Julie de Lespinasse pourrait être le personnage d'un roman populaire, le roman réaliste du XVIIIème siècle, presque l'héroïne d'un feuilleton du XIXème. Fille naturelle et illégitime, née à Lyon en 1732 est élevée seule par sa mère. A la mort de celle-ci en 1748, à 16 ans, elle s'occupe des enfants de sa soeur, dont elle apprend à vingt ans par son mari qu'il est son père. C'est sa tante naturelle Madame du Deffand, Marie de Vichy-Chamrond, qui tenait salon à Paris rue Saint Dominique qui la fit venir en 1754 parce que sa vue baissait. Celle-ci ayant découvert que Julie recevait dans sa chambre avant l'ouverture du salon, une dispute amena Julie de Lespinasse à quitter la maison et ouvrir son propre salon rue de Bellechasse. Elle y habitat avec d'Alembert et ce lieu fut le "laboratoire de l’Encyclopédie" dont elle fut l’égérie. Elle rencontra en 1766, et en tomba amoureuse, le marquis de Mora, fils de l’ambassadeur d’Espagne de dix ans son cadet. Il était déjà veuf à 20 ans et quand ils voulurent se marier le père s'y opposa. Le marquis de Mora fit de nombreux voyages chez lui en Espagne pour se soigner des poumons. C'est à ce moment-là qu'elle rencontra le comte de Guibert qui avait 11 ans de moins qu'elle. Le comte de Guibert, brillant officier et tacticien avait écrit un livre Essai général de tactique qui intéressa Frédéric II le Grand mais aussi plus tard Napoléon. Il était souvent en voyage ou sur des combats dans toute l'Europe. Ce qui nous vaut ces lettres échangées avec Julie de Lespinasse, que la veuve de Guibert eut l'intelligence de faire paraître en 1809.
Julie de Lespinasse - Judith Henry - TNS - Christine Letailleur - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Parce que justement, ce ne sont pas ces rebondissements et ces chaos de la vie qui sont intéressant dans ce matériau épistolaire, mais cet état d'esprit nouveau, cette passion et cette liberté, presque révolutionnaire et féministe qui animait Julie de Lespinasse. Et c'est toute la grâce de Christine Letailleur d'avoir su extraire ce suc de passion et de doute de cet échange de lettres et de l'avoir magnifié dans une mise en scène à la fois prenante et déstabilisante. La scénographie (une intelligente collaboration entre Christine Letailleur et Emmanuel Clolus) est un vrai joyau. Le décor, un magnifique écrin , simple mais recelant de multiples surprises et cachettes, à l'image d'une boite à mystère qui se transforme en un espace changeant au gré des trappes ou portes qui s'ouvrent, des niches porteuses de lumière ou d'unee cheminée qui crépite et brûle les souvenirs. La lumière magnifique (par le magicien Grégoire de Lafond), multiplie les espaces, entre alcôve ou pièce baignée de lumière, passage ou ouverture, ou même d'une sorte de cave-cachot et, par un instant de magie, fait apparaitre, grâce à une bougie, un divan (Freud n'est pas loin!). La vidéo, (Stéphane Pougnand), met discrètement un peu d'ambiance intime ou végétalise avec de la nature l'environnement ou, de manière plus appuyée, nous emmene dans des délires psychotropes funèbres en nous déstabilisant. Mais c'est surtout la construction des textes et de la mise en scène et du jeu qui nous bousculent. Les différents niveaux de jeu, que ce soit Julie de Lespinasse, interprétée avec finesse et grâce par Judith Henry, qui passe du niveau de lecture d'une lettre à son écriture puis aussi à son énonciation intériorisée, ou encore la question de moment - est-ce maintenant ou en décalage, est-ce un souvenir - ou de l'auteur - est-ce un texte de Julie ou de Guibert, ou encore de Mora - ou du destinataire, réel ou rêvé de ce qui est énoncé. Le summum est atteint quand c'est Mora qui "parle" de lui et de son enterrement, de ses bijoux - et des mots "tout passe, hormis l'amour" gravés dans sa bague qu'on lui enlève. Il faut d'ailleurs saluer la superbe présence-absence de Manuel Garcie-Kilian qui arrive à transformer en fantôme le spectre de Mora qui glisse sur scène et à un moment apparaît comme "vibrant" derrière la fenêtre. Notons à ce propos que certains effets d'éclairage renforcent cet effet d' "images fantômes" par la persistance rétinienne lors de pauses-poses de Julie de Lespinasse, surtout dans la première partie de la pièce. Partie qui est plus particulièrement consacrée à l'attente (de Guibert n'est jamais là, et pour cause). Notons un autre absent, mais pas tout à fait fantôme, mais plutôt démiurge, c'est la voix off du narrateur (Alain Fromager) qui tisse les fils du récit en maître du temps. Un mot encore du texte, des textes, qui nous éclairent sur cette femme exceptionnelle, à part, résolument en avance, qui ose, à la fois sa vie et son (ses) amour(s). Nous sommes au plus près de ses sentiments, de sa passion et de ses errements et nous suivons son amour, ses colères et ses attentes en première partie ("Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends.") et ses souffrances, ses regrets et ses doutes en deuxième partie. Elle s'affirme réellement féministe et libérée:
"Nous, femmes, n’avons pas les mêmes droits que les hommes. Les hommes, eux, peuvent aimer de bien jolies jeunes filles et prendre du plaisir jusqu’à la veille d’aller au tombeau, mais pour nous autres femmes, les lois de l’amour sont bien différentes, plus injustes, plus cruelles ; à quarante ans, l’amour nous est interdit alors que notre cœur, nos sens, sont pourtant loin d’être éteints." Dans son discours, elle annonce les découvertes de la psychanalyse dans son balancement entre l'amour et la mort, les pulsions, le désir et la frustration:
"«Ces gens raisonnables n’aiment rien; ils ne vivent que de vanité et d’ambition, et moi, je ne vis que pour aimer! Quel bonheur que d’aimer! C’est le seul principe de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon et grand dans la nature. Aimer, souffrir, le ciel, l’enfer : voilà ce à quoi je me suis vouée, c’est le climat que je veux habiter, et non pas cet état tempéré dans lequel vivent tous les esclaves et les automates dont nous sommes environnés."
Julie de Lespinasse - Portrait par Carmontelle |
Elle ne survivra même pas un an au mariage du comte de Guibert.
Nous remercions Christine Letailleur de nous avoir offert ce texte magnifique (merci aussi à Emmanuel Léonard, orfèvre du son spacialisé) dans un écrin à sa mesure. Avec ces tableaux qui vont chercher du côté des clairs-obscurs flamands ou de George de la Tour jusqu'à des ambiances du cinéma expressionniste et même des lumières magiques de James Turrell, le tout dans une robe merveilleuse (crée par Elisabeth Kinderstuth et l'atelier couture du TNS), le plaisir est total.
La Fleur du Dimanche
Au TNS du 25 avril au 5 mai 2022
Adaptation et mise en scène de Christine Letailleur
Avec
Manuel Garcie-Kilian - Le spectre de Mora
Judith Henry - Julie de Lespinasse
Alain Fromager - Voix-off de Guibert
Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur
Lumière Grégoire de Lafond
Son Manu Léonard
Vidéo Stéphane Pougnand
Costumes Élisabeth Kinderstuth
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat
Régie générale et plateau Karl-Emmanuel Le Bras
Christine Letailleur est metteure en scène associée au TNS
Le décors sont réalisés par les ateliers de La Colline
Les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Avec le soutien de La Colline – théâtre national
Création le 25 avril 22 au Théâtre National de Strasbourg
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire