mardi 19 novembre 2024

L'heure joyeuse avec l'OPS à la Cité de la Musique et de la Danse: Une heure exquise et apéritive en musique dansante

 L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg innove avec l'Heure Joyeuse, un nouveau format de concert, court à des horaires décalés (12h30 ou 19h00) qui devraient toucher un nouveau public. A la pause méridienne ou avant la soirée qui est sauvegardée, plus court qu'un film, on peut se payer une parenthèse comme un évasion, une bulle lumineuse dans le train-train quotidien. Parce qu'en plus le choix des pièces, légères non seulement dans la durée mais aussi le propos et la forme, nous met en forme. Cela remplace allègrement l'heure de footing, bien calés dans un fauteuil. Mais l'on est quand même actif à l'écoute de ces proposition musicales enjouées et dynamiques. Comme il y a par exemple Mozart avec l'Ouverture de la Flûte Enchantée et la Symphonie Jupiter, des "tubes" de la musique classique. Et l'autre programme comprend la suite pour ballet Pulcinella de Stravinski précédée d'une pièce plus rare, le Concerto pour hautbois d'Antonio Pasculli, musicien compositeur considéré comme le "Paganini du hautbois".


OPS - Heure Joyeuse - Emilia Hoving - Sébastien Giot - Photo: Robert Becker


C'est Sébastien Giot, le premier hautbois solo de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, qui va rejoindre en janvier la Philharmonie de Paris, qui nous gratifie de sa magnifique interprétation. En confidence après la représentation avec le public qui est resté pour échanger avec lui - il restait un peu de temps avant l'heure fatidique - il avouait l'avoir joué dans sa jeunesse et qu'il lui a suffi qu'une quinzaine de jours pour le retravailler. Le résultat est formidable. Avec l'orchestre composé uniquement de cordes (une trentaine), sous la direction gaie, vive et précise de la jeune cheffe finlandaise trentenaire Emilia Hoving, il est en terrain connu. 


OPS - Heure Joyeuse - Emilia Hoving - Sébastien Giot - Photo: Robert Becker


Et Emilia Hoving (prix de la critique en 2021) amène son énergie et sa joie de vivre à l'orchestre et à la salle. Mais c'est surtout la fantastique performance de Sébastien Giot qui emporte toute l'adhésion du public. La pièce est vraiment virtuose, passant de trilles à des arpèges et des gammes chromatiques, partant sur des rythmes lents et accélérant jusqu'à des vitesses folles, jouant sur le souffle circulaire, la respiration continue, qui ne laisse aucun répit au soliste. Le dialogue entre l'orchestre et l'hauboïste est impeccable, en alternance ou en soutien et tout au long de cette pièce, que ce soit sur des airs plus lents et expressifs ou des danses endiablées, une belle émotion se transmet par la musique. 


OPS - Heure Joyeuse - Sébastien Giot - Photo: Robert Becker


Et nous ne pouvons que repenser à Heinz Holliger, un des maître du hautbois qui en disait: "Le hautbois a une voix qui peut pleurer, rire et chanter comme aucun autre instrument." Le public ému et charmé réclame un bis bienvenu.


OPS - Heure Joyeuse - Emilia Hoving - Stravinski - Photo: Robert Becker

Pour la suite Pulcinella de Stravinski qu'il a tiré de son ballet créé avec Leonide Massine pour les Ballets Russes (avec des décors de Picasso), il s'inspire de la musique baroque de Pergolèse et de quelques autres musiciens pour cette suite en huit mouvements. Le premier étant une ouverture Sinfonia, légère suivie d'une Serenata plus grave. L'orchestre, où les cordes ont été rejoint par les vents (cor, flûte, clarinette, basson, trompette, trombone, mais pas de hautbois) alterne des airs solos et des mouvements d'ensemble, toujours sous la direction sensible d'Emilia Hoving. Tout cela est très dansant, plus léger, sautillant pour le Scherzino, très rapide et sautillant pour la tarentelle, où l'orchestre amène toute sa vivacité.


OPS - Heure Joyeuse - Emilia Hoving - Stravinski - Photo: Robert Becker


Pour la Toccata, les vents enchainent un dialogue rapide avec les cordes et pour la Gavotte en deux variations, après un début lent et dansé en mesure, un changement apporte une variation baroque plus altière. Le septième mouvement Vivo est plus théâtral et apporte une dialogue entre les vents, surtout basson et trombone et les contrebasses et violoncelles. Le dernier mouvement, Finale à la fois marche majestueuse et variation mélodique, part en emphase dans une accélération puissante et joyeuse. De quoi repartir avec entrain pour la soirée qui ne fait que commencer. Et d'avoir envie de revenir pour une nouvelle Heure Joyeuse.


La Fleur du Dimanche

samedi 16 novembre 2024

One Song de Miet Warlop au Maillon: la chanson comme une performance marathon

One Song de Miet Warlop présenté avec Pôle Sud au Maillon intrigue forcément par la présentation qui en est donnée: "Une longue chanson,... avant tout un morceau de bravoure athlétique et musical". Et l'on s'étonne du nombreux public - et de sa curiosité et de son goût de découverte - qui se presse à l'entrée de la grande salle du Maillon (spectacle complet). Il faut croire qu'à Strasbourg en particulier, l'on est téméraire et prêt aux expériences.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Parce qu'il s'agit d'une véritable expérience qui déborde bien sûr du plateau, non seulement au niveau sonore mais également par l'effet "miroir" que le spectacle induit chez le spectateur. Parce que nous sommes dès le début "inclus" dans l'ambiance de stade par la "chauffeuse de salle" qui nous introduit dans une dynamique de spectateur actif, de spectateur assis bien sûr mais qu'il faut quand même gérer. Et dont il faut aussi gérer l'attente et l'arrivée des autres spectateurs - acteurs-supporters - chargés de tenir la tension qui va être mise sur les performeurs-acteurs, à la fois gymnastes, sportifs et musiciens. 


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Ceux-ci vont pendant une heure durant, après une courte "mise en jambe", performer et tenir la durée sur leur double profil. A savoir une violoniste - gymnaste en équilibre sur une poutre (Elisabeth Klinck), qui a le rôle le plus "risqué", un bassiste qui joue couché sous sa basse et qui fait des abdo pour toucher les cordes, un batteur qui court d'une caisse et d'une cymbale à l'autre, un pianiste qui doit sauter en l'air pour arriver à son clavier et un chanteur qui chante en courant sur son tapis roulant qui ne fait qu'accélérer au tempo d'un métronome qui, lui aussi, accélère au fur et à mesure.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

C'est dire ce qu'il faut d'énergie et d'endurance pour chanter et jouer de plus en plus vite et de plus en plus fort - ce que révèle le titre: "Une chanson" sans fin qui dit:

"Run for your life 
Till you die
Till I die
Till we all die
"

Une course sans fin ... à bout de souffle.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Et le rythme ne faiblit jamais. Même avec les quelques essais de ralentissements ou de blocage du métronome, la course du temps continue et le Pom Pom Boy y rajoute son énergie et sa folle déambulation de lapin en cage, tournoyant et agitant ses boules de spaghettis argentés (et noirs sur la tête).


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Le spectacle est une expérience cathartique pour le public, renforcée par les supporters face à nous sur la scène, sur des gradins, à côté de cette animatrice dotée d'une troisième jambe - membre fantôme ou signe de puissance ? Autre élément perturbant, ce drapeau planté sur cette jambe, réplique identique du grand qui flotte sur la hampe. Il est bleu et rouge, deux couleurs contradictoires que l'on trouve seulement sur trois autres drapeaux de pays, dont le Liechtenstein, mais à l'horizontale et avec des blasons.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos


La tension sur le plateau et qui est bien sûr transmise à la salle depuis le début, à la fois par le son, bien fort et pulsé et l'agitation moléculaire qui s'y passe, monte encore d'un cran avec des éléments externes perturbateurs que je vous laisse découvrir lorsque vous irez voir le spectacle.


One Song - Miet Warlot - Photo: Andreas Simopoulos

Tout comme le final de style "arrivée du marathonien" en bout de course, si "If".

Si l'on peut dire que l'on devine - ou que l'on peut deviner - l'issue du spectacle et que la surprise serait dans les détails, ce qui est montré et vécu est en soi une expérience, douloureuse peut-être, une performance, à coup sûr et j'imagine que les épreuves que l'on aura passées nous serviront dans le futur, dans l'une ou l'autre des situations auxquelles nous pourrions être confrontées. Ou peut-être pas...


La Fleur du Dimanche


vendredi 15 novembre 2024

IA d'la Joie à la Choucrouterie: L'intelligence Alsacienne avec humour et knak(e)s

 30 c'est le nombre de revues que nous a déjà proposé Roger Siffer et sa formidable - et inoxydable - équipe de joyeux lurons dans la Choucrouterie, ce cabaret à Strasbourg où l'on rit deux fois plus que normalement.


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker


D'une part en Français, et, juste à côté en Alsacien. Mais différemment. Parce que les deux humours ne sont pas forcément les mêmes. Ce qui provoque quelque décalage - et explications de textes sur le mode d'emploi des deux versions de cette nouvelle revue "IA d'la Joie" et "IA IA het Sie g'sait un..."  . "Ah Voilà!"


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

30, c'est aussi la limitation de vitesse dans les zones de convivialité et qui nous donne droit à un magnifique sketch sur la cohabitation en ville et les rencontres, superpositions, frictions, ballets entre piétons, automobilistes, cyclistes... et... chute en trottinette, très bien senti, écrit et décrit, et dansé. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Cela nous permet de saluer toute la partie dansée et chorégraphiée qu'ont développé les comédiennes et comédiens et à laquelle on ne prête pas toujours attention. Les chorégraphies conçues Charlotte Dambach pour la revue de cette année sont quelquefois très osées. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Pour certaines scènes, les interprètes en arrivent à pousser les murs de la très petite scène de la Chouc' et à agrandir l'espace avec leurs voltes et leurs cabrioles et leurs manèges. Un grand bravo aussi aux créatrices des costumes et de la scénographie, Carole Deltenre et Estelle Duriez et leur équipe qui ont fait preuve d'imagination et de talent pour des costumes nombreux et à la fois beaux et originaux qui collent parfaitement aux différents sketches. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Pour n'en citer que quelques-uns, justement les costumes de ce sketch (entre autre le chapeau des automobilistes, véritable oeuvre d'art, celui du Dr Paul Watson (qui veut sauver les baleines dans ls lac de Gérard dans les Vosges) ou le chapeau "Nid de Cigogne" plus vrai que nature ou les costumes d'inspiration Bauhaus et Schlemmer - surtout le magnifique costume de Suzanne Mayer. Sans oublier le costume à poches kangourou de la sirène Barseghian et la coiffure "requin" de Jean-Philippe Vetter..... Et j'en oublie...


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker


Le rythme ne faiblit pas tout au long des presque deux heures de spectacle où les deux douzaines de tableaux s'enchaînent sur un rythme fou, à l'image du sketch "Les Urgences" où les deux protagonistes n'endossent pas moins d'une quinzaine de fonctions face à un client venu cherche un paquet. L'alternance entre critique de l'actualité, égratignâge des personnalités politiques ou faits de société alterne avec des tableaux chantés - et dansés où les mélodies connues font passer des message avec des paroles écrites sur mesure. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

L'Y'a d'la joie de Trenet qui inspire le titre français de la revue est l'occasion d'un panorama de l'I.A. qui "oublie" la "plus belle des Vallées" (Le Val de Villé natal de Roger Siffer). L'I.A. qui permet aussi la résurrection de Chilbert Meyer ex-maire de Colmar - et le jeu de mots-valise délirants de Guy Riss dont le dictionnaire personnel doit aussi peser le double d'un dictionnaire normal. Ou une variations surréaliste du triangle amoureux. Capri c'est fini nous offre dans une tendance nostalgique et émouvante et même poignante une ode amoureuse à la disparition des Caddie. Le summum de l'émotion étant atteint par la version Je l'aide à mourir de la chanson de Francis Cabrel, dans une mise en scène sobre et très psychanalytique de "l'aidant" sur des paroles  très fortes et touchantes qui pourtant manient un humour des plus noir. Ne serait-ce le sujet, le texte de Sébastien Bizzotto et son interprétation nous saisissent. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Les aventures du grand Tétras par Béatrice Keck sur la chanson de Néna est plus poétique. Et les Castors permettent une belle mise en fable de la politique. La politique qui n'est bien sûr pas absente, avec le discret et controversé ministre alsacien (ou lorrain ?) du gouvernement et les péripéties de l'opposition à la municipalité strasbourgeoise où chacun en prend pour sa veste (certaines se retournant trop souvent). 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

La Maire de Strasbourg (dynamique et expressive Marie Hattermann) n'étant pas en reste quand elle plonge dans le bain des réseaux sociaux sou la houlette de sa conseillère (imperturbable Susanne Mayer). 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Arthur Gander incarne quelques personnages hauts en couleur, dont le "videur" du marché de Noël changé de gérer les "invasions" au ralenti de Vikings (Lines) aux tempes grises et le supporter du Racing qui fait "grève" et qui, dans le tableau qui succède découvre son besoin de tendresse dans un duo viril et touchant avec Sébastien Bizzotto. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

N'oublions pas l'inénarrable Jean-Pierre Schlagg dont on nous raconte le sketch (interdit aux Français) sur le bureau de vote) et Nathalie Keck qui officie aussi principalement dans la salle "alsacienne" - et biens sûr Magalie Ehlinger qui viendra remplacer dans le futur Marie Hattermann. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker


Jean-René Mourot, lui joue du piano à quatre mains, deux alsaciennes et deux françaises, ce qui ne l'empêche pas en plus de donner la réplique sur certaines scènes et également de chanter à l'unisson. Un véritable homme-orchestre. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Et une équipe sur scène qui se démènent comme vingt, et ce n'est pas en vain. Rendons encore un grand hommage à Céline d'Aboukir qui a réussi un mise en scène trépidante et à Cyrille Siffer qui apporte toute la lumière sur la(les) scène(s). Et les tâcherons de l'ombre, j'ai nommé les graphomanes anonymes qui entre jeux de mots et mots d'esprits nous instillent humour et pensée critique sur les moeurs de nos concitoyens et les agissements de nos femmes et hommes politique. 


IA d'la joie - La Choucrouterie - Photo: Robert Becker

Un grand merci et cent mille bravo (comme des ballons) à cette belle troupe à laquelle nous souhaitons encore une belle destinée pour cette nouvelle cuvée du trentenaire.


La Fleur du Dimanche 


IA d'la Joie" et "IA IA het Sie g'sait un...

A la Choucrouterie du 15 novembre  2024au 30 mars 2025

mardi 12 novembre 2024

On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie de et avec Eric Feldman au TNS: Un stand-up assis, une enquête sur les mots - les maux

 Quand nous entrons dans la salle Gignoux du TNS, une salle à dimension humaine, et que nous voyons le comédien Eric Feldman nous attendre tranquillement assis dans un fauteuil face à nous, une table basse à côté de lui à sa droite avec quelques livres et carnets, nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés. Le titre du spectacle On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie nous laisse deviner que cela ne sera pas complètement innocent. Le poids des boules, le choc des mots, c'est du lourd, mais en même temps on nous avait plus ou moins prévenu que c'était un "Stand-up théâtral d'art et d'essai", un anti-stand-up en quelque sorte. Donc on s'attend aussi à un peu d'humour, juif peut-être.


Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann

Le dispositif scénique est également dans un entre-deux, entre la séance de contes, le récit de souvenirs au coin du feu et la séance de psychanalyse. Mais une séance où l'on ne sait pas qui est l'analyste et qui est le patient, du personnage sur scène ou de chacun de nous, spectateurs. D'ailleurs très vite nous nous retrouvons dans une séance de "soin", entre yoga, zen, développement personnel ou simple relaxation-détente. Et la séance psychanalytique c'est nous qui la subissons pour laisser affleurer les noeuds des fils que nous portons à l'intérieur, en bonds en rebond de mots (de maux) qui nous amènent à des lapsus ridens - quelques rires qui surgissent du public par association d'idées involontaires en sautillant sur les traces ouvertes dans le fil du récit d'Eric Feldman.

 

Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann

Car ce qu'il nous raconte et qui semble décousu, plein de méandres, de divagations et de parenthèses, couches, sous-couches qu'il décape et explore, construit une géographie mentale et un réseau de vie, une généalogie familiale. Cela prend forme et sens au fur et à mesure des avancées et des retours en arrière, des sauts dans l'espace et le temps, des rebonds de la pensée. Une pensée dont il maîtrise forcément le fil, même si ce n'est pas celui des machines à coudre Singer dont il est question (dont Isadora Duncan fréquenta un membre, entre Paris et Londres), mais dont la Singer se situe plutôt du côté des rescapés de la Shoah et de Christiane Singer dont les parents ont fui les nazis et qui a fait du Zazen (tiens, tiens, bizarre) et qui s'intéresse surtout à la mort. 


Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann

Car c'est bien sûr la mort, sous ses diverses formes,  occurrences et surgissements, mais aussi ses conséquences, qui intéresse Eric Feldman. Que ce soit biblique, historique ou familial, c'est tout un tableau analytique, traité comme une enquête policière, un sujet métaphysique ou des propos à rire d'humour noir qu'il nous propose dans le déroulé de la pièce. On y côtoie le sixième commandement et Dieu, Moïse, Caïn, Hitler et Freud bien sûr avec leur rendez-vous raté. Hitler prend une bonne part de l'histoire, avec un grand H aussi bien sûr, puisque l'histoire familiale ne serait pas ce qu'elle est sans lui, malheureusement. Les morts de l'Histoire rejoignent les morts de la famille proche. Et ironie du sort, en plus d'être un pied-de-nez psychanalytique, la grand-mère morte en couche et les simulations de mort (faire le mort) ont permis de sauver des vies. La mort (et les enfants cachés) parcourt la pièce - et même son titre - à coup de mots d'esprits, de "Witz", de blague juives (ashkénaze) et même le suicide est occasion de rire. 


Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann

Eric Feldman arrive, dans les méandre de ses réflexions et ses histoires familiales (le père, les oncles, les tantes,...), à nous accrocher et nous emmener grâce à un jeu convaincant et totalement habité, faussement détaché, tenant le rythme et laissant des plages de récupération, avec de la musique et se lançant même dans une expressionniste danse du couteau (pour l'accent) et un tour de chant yiddish (avec l'accent). La mise en scène d'Olivier Veillon avec un regard bienveillant de Joël Pommerat (avec qui il avait joué dans Ca ira (1) Fin de Louis) et les ambiances lumières de Sallahdyn Khatir qui modulent l'espace entre intimité et expressivité (avec des effets quasi cinématographiques qui vont du zoom en gros plan à des plans d'ensemble) nous apportent une attention plus ou moins focalisée et une variété dans l'intensité de l'implication. Et les "tics et tocs" d'Eric Feldman nous rendent ce personnage avec ses obsessions totalement empathique et sympathique. Et nous sommes heureux "à la fin" d'avoir partagé un peu de sa névrose.


La Fleur du Dimanche


On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie


Au TNS à Strasbourg du 12 au 22 novembre 2024

Au Théâtre du Rond-Point du 27 novembre au 22 décembre 2024


[Texte]
Éric Feldman
[Mise en scène]
Olivier Veillon
[Avec]
Éric Feldman
[Soutien à la dramaturgie et à la mise en scène] Joël Pommerat [Scénographie et lumière] Sallahdyn Khatir [Son] Louise Prieur
Production Miam Miam
Coproduction >Théâtre national de Strasbourg et Théâtre du Rond-Point
Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Théâtre Ouvert - Centre national des dramaturgies contemporaines, du Centquatre – Paris, du Théâtre du Petit Saint Martin, du Château de Monthelon - Atelier de fabrique artistique, de la Maison Jacques Copeau, de la Ville de Dijon ; de la Région Bourgogne – Franche Comté 
Avec le soutien du fonds SACD Théâtre

vendredi 8 novembre 2024

Wayne Marshall, Paul Lay Trio et l'OPS pour le 39ème JAZZDOR : Rythme et danse

 Pour le lancement de la 39ème édition du Festival JAZZDOR, qui est aussi sa dernière saison à la direction du festival, Philippe Ochem réalise un coup de maître: Rassembler au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la direction de Wayne Marshall, le pianiste et chef anglais spécialisé dans la musique des Etats-Unis du XXème siècle et le Paul Lay trio. Le pianiste Paul Lay, considéré comme un des plus grands pianistes de sa génération, a orchestré avec Philippe Maniez les pièces de Gershwin, jouées en première partie, en particulier la célébrissime Rhapsody in Blue dans la version de 1942 (la troisième version pour grand orchestre). Le programme est alléchant: outre Gershwin, nous trouvons aussi Kurt Weill et Leonard Bernstein et tout cela attire du monde. La salle Erasme est pleine, un succès, et le public attend avec impatience le début du concert.

 

JAZZDOR - OPS - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

 

Ce n'est pas le célèbre glissando à la clarinette qui introduit Rhapsody in Blue (qui n'était d'ailleurs pas dans la partition originelle de Gershwin) qui ouvre la soirée, mais deux standards de Gershwin, Nice work if you can get it et It ain't necessarily so, également orchestrés par Paul Lay qui donnent au trio l'honneur de lancer la bal - et le rythme. C'est donc sur une belle dynamique et une énergie entraînante que le trio composé autour de Paul Lay par Donald Kontomanou à la batterie, précis et discret et Clemens van  de Feen à la contrebasse subtil et énergique se lance. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay Tr io- Photo: Teona Goreci

Paul Lay au piano, dans son habit scintillant, a un jeu vraiment virtuose et énergique, et ils partent sur un rythme entrainant repris avec fougue par l'orchestre. Le deuxième standard, extrait de Porgy and Bess, est plus lent et plus bluesy. Avec Rhapsody in Blue, l'orchestre et les solistes, en particulier la clarinette et les deux saxophones peuvent exprimer tous leurs talents de jeu jazzistique et d'improvisation. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

Wayne Marshall apporte toute sa grâce à diriger avec empathie et précision,, mais aussi une grande sensibilité ce chef-d'oeuvre qui fait le pont entre la musique savante et la musique populaire. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

Il laisse la bride sur le cou du pianiste et du trio qui insuffle un esprit de liberté à cette partition dynamique et dansante. Il y a de la puissance, de l'emphase, des changements de rythme et un subtil et intelligent dialogue entre le trio et l'orchestre. Le chef Wayne Marshall y amène toute sa sensibilité et son sens de l'équilibre, laissant et l'orchestre et les solistes ou le trio prendre les rênes de cette pièce vivante, pleine d'entrain et d'allant, de rythme et d'énergie. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Paul Lay - Photo: Teona Goreci

Un vrai plaisir. Le public ne s'y trompe pas qui gratifie les musiciens d'applaudissements nourris. Ceux-ci en retour offrent un magnifique Summertime tout en douceur où le chef se permet une incursion au piano et tous deux nous offrent une très belle improvisation à deux puis à quatre mais avant de redonner la main à l'orchestre. Un second bis de Paul Lay nous prouve si c'était encore nécessaire qu'il  maîtrise cette Rhapsodie dont il nous interprète une variation piano jazz solo décalée.

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

Pour la deuxième partie, nous avons droit à une pièce de Kurt Weill qui a été créée à New York en 1949 à partir de sa comédie Musicale Woman in the Dark présentée à Brodway en 1941. Elle est constituée de six mouvements variés, très divers, passant de moments calmes et sereins ponctués de quelques coups d'éclats à des passages dignes de fanfares ou de musique festive ou martiale et même un discret boléro ou une danse sautillante et encore des airs qui pourraient être une musique de film. L'orchestre, qui joue maintenant sans le trio jazz amène toute sa vie et son énergie sous la direction du chef qui module en finesse le jeu des musiciens.

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci


Et pour finir, la suite de Ballet Fancy Free de Leonard Bernstein pour un ballet de Jerome Robbins (celui de West Side Story) créé en 1944. L'argument est la rencontre dans un bar (à marins) de trois marins et de deux filles et une battle de danse (déjà à l'époque) pour conquérir le coeur des filles (celui qui perd devra se retirer). Nous avons donc ici une pièce enjouée, dansante (avec les trois variations - le Galop, la Valse et Danzon) avec une série de changements de rythme, d'ambiance, du suspense, des envolées, des collisions et des collages mais surtout une très belle dynamique et un piano bastringue presque rétro très présent. Une très belle pièce qui conclut cette soirée qui voit avec succès se répondre la tradition et la modernité, le jazz et le classique par delà les ans et les océans. 

 

JAZZDOR - OPS - Wayne Marshall - Photo: Teona Goreci

En tout cas une très belle ouverture de festival et un beau succès.


La Fleur du Dimanche

jeudi 7 novembre 2024

Velvet de Nathalie Béasse au Maillon: Rideau rose et mer rouge de velours: Attention à la magie des objets

La dernière création de Nathalie Béasse Velvet qu'elle a initiée en résidence au Maillon (fidèle compagnon de route l'artiste et qui présente souvent son travail) demande de l'attention, toute l'attention que le spectateur peut porter à sa proposition  scénique. Quand la lumière s'éteint et que du silence monte doucement un son dans le noir, un grondement qui grossit, le spectacle commence avec les rideaux, non que l'on mange comme on pourrait le faire au restaurant, mais que l'on détaille et dont on admire tous les plis et rides, creux et ondulations, variations de chutes. Les discrètes variations de couleur également. 


Velvet - Nathalie Béasse

Et quand la musique, après avoir atteint un climax, cesse puis reprend tout en douceur, l'on se surprend à les voir vivre, comme mus par une vie intérieure. Comme une respiration, des déplacements. Et des accouchements de personnages magritiens qui, comme jetés sur l'avant-scène se trouvent là hagards, déboussolés, décalés avant de disparaître à nouveau derrière le rideau. Et même une tête qui prend l'ascenseur jusqu'à trois mètres du sol. Ces amuse-bouches, personnages singuliers, qui vont habiter tout le reste du spectacle de leur présence-absence décalée. A un moment, un bout de rideau se soulève, dévoilant une scène sur laquelle une comédienne,  extraordinaire Aimée-Rose Rich, presqu'immobile nous offre une très belle séance de magie avec un formidable exercise de ventriloquie dans lequel elle chante même une chanson du Velvet Underground (clin d'oeil) Pale Blue Eyes. Et c'est une autre chanson You are my sunshine qui nous ouvre l'horizon et le décor.


Velvet - Nathalie Béasse

En fait le décor est constitué en majorité de rideaux et de cintres, qui tels des toiles de Rotko se meuvent et se déplacent, se lèvent et se plient et se superposent, construisant des espaces mentaux qui ne demandent qu'à être habités - magnifiquement campés par Etienne Fague et Clément Goupille. Et curieusement, mais pas tant que cela, puisque l'important est dans le faire, ce sont les soi-disant techniciens de plateau qui vont l'habiter et le construire dans un désopilant montage de scène mobile au milieu de la scène. Un genre de tableau de chasse, transposition presque kitsch du tableau de Whistler La Femme en blanc qui a inspiré la démarche de création de Nathalie Béasse. Cela donne des scènes burlesque, autant dans le style de chamailleries presque circassien que du côté de Méliès. Cela déboule sur une dynamique danse où le corps se libère, échappatoire où le ventre exprime son énergie. Et tout cela se retrouve noyé dans une mer de tissu rouge qui se transforme en tsunami face au spectateur. Et toute cette superbe série de tableaux vivants, magiques et ambigus, dans un entre-deux proche de l'inconscient, du rêve et du surréalisme s'achève par un très émouvant dévoilement hautement symbolique. Un beau voyage dans les limbes et les songes. 


La Fleur Du Dimanche 

mardi 5 novembre 2024

Inconditionnelles au TNS: Kae Tempest en liberté à dorer

 Nous avions gardé de Dorothée Munzyaneza un très bon souvenir de chorégraphe lors de son passage à Pôle Sud pour le Focus Carte Noire avec le Maillon et sa pièce Mailles consacrée à la parole de femmes d'Afrique. Avec Inconditionnelles elle s'intéresse à Kae Tempest, poète anglais.e non binaire dont elle met en scène la pièce Hopelessly Devoted qu'elle a traduit et qu'elle a eu envie de mettre en scène.


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Cela commence par un beau poème dans une langue imagée et riche. Nous sommes dans un décor sobre et symbolique que Camille Duchemin a réduit à l'essentiel de son sens: des quadrillages faisant penser à des grilles de fenêtres qui marquent le sol. L'espace se divise en deux et l'on passe de l'un à l'autre par des sas qui s'ouvrent sur le mur noir du fond.


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Le premier, une cellule dans laquelle se fera l'essentiel de la rencontre, le rapprochement des deux femmes, Serena et Chess, et le deuxième, l'espace de "récupération" où Chess va se retrouver elle-même, découvrir sa vérité profonde et sa part créative, son expression vitale grâce à l'accompagnement de Silver. Ces deux espaces, tout comme les personnages sont appelés à changer. Le premier, dévoilant au fur et à mesure le message sous-terrain, l'écriture de Chess qui jaillit littéralement de dessous les barreaux pour s'étendre au fur et à mesure sur le sol de la cellule et même débordant sur le deuxième espace. 


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Que ce soit par la scénographie (intéressant travail sur ces espaces de Camille Duchemin) ou la mise en scène - et par les raccourcis des passages d'un espace à l'autre, d'un état à l'autre, le récit garde une bonne dynamique. De même la dynamique des corps, que ce soit par leurs chorégraphies (où transparait le savoir-faire de Dorothée Munzyaneza) et la qualité gestuelle de Bwanga Pilipili mais surtout de Grace Seri qui interprète Chess, et également ses attitudes et gestes plus proches du dérèglement, de la déraison, peut-être un peu moins convaincants, nous rend ces personnages crédibles et l'on arrive bien à suivre leurs trajectoires vers une dépossession et un repli presque funeste qui atteint son summum chez Chess dans cette position catatonique et éprouvante pour le spectateur après sa tentative de suicide. 


Inconditionnelles - Dorothée Munyaneza - Photo: Christophe Raynaud de Lage

Le récit nous présente ainsi les rêves et les espoirs que crée d'une part cet amour naissant et la découverte pour Chess d'une expression poétique et musicale grâce aux séances avec Silver, qui ne manquent pas de rebondissements. Et il ne nous cache rien des déceptions liés à la douleur de la séparation, aux doutes et au désespoir qui en résultent dans des scènes intelligemment mises en espace. Un espace qui change et se dévoile au fil du récit dans une beauté formelle tout en couleurs franche et fortes, de même que les costumes (superbes de Lila John) qui nous font presque croire à un défilé de mode dans une prison - surtout pour les vêtements de Silver (Sondos Belhassen). Mais nous sommes presque dans un conte de fée, pour preuve la fin éblouissante et puissante qui nous transporte ailleurs. Un rêve que le public semble totalement apprécier. Tout comme la musique composée par Dan Carey et Ben LaMar Gay. 

 

La Fleur du Dimanche


Inconditionnelles

Au TNS Strasbourg du 5 au 15 novembre 2024

Aux Théâtre des Bouffes du Nord à Paris du 20 novembre au 1er décembre 2024 

Texte Kae Tempest
Musique Dan Carey
Traduction et mise en scène Dorothée Munyaneza
Arrangements et création sonore Ben LaMar Gay
Scénographie et lumières Camille Duchemin
Costumes Lila John
Assistanat à la mise en scène Lisa Como
Stagiaire assistanat à la mise en scène Eva Zuliani
Coordination artistique Virginie Dupray

Avec

Sondos Belhassen Silver 

Bwanga Pilipili Serena

Davide-Christelle Sanvee La gardienne

Grace Seri Chess