jeudi 27 mars 2025

Phèdre de Jean Racine vu par Anne-Laure Liégeois à la Filature: Noir sur Noir, la passion incarnée

 Qui n'a pas une fois dans sa vie étudié ou vu Phèdre de Jean Racine, une des pièces les plus emblématiques de théâtre français. Avec la mise en scène sportive d'Anne-Laure Liégeois nous avons droit à la fois à un marathon et à un match de boxe. Elle inscrit la pièce dans une contemporanéité sombre, le noir des costumes, sobres et élégants de Séverine Thibault - sauf la robe jaune d'Aricie à la fin qui apporte la lumière dans la pièce et le futur. Et le décor, avec ces canapés au design moderne qui entourent la scène de chaque côté, où se trouvent dès le départ et où ils resteront tout au long de la pièce certains des protagonistes, sur leur espace, comme autour d'un ring où ils vont s'affronter. Cette scène que traverse en courant Phèdre pour regarder au loin, au fond de la salle, attendant quoi ? L'endroit où Thésée est peut-être, pour le moment absent, disparu ? Mort peut-être ? Et là où Hippolyte veut aller, partir, pour différentes raisons, non avouées, non avouables ou même non connues: chercher son père, fuir sa mère, son amour interdit.

"Je pars, cher Théramène, et je pars ennuyé.
J’ignore où je vais, mais je pars de ce lieu
Où je ne dois plus voir ce que je ne puis voir."


Thésée - Anne-Laure Liégois - Photo: Christophe Raynaud de Lage



La mise en scène du début de la pièce est très intéressante, utilisant les galeries latérales pour montrer cette hésitation d'Hippolyte (très bien rendu par le jeu très versatile et ondoyant d'Ulysse Dutilloy-Liégeois), ses va-et-vient dans la scène entre lui et Théramène, quand ils gardent une distance hiératique entre eux, s'isolant chacun la solitude, comme celle qui va présider aux relations entre ces personnages. Sauf dans la scène où Phèdre avoue son amour à Hippolyte, pleine d'une sourde tension qui explose. 


Thésée - Anne-Laure Liégois - Photo: Christophe Raynaud de Lage


Phèdre, dont Anna Mouglalis incarne à merveille la passion, le corps se courbant, se déformant sous l'effet de la douleur, de l'amour, de la jalousie aussi. Sa voix aussi, forte et puissante, que le désespoir hache en sanglots et en lamentations. 
Piégée entre sa passion et la loi patriarcale. 


Thésée - Anne-Laure Liégois - Photo: Christophe Raynaud de Lage



Jalouse aussi, mais victime. Victime aussi des conseils malheureux de sa confidente Oenone, interprétée avec justesse et discrétion par Laure Wolf, jusque dans sa mort. Les personnages féminins sont d'ailleurs, à part Phèdre et Oenone assez absents. Cette absence est soulignée par leur présence consignée sur les canapés dans une semi-obscurité - Beaux éclairages qui renforcent cette ambiance de clair-obscur de Guillaume. A l'Acte III, l'arrivée de Thésée (Magistral Olivier Dutilloy) annoncée par Panope (Anne-Marie Liégeois elle-même) bouleverse le cours des choses et une suite de surprises vont précipiter l'histoire avec des trahisons, des retournement de situation, des morts - dont le magnifique récit que fait Théramène (impressionnant David Migeot, dans un jeu clair et une diction limpide tout long de la pièce d'ailleurs). Jusqu'au renversement de situations - l'esclave, la prisonnière Aricie, l'ancienne princesse, Aricie (Liora Jaccottet) qui devient reine, et dont l'image éblouissante de dos sera le mot de fin de cette pièce: une femme rachete toutes les autres.


Thésée - Anne-Laure Liégois - Photo: Christophe Raynaud de Lage



Saluons bien sûr le texte de Racine, ces alexandrins éclatants dont les rimes vont bien au-delà de la versification et qui apportent une densité de sens au récit, un concentré de plaisir à l'écoute. Remercions Anne-Laure Liégeois d'en avoir gardé toute la saveur et les comédiens les avoir magnifiquement mis en bouche et de nous en donner toute la saveur, sans emphase. Et de nous confronter aux  interrogations sur le pouvoir, le désir, l'amour, la tradition qui nous sollicitent tout au long de ce très beau spectacle. Une soirée réussie. Et merci à La Filature à Mulhouse de nous avoir permis de voir ce chef d'oeuvre qui nous touche encore aujourd'hui.


La Fleur du Dimanche


Phèdre 

de Jean Racine

A la Filature - Mulhouse - 26 et 27 mars 


mise en scène et scénographie: Anne-Laure-Liégeois 
Phèdre: Anna Mouglalis
Hippolyte: Ulysse Dutilloy-Liégeois
Thésée: Olivier Dutilloy
Aricie: Liora Jaccottet
Oenone: Laure Wolf
Théramène: David Migeot
Ismène: Ema Haznadar
Panope Anne-Laure Liégeois
Lumières: Guillaume Tesson
Production et administration: Mathilde Priolet
Chargée de production: Victoria Bracquemart


Prochaines dates

le 01 avr. 2025 - Le Moulin du Roc - Niort

le 03 avr. 2025 - La maison / Nevers - Scène conventionnée Art en territoire - Nevers

Le 04 nov. 2025 et 05 nov. 2025 - Maison de la Culture d'Amiens - Amiens

Le 13 nov. 2025 et 14 nov. 2025 - Le Bateau Feu - Dunkerque

le 18 nov. 2025 - Le Manège Maubeuge Scène nationale transfrontalière - Maubeuge

Le 25 nov. 2025 et 26 nov. 2025 - Le Méta - Poitiers

mardi 25 mars 2025

Une tentative presque comme une autre à Pôle Sud: Rencontre du deuxième type de jumeaux ou être humain est politique

 En allant voir à Pôle Sud le spectacle de Clément et Guillaume Papachristou, Une tentative presque comme une autre, nous étions prévenus, ce serait un spectacle avec des jumeaux, mais qui, à priori ne se ressemblent pas. Et pourtant, l'ensemble du spectacle tente de nous montrer les ressemblances entre ces deux frères. Bien sûr, ils sont habillés pareils, des chaussures de sport, un collant noir et un tee-shirt argenté scintillant. Mais on n'arrive pas à y croire même si on a l'impression que tout est fait pour. 


C. et G. Papachristou - Une tentative presque comme une autre - Ph.: Noémie de la Faille


Avec les deux entrées et parcours sur la scène - un petit tour et puis s'en vont - on voit bien que Clément est sur son fauteuil roulant électrique et que sa mobilité c'est cette machine qui la lui permet alors que Guillaume qui termine le travail de déroulement du tapis en fond de scène, le fait sans machine ni effort et il part avec le rouleau. Et pour compléter le tableau et définitivement casser le cliché du "L'ai-je bien descendu", ces marches que les deux frères descendent ensuite, c'est bien pour nous interroger avec anxiété s'il n'arrivera pas une catastrophe au fauteuil roulant et pour admirer la performance de Clément qui porte - retient - tout le poids de tout cela, que nous y assistons. Tout en prenant conscience des difficultés quotidiennes auxquelles les personnes en fauteuil roulant sont constamment en butte. Et c'est bien sur ces questionnements et l'empathie que peuvent susciter ces situations que le spectacle est bâti. C'est aussi, justement, lorsque descendant de son "trône" et étant confronté à la fois à la pesanteur et à la difficulté de se mouvoir qui handicape Clément que nous allons pleinement nous projeter dans les séquences de "danse" auxquelles assiste dans la foulée. C'est un vrai combat, pas celui auquel nous venons d'assister, qui est plus de l'ordre du jeu entre frères et qui les rapproche, montre leurs liens, leur proximité et les complicités, presque de l'ordre de l'amour (mais on va en parler plus tard).


Clément et Guillaume Papachristou - Une tentative presque comme une autre - Photo: Baptiste le Quiniou


Pour commencer avec le coeur - ou le corps - du sujet, ce qui se passe entre les deux corps nous emmène, nous transporte littéralement en eux, nous les fait presque "incarner". Et nous prouve aussi que ce n'est pas forcément un corps athlétique ou esthétique qui va faire passer l'émotion dans un spectacle. Cette proximité, ces mouvements dont on ne se rend même plus compte qu'ils sont bornés limités, deviennent spectacle, émotion, expression. Jusqu'à ce que l'on constate que même avec du Mozart, ils n'arrivent pas au bout du disque mais juste de l'autre côté, fatigués, assoiffés et qu'ils doivent se reposer.


Clément et Guillaume Papachristou - Une tentative presque comme une autre - Photo: Noémie de la Faille


Mais c'est aussi l'occasion de devenir proche du public, même s'il n'est pas habitué, même s'il ne comprend pas la langue - et pas seulement la langue, mais l'expression d'une personne qui souffre d'une IMC - Infirmité Motrice Cérébrale - pour laquelle il faut "installer un décodeur". Et c'est là toute la qualité de ce spectacle. Nous ne sommes pas au théâtre où nous regardons quelqu'un comme une bête curieuse. Le dispositif scénique, trifrontal nous intègre nous, spectateurs, nous inclus. La proximité nous apprivoise, un peu comme le Petit Prince et le renard. Et au fur et à mesure ce que nous dit ou raconte Clément nous rend proche de lui. Et c'est lui qui devient le maître de cérémonie, c'est lui qui oriente le jeu, c'est lui qui, par ses constatations, va porter un regard critique sur sa propre vie mais aussi sur celle de son frère "intermittent du spectacle". Avec le recul et la distance, il va nous faire constater les déplorables conditions matérielles, morales, sentimentales et sexuelles auxquelles les personnes en situations de handicap sont confrontées. Tout cela sans apitoiement ou lamentation, mais avec lucidité et humour, que nous ne pouvons que découvrir, pour quelquefois en rire, tout en nous sentant solidaire. Cette solidarité qui, nous après nous avoir presque permis de fusionner avec les deux frères dans une dernière danse qui le rapproche et les mets debout, nous amène à nous unir avec Clément dans un dernier slow où les corps se fondent.


Clément et Guillaume Papachristou - Une tentative presque comme une autre - Photo: Baptiste le Quiniou


Le spectacle interroge à la fois la gémellité et le handicap mais aussi le rapport au corps et à la différence. Le chemin que fait Clément Papachristou pour se rapprocher et renouer avec son frère Guillaume en montant ce spectacle, il le partage intelligemment avec une grande sensibilité et lucidité. Sa tentative touche autant notre coeur que notre conscience. Un spectacle qui fait grandir.


La Fleur du Dimanche 

samedi 22 mars 2025

Amerique un concert de l'OPS: du lyrisme romantique aux musiques dansantes

 Avec le programme Amérique, l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la direction d'Aziz Shokhakimov fait le grand écart. Rien à voir bien sûr avec Amériques, l'oeuvre une peu plus radicale d'Edgar Varèse qu'il a créé en 1926 avec percussions et bruit de sirènes.

L'Adagio pour cordes Op.11 (1936) de Samuel Barber qui ouvre le concert est pourtant une oeuvre mondialement connue, au point d'éclipser les autres pièces du compositeur. Elle est souvent jouée aux Etats-Unis pour des cérémonies commémoratives, comme des enterrements de chef d'état et a été utilisée dans de nombreux films (dans Amélie Poulain par exemple, en citation ironique, elle accompagne l'enterrement rêvé de l'héroïne qu'elle suit sur un écran de télé noir & blanc). Elle commence donc très doucement, lentement, comme un long fleuve tranquille qui glisse et s'étale, mélancolique, dans de vastes horizons, prenant quelquefois des respirations. La directions d'Aziz Shokhakimov se fait enveloppante et tout en délicatesse pendant ce voyage intérieur de presque dix minutes qui finit tout en retenue, et s'évanouit.


Amérique - OPS - Aziz Shokhakimov - Sébastien Koebel - Photo: David Amiot


Le style ne change pas vraiment avec le début du Concerto pour clarinette et orchestre d'Aaron Coplan puisque nous démarrons aussi dans la douceur. Une harpe et un piano accompagnent la clarinette de Sébastien Koebel qui prend la suite de Benny Goodman à qui la pièce était dédié et qui l'a crée en 1950, car il était autant musicien de jazz que de musique classique. Cette pièce est emblématique pour Sébastien Koebel, l'ayant entendu jouer par son professeur au Conservatoire de Paris, Richard Vieille et il la jouera même pour son diplôme en 1999 qui lui vaudra le premier Prix à l'unanimité. Après une première partie assez intériorisée et douce, un peu moins triste pourtant que Barber, les cordes font un beau tapis sonore à la clarinette, accompagnés de temps en temps par la harpe et le piano.

 

Amérique - OPS - Aziz Shokhakimov - Sébastien Koebel - Photo: David Amiot


Puis la clarinettiste se lance dans un solo qui accélère et l'on peut apprécier toute la virtuosité de Sébastien Koebel qui se laisse aller à des mouvements de danse - rappelons qu'Aaron Coplan a créé quelques partitions pour des ballets en plus de ses compositions de musique de film pour lesquels il est un peu plus connu. Là-dessus le piano et le reste de l'orchestre nous emmènent dans un rythme sautillant et primesautier où la clarinette entre dans un dialogue entraînant avec le piano en écho et le reste de l'orchestre qui deviennent bien joyeux. Une composition bien imagée qui s'enflamme et part au pas de course dans un élan final qui s'envole.


Amérique - OPS - Aziz Shokhakimov - Sébastien Koebel - Photo: David Amiot


Le public ravi en redemande et Sébastien Koebel nous offre un duo piano clarinette avec le début de la transcription de la Rhapsody in Blue de Gershwin.


Amérique - OPS - Aziz Shokhakimov - Sébastien Koebel - Photo: David Amiot


Suit la composition du poème symphonique Un Américain à Paris qui verra l'adaptation cinématographique - et chorégraphique de Vincent Minnelli. Elle a été créée à New York en 1928 et inspirée par un voyage à Paris. Elle décrit bien les aspects énergiques dynamiques et foisonnants de la grande ville. En plus des klaxons de voitures, les percussions, glockenspiel et timbales, mais aussi une célesta, des saxophone, un tuba et une trompette bouchée nous font voyager dans les bruits de la ville et ses changements de décor, ses moments plus calmes ou langoureux et des parties dansantes bien sûr - Ils ont le rythme ! La direction du chef Aziz Shokhakimov est précise et le jeu de l'orchestre est bien clair et détaillé. Après l'entracte, nous restons avec Gershwin et des musiques "dansantes". Et c'est son Ouverture Cubaine, dont le premier titre Rumba donne bien l'idée du ton rythmé de cette ouverture symphonique créée en 1932. C'est énergique, foisonnant. Le chef dirige en dansant et on passe très vite d'un air à un autre, on n'a pas le temps de s'ennuyer. On part dans de grandes envolées et des solos, dont la clarinette, puis à des moments plus graves et cela redevient entraînant et frais et les airs s'enchaînent, puisant dans des mélodies populaires cubaines. Un petit coup de fouet qui donne envie de se lever de son siège.


Et l'on termine avec Leonard Bernstein et la version des Danses symphoniques de West Side Story, créé en 1960 à partir du matériau de la comédie musicale qui avait été créée en 1957 avec Jerome Robbins - Le film réalisé avec succès par Robert Wise sortira lui en 1961. Leonard Bernstein s'appuie sur le matériau de la comédie musicale et après un prologue qui plante le décor de la rivalité des Sharks et des Jets, sept tableaux s'enchainent avant le finale tragique. Les airs (Somewhere) et les danses (Mambo, Cha-Cha) bien expressives qui voient Stephan Fougeroux bien actif et les musiciens donner de la voix ! Sandrine François a également droit à un superbe solo rejointe doucement par les cordes et les cors pour le finale, poignant.

Une bis énergique avec trombone et flûte clôt cette soirée où l'on se rêve dans une Amérique un peu nostalgique. 


La Fleur du Dimanche

vendredi 21 mars 2025

Magic Maids au Maillon: Les balais en corps magiques et politiques

 Deuxième étape du Temps Fort Corps Politiques au Maillon à Strasbourg avec Magic Maid, un spectacle de danse-performance d'Eisa Jocson et Venuri Perera qui ne manque pas d'engagement. Nous avions déjà pu goûter au charme provoquant d'Eisa Jocson en 2016 avec son spectacle Macho Dancer, et il semble qu'elle est coutumière d'une certaine proximité avec le public. Il n'est donc pas surprenant que la scène soit tri-frontale et en terme de sens, nous pouvons nous interroger si le quatrième mur, une série de balais bien rangés n'est pas une métaphore du public. La réponse viendra à la fin du spectacle ! Toujours est-il que le public se retrouve juge et témoin à la fois de ce qui se passe sur scène mais aussi dans la salle - et ce n'est pas innocent pour que les réactions - et les actions du public se trouvent ainsi incluses dans le spectacle. Le public est à la fois juge et jugé comme dans un procès. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Mais nous ne sommes pas dans un procès, encore que ce dont il sera question, c'est bien des droits, des droits des femmes, des droits du travail ,des droits de voyager, donc aussi de l'esclavage domestique, d'enfermement, de procès en sorcellerie et surtout des droits du quotidien où l'on s'arroge le droit sur la liberté et le travail de l'autre, dont on fait un(e) esclave moderne. La pièce commence par les trois coups - ou plutôt les cinq fois neuf coups que frappent des deux comédiennes qui ont conçu et qui interprètent cette cérémonie très politique et domestique. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Vêtues d'un grand manteau noir queue-de-pie, sous lequel on devine une nudité recouverte de dentelle, elles chevauchent chacune un balai dont le manche qui dépasse un peu du manteau leur fait un drôle de membre viril, leur conférant une puissance ironique. Elles vont ainsi harnachées arpenter le plateau dans tous les sens en rythme et déhanchement à droite et gauche, en avant et arrière, en symbiose avec la musique qui se met lentement en route, installant une ambiance hypnotique. Elles commencent ainsi une procession comme un voyage intérieur avant de commencer à interagir avec les spectateurs, d'abord par des regards discrets, des coups d'oeil observateurs. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


Elles vont prendre les différents balais, balais coco ou balais d'herbes, sans manche ou avec des manches très longs et les faire tournoyer en continuant leur démarche balancée. S'ensuit une séquence de dialogue plus ou moins complice avec les spectateur où l'humour et la critique sociale alternent sur la thématique des aides ménagères ou familiales issues de l'imigration asiatique (les deux artistes viennent des Philipines pour Eisa et du Sri-Lanka pour Venuri, pays largement pourvoyeurs de ce personnel exploité et dans le privé et dans le service). C'est l'occasion de prendre compte - avec distance et ironie - de ces situations que l'on croit tout à fait naturelles et inoffensives. C'est aussi l'occasion d'interroger l'image traditionnelle de la sorcière et de la perversion sociale qu'elle a permis. 


Magic Maids - Eisa Jocson - Venuri Perera Photo: Joerg Baumann


La complicité avec le public se met en place, même une intimité en parallèle avec les rapprochements aussi des deux interprètes et un accrochage de tous les balais sur des fils qui traversaient le plateau suivi d'une danse circulaire, toujours avec leur balais qui va ainsi disséminer en cercles blancs le petit tas qu'on les avait vu installer avant le début de la pièce, pièce qui s'achève par une distribution au public des balais qui étaient accrochés pour...  je vous laisse deviner quoi faire.  Et l'on est pas loin, à la fois de la dialectique de maître et de l'esclave et, sur le versant comique, de l'arroseur arrosé, en tout cas la preuve par l'exemple ou la compréhension par l'expérience. Ceux qui on raté la démonstration devront recommencer.     


La Fleur du Dimanche

vendredi 14 mars 2025

Actuelles au TAPS - 27ème avec Gosses du béton: En des rives jusqu'à la mer (mère)

 Cela fait 27 ans que le "Festival" des Actuelles fait office de "découvreur" de textes dans l'air du temps, des textes vraiment actuels, récents, écrits par de jeunes (en général) auteurs et portés par une formidable équipe à tous les étages. Une centaine de textes ont été lus et sélectionnés par un comité de lecture composé de quatorze membres animé par Houaria Kaidari et Logan Person d'où sont sortis cinq textes proposés à des directeur.trice.s de lecture qui ont supervisé le travail d'acteur.trice.s qui lisent ces textes sur scène. 


TAPS - Actuelles - Gosses du béton - Photo: Robert Becker


Et un.e musicien.ne compose et joue la musique relative au spectacle.  Et ce n'est pas tout ! Pour la scénographie, une équipe d'étudiants de la HEAR sous la direction de François Duconseille crée le décor (différent pour chaque spectacle) et des étudiants du département Arts du spectacle de l'Université, encadrés par Sylvain Diaz, maître de conférence s'occupent de produire un livret de présentation de A à Z avec les illustrations et tous les textes jusqu'à l'impression. Une affiche est aussi créée par l'atelier de communication graphique de la HEAR. Pour le spectacle A bon port, les élèves de 5ème du collège Erasme avec leur professeur Mme Sarah Bardot ont travaillé avec la comédienne Juliette Petitjean et pour L'esprit de sel, ce sont les élèves du lycée Louis Marchal avec leur professeur Mélissa Reymann qui ont travaillé avec Eva Courget. La cuisinière Léonie Durr adapte un met surprise chaque soir selon la pièce et pour clore, ne pas oublier l'équipe technique du TAPS sous la direction de Barthélémy Small qui s'occupe de toute la technique et du démontage-remontage chaque jour. La production déléguée de ce festival est assurée par Joël Beyler et Marine Lambert. En plus des deux titres déjà cités, le programme est composé de la pièce Les Glaces de Rébecca Déraspe, de Chevaleresses de Nolwenn Le Doth et de Gosses du béton de Thibaut Galis.


TAPS - Actuelles - Gosses du béton - Photo: Robert Becker


Gosses du béton

Pour nous mettre dans l'ambiance de la pièce de Thibaut Galis, un parcours insolite, jamais exploré en général pour aller au théâtre dans ces anciens bâtiments de la laiterie de Strasbourg, nous mêne par un étroit couloir vers une place bitumée et close, puis à travers une porte de secours dérobée, nous débouchons dans la salle où nous découvrons un genre de podium entre deux rangées de gradins sur lesquels nous nous installons. Un comédien, Quentin Brucker, nous y attend. Et nous apercevons au fond de la salle, sous une boule à facette, derrière sa console, le musicien Nils Boyny qui nous enveloppe dans quelques nappes de musique et de beat de techno. La musique baisse pour laisser la parole à Nathan qui dans une forme d'anaphore nous plonge au plus profond dans une poésie crue, toute en répétition, allers et retours, montée de tension et recommencements et nous faire vivre jusqu'à l'os un acte sexuel avec un autre homme. 


TAPS - Actuelles - Gosses du béton - Photo: Robert Becker


Sur le plateau éclairé en vert se dresse un mât que couronne un slip en dentelle rouge, entre la barre de pole dance et le mât d'un radeau à la dérive. On nous dit "quelques années plus tard" et  arrivent les deux autres comédien.ne.s, Noé Laussedat (Vincent, Paolo) et Mécistée Rhea (Olga) qui se retrouvent dans un club. C'est là que Vincent, Paolo a donné rendez-vous à Nathan pour une première rencontre. On devine Vincent hésitant, frileux, inquiet mais l'ambiance du Club, le couple Vincent et Olga et les chemsex vont faire leur effet. 


TAPS - Actuelles - Gosses du béton - Photo: Robert Becker


Nous assistons alors à la construction hésitante, difficile, erratique d'une communauté à trois en même que la révélation de l'identité et l'introduction dans la "vie professionnelle" de Vincent comme travailleur du sexe. Passant dans différents lieux symboliques, éclairant des moments de vie où chacun essaie de se trouver, se retrouver, de s'oublier, de partir ailleurs, de fusionner - le club, le studio de Vincent, une chambre du Formule 1 Sud, une Love Room, un appartement de PDG, des toilettes - un portrait en creux, de l'intérieur, se dessine. Avec les failles, le désespoir qui s'instille, la recherche du plaisir ou la soumission acceptée, une écriture au couteau, un vocabulaire cru et coupant, une oralité très branchée nous dévoile le décalage, la fêlure et le mal-être de ces personnages. Et l'on doute que le bain final dans le milieu aquatique de la mer soit la rédemption. On leur souhaite en tout cas qu'il les apaise et les réconcilie avec eux-mêmes, qu'il les amène en adelphie et en harmonie.


TAPS - Actuelles - Gosses du béton - Photo: Robert Becker


La langue de Thibaut Galis est brute, imagée, forte, sentie de l'intérieur, d'une poésie âpre et vive. Et même si ce n'est qu'une lecture, sans mise en scène, les comédiens ont le texte en bouche et l'incarnent pleinement. Quentin Brucker y met toute la force et la puissance d'un maître de cérémonie, Noé Laussedat fait passer la virginité et l'indécision du personnage de Vincent/Paolo et Mécistée Rhea, navigue entre les deux et fait le lien de communauté avec maîtrise et autorité. Thibaut Galis en maître des consoles assume aussi les voix de différents "clients" avec des effets spéciaux qui accentue le côté ludique de ces personnages. Mais malgré toutes ces failles et ces doutes, une douceur et sensibilité sourd de ces gosses du béton et de leurs rêves. Merci à toute cette équipe de rendre une certaine visibilité à ce monde "à la fois beau et violent" à travers cette langue presqu'étrangère.


La Fleur du Dimanche


P.S. On aura bien noté que c'est la mort de la mère qui leur permet d'aller faire leur voyage du béton à la mer....




jeudi 13 mars 2025

Temps Fort au Maillon avec Wen Hui: New report on giving birth: Porter balle haut et comme errer

 Pour le deuxième programme du Temps Fort Corps Politiques (voir mon billet d'hier), le Maillon s'est associé avec Pôle Sud CNCN pour présenter la nouvelle chorégraphie de Wen Hui New report on giving birth. La pièce s'inscrit totalement dans la problématique de la chorégraphe chinoise puisqu'elle interroge le corps et la maternité dans cette pièce qui est le pendant de Report on giving birth crée il y a vingt-quatre ans, et qui l'a fait connaitre en Occident. Celle qui a travaillé aux Etats-Unis avec José Limon et Trisha Brown, en Modern Dance, et avec Pina Bausch en Allemagne, a gardé une sensibilité très sociale et politique comme on a pu le voir à Pôle Sud il y a deux ans dans I am 60 (voir mon billetcréée pour ses soixante ans


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Artiste performeuse, elle travaille beaucoup avec la vidéo et l'on est très surpris de ne voir aucun écran sur scène, uniquement quatre femmes qui portent des ballots sur la tête ou s'enroulent autour dans des simulacres d'accouchements et de maternité. Mais la surprise ne tarde pas à arriver quand, après avoir tracé des cheminements et pris les mesures de l'espace, l'une d'entre elles accroche une couverture sur un fil qui traverse la scène et, se mettant derrière, joue à faire des pieds à des portraits "en pied" (coupés) qui ont été pris en Chine.


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


S'ensuivent dans une belle alternance des chorégraphies soit individuelles des quatre danseuses, soit collectives et, successivement sur la suite de la pièce, le témoignage de ces quatre danseuses relatif à leur expérience de l'accouchement. Chacune a son style, toutes sont différentes, viennent de pays divers et parlent des langues variées, entre le chinois, le thaï, l'anglais, l'allemand, l'italien, le persan..., une vraie tour de Babel. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


C'est Alessandra Corti, une danseuse italienne qui a commencé à danser à Turin et a continué en Allemagne, qui est la plus âgée (à part Wen Hui), qui raconte en dansant merveilleusement la découverte originale de sa grossesse au bout de six semaine et la drôle d'aventure qui s'ensuit. Son récit est très attachant, tout comme est très surprenant celui de la Thaïlandaise Patchaporn Krüger-Distakul, passée de Suisse en France et en Allemagne et dont les allers-retours entre chez elle ou chez sa soeur à Hambourg et la maternité à Frankfort s'achèvent par la découverte d'un terme allemand Bauchgeburt (naissance par césarienne). Sa gestuelle des mains, véloce et souple est assez exceptionnelle. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Quelquefois sur scène ces quatre femmes, reprenant leurs ballots se chamaillent comme des enfants complices ou se retrouvent en toute sororité de causeuses commères. Les très belles compositions musicales de Mathias Engelke nous entrainent dans un tourbillon dynamique, d'autres fois, des airs à sonorités ethniques asiatiques comme des clochettes nous relaxent en même temps que les danseuses, et puis soudain aussi la force émerge, avec des cris et l'on voit les quatre grandes têtes apparaître à l'envers sur le fond de scène noir dans une vidéo de Rémi Crépeau. C'est aussi la mère de Wen Hui qui apparaît sur une couverture portée par elle sur son ventre, lorsqu'elle parle non d'accouchement mais de ménopause, la sienne en contraste avec celle de sa mère. 


Wen Hui - New Report of Giving Birth - Photo: Jorg Baumann


Le statut de la femme est interrogé ici en occident, par exemple concilier le métier de danseuse ou de chorégraphe et la maternité et les enfants, et également bien sûr en Chine, avec la fameuse règle de l'enfant unique (de 1880 à 2016) et ses conséquences (dont l'épisode horrible de la femme enchaînée pour procréer et des filles vendues ou enlevées de nos jours). La pièce-manifeste ne peut que s'achever par la multiplication de défilés pour la libération de la femme dans le monde entier qui naissent sur les ballots de couvertures emballées qui sont semés sur la plateau et qui, mystérieusement dans le noir, accueillent ces images de lutte. Femmes de tous les pays....


La Fleur du Dimanche


New report on giving birth


A Strasbourg au Maillon (avec Pôle Sud)  -  du 13 au 15 mars 2025 


Concept, chorégraphie : Wen Hui – Living Dance Studio
Avec : Alessandra Corti, Patcharaporn Krüger-Distakul, Parvin Saljugi, Wen Hui
Dramaturgie : Alexandra Henning
Musique : Mathias Engelke
Vidéo : Rémi Crépeau
Création lumière et direction technique : Matthias Rieker
Création sonore : Willi Bopp
Conseil : Zhang Zhen
Diffusion : Damien Valette
Coordination : Bertille Zimmermann
Production : Künstler*innenhaus Mousonturm – Frankfurt am Main / Living Dance Studio – Beijing / Damien Valette Production
Coproduction : Hellerau / Zollverein Zeche / Théâtre de la Ville / Festival d’Automne


Un projet créé dans le cadre de la Bündnisses internationaler Produktionshäuser et soutenu par le Bundesregierung für Kultur und Medien.
Dans le cadre de la Tanzplattform Rhein-Main, un projet du Künstler*innenhaus Mousonturm et Hessisches Staatsballett, rendu possible par Kulturfonds Frankfurt RheinMain et financé par Kulturamt der Stadt Frankfurt am Main, Hessisches Ministerium für Wissenschaft et Kunst und der Stiftungsallianz [Aventis Foundation, BHF BANK Stiftung, Crespo Foundation, Hans Erich und Marie Elfriede Dotter-Stiftung, Dr. Marschner Stiftung, Stiftung Polytechnische Gesellschaft Frankfurt am Main].

Avec l’aide du Goethe Institut à Pékin et à Munich.

Cette création a reçu l’aide au projet de la DRAC Île-de-France.


mercredi 12 mars 2025

Temps Fort au Maillon - Reconstitution: Le procès de Bobigny - De beaux regards, une belle écoute pour restituer une mémoire

 Le Temps Fort du Printemps du Maillon est arrivé. La thématique ? Corps Politiques, Entre assignation et Résistance. Un sujet riche qui permet de prendre la mesure de la liberté individuelle un peu partout en Europe et même en Chine et d'analyser notre dépendance aux autres et aux mécanismes coercitifs dans lesquels nous vivons ou de jeter un regard sur le passé.

Pendant quatre semaines, cinq spectacles - Théâtre, danse et performance porteront des éclairages sur divers sujets comme la politique, le droit des femmes, l'exploitation des personnes, en France, Chine, Sri Lanka, Philippines, Hongrie, Grèce,... Des ateliers, conférences, rencontres et projections de films en collaboration avec le cinéma Cosmos complèteront le programme dans une grande variété de points de vues.


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


Pour commencer, c'est une création d'Emilie Rousset et de Maya Bouquet Reconstitution: Le procès de Bobigny dont la création date de 2019 lors du Festival d'Automne, mais qui a été mise à jour avec l'ajout d'éléments actuels, entre autres l'inscription de l'avortement dans la Constitution Française ou le recul des droits de l'avortement en Pologne (avec le témoignage de l'activiste polonaise Weronika Smigielskav). Le dispositif est très intéressant, laissant une liberté certaine au spectateur, lui permettant de se faire son parcours, son point de vue, ses connaissances en assistant à un certain nombre de récits, des regards différents, documentés ou des témoignages. Dans la grande salle du Maillon, plus de gradins, plus de regard plongeant sur la scène focalisés sur les comédiens, mais des ilots de chaises, en rond autour de la chaise de la comédienne ou du comédien qui va incarner alternativement la parole d'un ou d'une de ces témoins. 


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


Un comédien peut très bien incarner la parole d'une femme ou l'inverse (il y a plus de rôles féminins et aussi plus de personnages femmes). Ces personnages sont identifiés par leur nom et leurs qualités ou professions, personnes à priori encore vivantes, dont on peut lire un court résumé sur le panneau à côté de sa chaise. Personnes plus ou moins connues, comme René Frydman, gynécologue, Claude Servan-Schreiber, journaliste, Françoise Fabian, comédienne. D'autres voix, militantes féministes, du planning familial, sociologues, historien(ne)s, professeur(e) ou réalisatrice, composent cette douzaine de témoins, de l'époque de ce procès de Bobigny ou l'ayant connu ou encore celles ou ceux qui continuent le combat de ces femmes qui ont fait avancer la droit à l'avortement, la protection des femmes, leurs droits ou la réflexion sur ce sujet en général.   


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


On choisit de partager un moment, petit quart d'heure d'histoire avec un grand H ou histoires particulières, témoignages, récit d'événements vécus, analyse sociologique, historique, qui ainsi prennent corps et vie et nous permettent d'y adhérer, d'avoir de l'empathie et de comprendre ce qui en général ne passe pas ou passe moins dans les procès, ni dans les reconstitutions. On fait ainsi "connaissance" de Marielle Isartelle, la monteuse- réalisatrice (elle n'avait pas ce statut dans ces années là) qui a fait un reportage sur l'avortement Histoire d'A avec son compagnon Charles Belmont, un film interdit à l'époque bien sûr mais largement diffusé avec le GIF devenu après le Planing Familial. On entend aussi Stéphane Audran se remémorer la période du procès et le manifeste des 343 "salopes" qui ont avouées avoir avorté et qui parle de "justice de classe". 


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman


On peut entrer dans les arcanes du vocabulaire et du droit et comprendre comment les mots révèlent les évolutions, et du droit et des mentalités et de la politique qui changent.  Avec Weronika Smigielskav on découvre qu'en Pologne, quand les mentalités dont devenues plus restrictives, même les plus intimes des amies ne révélaient pas qu'elle avaient avorté. Et l'on découvre des pratiques médicales de contraception interdites et dangereuses à l'Ile de la Réunion dans les années 1960 et 1970. Et l'on est surpris d'apprendre qu'avant que la France ait inscrit l'avortement dans la Constitution il n'y avait que trois pays qui l'avait fait mais que c'était pour l'interdire.


Reconstitution: Le procès de Bobigny - Photo: Ph. Lebruman



Les îlots d'écoute, autour du comédien ou de la comédienne donnent une sensibilité supplémentaire à ces moments de vies, ces réflexions, ces témoignages ou ces études bien plus intéressants que des articles ou des livres - cela peut nous motiver pour creuser certains sujets d'ailleurs. Et les quinze comédiens et comédiennes de très belle qualité amènent une variété dans la manière et une surprise à chaque fois renouvelés, surprise qui vient aussi de ce que l'on va entendre, en terme de contenu et de style. En tout cas une manière originale de faire à la fois resurgir le passé, compléter et porter un regard actuel sur des événement qui ont marqué notre époque pas très lointaine. Comme polir un diamant à mille facettes. Un beau et courageux travail.


La Fleur du Dimanche