mardi 27 juin 2023

Spectres d'Europe par le Ballet de l'ONR: la traversée des sentiments... et ça continue...

 Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l'Orchestre National du Rhin nous propose depuis 2018 avec Spectres d'Europe sa thématique qui interroge la danse en France, en Europe et dans le monde, autant en terme de création que de répertoire et d'inscription dans l'histoire du XXIème siècle. Et cela confronté à la réalité de la représentation et de l'interprétation, c'est-à-dire avec les danseuses et les danseurs de ce Ballet de l'Opéra National du Rhin, mais également toute l'équipe qui compose cette entité, dont, en particulier, la maîtresse de ballet Claude Agrafeil et le maître de ballet Adrien Boissonnet. Ces deux "passeurs" ont permis la reconstitution des trois pièces au programme en étroite relation avec les archives (les pièces sont maintenant au répertoire du Ballet) et les chorégraphes qui ont créé ces pièces. Il faut noter que la question du "répertoire" est un sujet qui devient aussi d'actualité, autant pour des questions de "mémoire" et de conservation, de diffusion, que des questions budgétaires (coût de la création et de la diffusion de nouveaux spectacles). Il faut noter que le travail de Bruno Bouché et son équipe est bien reconnu par son public en région mais aussi en tournée et que le Ballet vient d'être honoré par le Syndicat professionnel de la critique théâtre, musique et danse en remettant au CCN Ballet de l’Opéra national du Rhin le Prix de la meilleure compagnie pour 2023. Et ce prix, amplement mérité est un soutien à tout ce travail engagé.

L'occasion de s'en convaincre est encore donnée jusqu'au 30 juin avec ce programme Spectres d'Europe qui met à l'affiche des grands noms de la danse contemporaine, de Lucinda Childs à William Forsythe en passant par David Dawson dans une soirée qui, bien que faisant le grand écart est d'une très belle qualité.

Songs for Before

La soirée commence avec la pièce de Lucinda Childs Songs for Before où sur scène, trois écrans constitués de longue bandes de miroirs espacés de la même largeur que les bandes, et décalés sur trois niveaux de la profondeur de la scène, se déplacent lentement pour se décaler à droite ou à gauche ou se positionner pour remplir la largeur de la scène. Des coulisses surgissent les danseuses et les danseurs, traversant la scène de gauche à droite ou de droite à gauche, d'un même rythme, syncopé, avec des pas quelquefois plongeants. Un texte en anglais, difficilement compréhensible est dit par Robert Wyatt. Ce sont des extraits d'Haruki Murakami choisis par Lucinda Childs. Je vous en propose un extrait (traduit) pour marquer l'ambiance:

"Je me dis que peut-être, quelque part, dans un lieu lointain, tout est déjà perdu d'avance depuis longtemps. Ou du moins que toutes les choses de nos vies possèdent un lieu de silence où elles se perdent, superposées les unes aux autres jusqu'à former une seule masse. En vivant, nous ne faisons rien de plus que les découvrir, les attirant à nous une à une comme on déroule un fil. Je ferme les yeux, essaie de me souvenir d'au moins une de ces belles formes, tentant de la retenir entre mes mains. Même si je sais son existence éphémère."


Songs from Before - Lucinda Child - Photo: Agathe Poupeney


La musique de Hans Richter, douce et mélancolique, presque répétitive, jouée par les cordes, s'élève et nous immerge dans une ambiance contemplative où quelquefois, les danseurs, rompant dans leurs traversées, nous gratifient de quelques duos tournoyants avant de reprendre la longue marche. Les costumes, des hauts blanc et des jupes noires pour les danseuses, des pantalons noirs flottants pour les danseurs, nous font baigner dans une ambiance étrange où la seule couleur chaude sera le jaune des éclairages soulignant de temps en temps les corps marchants et dansants. Ce long défilé, marqué par des variations dans la musique qui pourtant garde son atmosphère postromantique avec cordes et quelquefois quelques passages au piano, est millimétrée, comme on le connait bien de cette chorégraphe minimaliste. Elle n'en transmet pas moins de sentiments et d'émotions et la gestuelle, les mouvements de bras jetés en l'air ou les jambes pointées en haut, sont impeccables. Les duos se multiplient en variations magnifiques de simplicité. Le dispositif scénique de Bruno de Lavenère, par les réflexions dans les miroirs et les trouées multiplie les corps devant et derrière et nous peuple la scène de fantômes multiples et mouvants. Le dispositif nous plonge dans un cocktail hypnotique où les corps se superposent avant de retrouver une simplicité d'image que l'on croirait sortir d'un tableau de Magritte avec une répétitions de silhouettes sur différents plans. Au moment où l'on se dit que les mouvements ne semblent jamais vouloir s'arrêter, brusquement tout ce beau monde se fige et se retrouve immobile et, après une pause, une respiration salutaire,  tout se remet en marche lentement pour, peu à peu, disparaître dans les coulisses tandis que la musique elle aussi s'éloigne.


On the Nature of Daylight -David Dawson - Photo: Agathe Poupeney


Nous assistons ensuite à un précipité*, suivi de la très courte (7 minutes) pièce de David Dawson On the Nature of Daylight. Sur une musique de Max Richter (encore), encore plus romantique, nous assistons à un pas de deux entre Di He, qui porte une très courte robe volante et Ruben Julliard pour une danse de séduction renversante (elle a souvent les pieds en l'air). La pièce est néoclassique à souhait et les danseurs sont magnifiques, le public apprécie. La pièce montre tout le cycle de l'amour, de la rencontre à la passion et la séparation, racontée dans ce temps restreint, et cela ne s'arrête pas, la vie continue, tout comme le soleil qui se lève chaque jour.


Enemy in the Figure - Wiliam Forsythe - Photo: Agathe Poupeney


Enemy in the Figure

Avec la pièce de William Forsythe Enemy in the Figure qui clôt la soirée après l'entracte, nous assistons à un changement radical de style et de musique. Thom Willems et ses montages de bruitages et de percussions et battements, qui créent un univers sonore étrange tout à fait adapté à l'univers visuel et chorégraphique du maître du Ballet de Francfort où avait été créé la pièce en 1989. L'espace, avec un éclairage mouvant - une énorme projecteur, de temps en temps déplacé et orienté par un danseur - se transforme au gré de la lumière pour révéler des univers variés. Cela débute par un "coin" salle de sport où deux danseuses l'une en justaucorps blanc, l'autre en noir jouent à des manipulations et étirements conjoints de leurs corps très acrobatiques. Il est vrai que la gestuelle du chorégraphe joue beaucoup sur les limites et les risque des mouvements corporels et cette pièce, tout au long cultive cette habileté - que les danseuses et danseurs du Ballet de l'Opéra National du Rhin assument avec aisance. Les corps sont tout en tension distorsion et virevoltent dans l'espace s'ils ne se cognent pas ou essaient de traverser les murs et les obstacles, dont un très beau et très grand paravent, énorme vague ondulante en bois qui permet aux danseuses et aux danseurs en disparaissant derrière de se changer et de réapparaitre dans d'originaux accoutrements (dont des genre d'hommes sauvages du meilleur effet). Les costumes, tout comme la lumière et le décors sont également une création du chorégraphe. Le rythme ne faibli pas et les tableaux changeants se succèdent à un rythme effréné dans un montage cut tout comme la musique. Au moment où tout semble se calmer et que l'on se dit  que cela va s'arrêter, la musique doucement baisse, s'éloigne et se radoucit, on imagine, une pause, un arrêt, mais non, cela ne s'arrête pas, cela continue de plus belle et l'on imagine que cela continue même le rideau baissé.


La Fleur du Dimanche


* Précipité (selon le site de l'Opéra National de Lorraine:

Lorsque les scènes changent durant le spectacle, entre les actes, le rideau tombe et les musiciens arrêtent de jouer. Derrière le rideau les machinistes, accessoiristes et habilleuses s'activent ! Dans la salle, les spectateurs ne peuvent néanmoins pas sortir car ces pauses ne durent que quelques minutes, à la différence d’un entracte.

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