpides sous le travail de déconstruction re-construction du dramaturge allemand. D'autant plus effectivement qu'avec ses "collages" de texte (Artaud, Dostoïevski et Pascal), nous allons devoir jouer au puzzle.

Avec le vizir Acomat (Mounir Margoum) qui débute la pièce, nous sommes rassurés, bien qu'il ait quelquefois des accents d'Iznogoud assez burlesques. Et qu'avec son compère Osmin (Adama Diop) ils dévient des fois vers la téléréalité et le clin d'oeil au spectateur - ou téléspectateur, vu que de nombreuses scènes se passet dans les deux "cubes noirs" à l'abri des regards directs et sont diffusées en direct sur un grand écran. Il faut saluer le travail remarquable à la caméra d'Andreas Deinert qui fait le grand écart entre les plans en extérieur (sous la pluie Bd de Dresde) à des gros plans intimes à fleur de peau. Il est secondé par Glenn Zao qui tient la perche et pêche le son, exercice périlleux qui nuit quelquefois à  la bonne compréhension du texte. Mais nous savons bien que dans cette mise en scène, le texte n'a pas à être théâtralisé. Ce sont d'ailleurs les harangues à la limite du cri de Bazajet (Jean-Damien Barbin) qui sont les moins convaincantes. Claire Sermonne, dans le rôle d'Atalide s'en sort correctement dans son agitation frénétique et on peut dire que Jeanne Balibar dans le rôle de Roxane s'est taillé un rôle à sa démesure, variant les niveaux de jeu, passant de l'alexandrin à des improvisations  où elle nous fait découvrir son "soleil noir" à la Artaud sans aucune gêne. Sa litanie de titres de pièces de Boulevard, à la Feydaux démontre son ouverture d'esprit (critique). Et les scènes intimes prouvent qu'elle n'a aucun souci dans son rapport à son corps d'artiste.


Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste - Frank Castorf - Jeanne Balibar - Photo: Mathilda Olmi


Le rythme de la pièce ne faiblit pas et l'on peut se dire qu'il y a une clé dans le choix du texte de Pascal sur la chasse (ou l'ennui) en deuxième partie du spectacle. Il y est dit en substance que si l'homme ne fait rien, ne bouge pas, il s'ennuie et n'est pas heureux. Qu'il lui faut de l'occupation, ou plutôt de l'agitation, comme à la chasse il ne se satisfait pas d'une prise mais il est déjà à courir après la suivante.  On se demande d'ailleurs quelle leçon ou conclusion en tire Frank Castorf, tant on a l'impression que c'est pour lui-même qu'il l'a choisi.  Les différents textes insérés en collage dans le déroulement de la pièce semblent plutôt apporter des compléments de réflexion sur le théâtre et la société qu'un moteur à l'action. Tant il est vrai que la mise en scène de Frank Castorf s'oriente vers le décalage, la déconstruction voire la démolition. Une saine ironie, qu'il réclame aussi au spectateur, soutient la pièce. Une distanciation, plus dans les moyens employés (mise en scène, vidéo,..) en fait une version ultramoderne du théâtre brechtien. La retransmission en vidéo, avec ses décalages et sa distance en sont les outils.

Tout cela c'est efectivement le théâtre de Frank Castorf, un énorme puzzle qui rassemble ou fait se cogner des éléments disparates pour nous secouer, nous émouvoir, nous faire rire et trembler, et, si nous ne bougeons pas avec lui, nous ennuyer. Il nous offre forcément quelque chose à assembler ou reconstruire de notre côté: Trouver la vie dans le brutal et le sauvage.

On ne peut pas conclure sans parler de la magnifique musique de William Minke et des différents choix musicaux qui, autant que les assemblages de textes, joués sur différents registres, donnent une superbe unité de ton, une atmosphère plutôt sereine à la pièce.


La Fleur du Dimanche  



Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste.


Du 6 au 10 avril au Maillon à Strasbourg - co-accueil TNS


COPRODUCTION

PRÉSENTÉ AVEC LE MAILLON, THÉÂTRE DE STRASBOURG − SCÈNE EUROPÉENNE


D’après Jean Racine, Antonin Artaud
et des citations additionnelles de Féodor Dostoïevski, Blaise Pascal
Mise en scène et adaptation Frank Castorf
Avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Andreas Deinert, Adama Diop, Mounir Margoum, Claire Sermonne
Scénographie Aleksandar Denic
Costumes Adriana Braga Peretzki
Lumière Lothar Baumgarte
Musique William Minke
Vidéo Andreas Deinert
Assistanat à la mise en scène Hanna Lasserre, Camille Logoz, Camille Roduit
Assistanat aux costumes Sabrina Bosshard
Assistanat à la scénographie Maude Bovey (stage)
Régie générale Véronique Kespi
Régie plateau Jean-Daniel Buri
Régie lumière Jean-Baptiste Boutte
Régie son Ludovic Guglielmazzi
Perchman Glenn Zao
Régie vidéo Victor Hunziker
Régie habillage Clara Ognibene
Production Théâtre Vidy–Lausanne, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Coproduction ExtraPôle Région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur, Grand Théâtre de Provence, Festival d’Automne à Paris, Théâtre National de Strasbourg, Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, TANDEM Scène nationale, Douai, Bonlieu, Scène nationale Annecy, Teatro Nacional Argentino – Teatro Cervantes, Emilia Romagna Teatro Fondazione
Ce spectacle est soutenu par le projet PEPS dans le cadre du programme Européen de coopération transfrontalière Interreg France Suisse 2014-2020
Spectacle créé le 30 octobre 2019 au Théâtre Vidy–Lausanne

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