mercredi 27 avril 2022

Les Serpents de Marie NDiaye au TNS: les mots dits et la violence sourde

 L'écriture de Marie NDiaye, déjà doublement primées ( Prix Fémina 2001 pour Rosie Carpe et  Prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes) est connue pour être une "écriture de l'ambiguïté", comme elle l'a dit elle-même et surtout une écriture "d'imagination". D'elle, nous attendons au TNS "Berlin mon garçon", plusieurs fois reporté et nous y avons vu Hilda (en octobre 2021 - voir le billet "Hilda de Marie NDiaye au TNS: la puissance du verbe, le boulet du silence"). Elle est "Autrice Associée" et nous avons donc le plaisir de découvrir "Les Serpents", une pièce de 2004 mise en scène par Jacques Vincey.


 Les Serpents - TNS - Marie NDiaye - Jacques Vincey - Photographie: Christophe Raynaud de Lage


Ce qui frappe au premier abord c'est le plateau nu, avec au fond un mur qui se révélera être un mur de son, un mur d'enceintes de toutes tailles et sur le côté deux rangées de projecteurs à hauteur d'homme. Ces spots chauds et lumineux nous projettent dans l'ambiance de ce jour d'été - un quatorze juillet étouffant - et enserrent la scène comme les champs de maïs le font pour cette maison que nous ne pénétrerons jamais, protégée par ce mur l'enceinte(s), source complémentaire d'ambiance. Car c'est par le son, en plus du texte magnifiquement interprété par les trois protagonistes féminines que s'installe aussi le décor de cette presque tragédie antique. Pour commencer, cette ambiance de campagne profonde avec uniquement le bruissement du vent dans les feuilles de maïs et de lointains avions qui survolent en sourdine la cour vide et surchauffée dans laquelle vont être "prisonnières" ces trois femmes. Puis des bruits qui sourdent de derrière ce mur, roulements, grincements bruits divers et inquiétants par leur non définition, de temps en temps des "choeurs d'esprits" qui s'envolent et, à l'acmé de l'angoisse, ce qui pourrait être des cris d'enfants dont on n'ose imaginer la raison. Et pour couronner, la voix du fils qui appelle sa femme (mais laquelle?), fils que l'on ne verra jamais.


 Les Serpents - TNS - Marie NDiaye - Jacques Vincey - Photographie: Christophe Raynaud de Lage


Parce que tout tourne autour de lui. C'est lui que sa mère est venue voir. C'est de lui et de son histoire, de son passé étrange et de ses relations perverses et de la mort étrange de son premier enfant, celui qu'il a eu avec Nancy qui vient aussi le voir, dont il est question tout au long du début de la pièce. Comme il est question de ce qui peut bien s'y passer, dans cette maison, fermée à tous sauf à sa dernière femme, France, dont on s'interroge aussi sur le sort de ses deux enfants qui y sont cloitrés.  Et toutes ces discussions, entre la mère et la femme du fils, entre la mère et l'ex-femme de son fils puis entre les trois femmes, qui démarrent de manière prosaïque, la chaleur, le maïs, le quatorze juillet et son feu d'artifice, l'épouse qui a trouvé sa sérénité, et même les soucis d'argent de la mère, sa tendance à vouloir emprunter à chacun(e), dérapent vers des situations bien plus inhabituelles - la mère qui se fait soudoyer pour révéler à l'ex-femme le devenir tragique de son fils Jacky, scène à la frange du comique ou la femme, France qui part en vrille en racontant sa vie tout en fantasmant sur le destin de ses enfants à l'intérieur. 


 Les Serpents - TNS - Marie NDiaye - Jacques Vincey - Photographie: Christophe Raynaud de Lage


Et le texte de Marie NDiaye, extrêmement précis et factuel dans les récits de chacun, mais également sujet à multiples interprétations, surtout pour France et la mère s'installe dans une instabilité qui nous fait douter de cette réalité même, jusqu'à nous emporter dans une sorte de conte macabre et sombre. La scénographie par sa mécanique oppressante et nocturne y contribue grandement jusqu'à nous faire croire à un grand festin anthropophage (Nancy, l'ex-femme ayant dû prendre la place de France à l'intérieur de la maison ne dit-elle pas: "Cette maison est fétide, je suis la dernière à être mangée"). Et grâce à la prestation remarquable des trois actrices nous en arrivons à nous demander si  nous aussi n'avons pas rejoint dans les délires de persécution et les pulsions destructives ces états insidieux et délétères où nous balançons entre l'ogre et le bourreau: Madame Diss, la mère, campée de manière altière et stricte par Hélène Alexandridis, au port impeccable, qui oscille entre la mendiante divine et la jouisseuse diabolique, Tiphaine Raffier qui incarne une France voguant avec une énergie juvénile entre un épanouissement béat et naïf et une soumission anxieuse et Bénédicte Cerutti, campant sur ses talons hauts une Nancy arrivée et accomplie, qui cependant porte en elle ses failles, ses regrets et ses manques. 


 Les Serpents - TNS - Marie NDiaye - Jacques Vincey - Photographie: Christophe Raynaud de Lage


Le spectacle aura été un moment cathartique où nous aurons touché du doigt la violence banale qui peut-être se tapit dans un coin oublié de notre coeur.


La Fleur du Dimanche


Les Serpents


Au TNS du 27 avril au 5 mai 2022


COPRODUCTION


Texte Marie NDiaye
Mise en scène Jacques Vincey
Avec Hélène Alexandridis, Bénédicte Cerutti, Tiphaine Raffier
Dramaturgie Pierre Lesquelen
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumière Marie-Christine Soma
assistée de Juliette Besançon
Son Alexandre Meyer, Frédéric Minière
Costumes Olga Karpinsky
Perruques et maquillage Cécile Kretschmar
Marie NDiaye est autrice associée au TNS
Le texte est publié aux Éditions de Minuit
Production Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours
Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Théâtre des Ilets CDN de Montluçon

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