dimanche 31 août 2025

Rouge Gazon à Bussang: des nappes de silence pour entendre la musique de Julien Lepreux en soi

 Pour clore la saison estivale et théâtrale de Bussang au Théâtre du Peuple, donc pour la dernière journée de cet été bien rempli, le choix de Julie Delille a été de faire silence, de ne plus parler, de laisser la musique entrer en nous et nous remplir de sentiments, de sensations. En l'occurrence, elle donne carte blanche au musicien Julien Lepreux - qui n'est pas un inconnu, puisqu'il a travaillé sur plusieurs pièces qu'elle a crées, dont le Conte d'Hiver présenté l'année dernière et, cette année le "feuilleton" Hériter des brumes. Il collabore aussi très régulièrement avec les chorégraphes Pierre Rigal et Emmanuel Eggermont. Et pour ce week-end festif et joyeux, c'est à l'église que la fête commence. 

C'est une très bonne idée d'autant plus que pour cette partie de la journée, l'entrée est gratuite. Bonne idée de partage, juste retour au lieu, ce pays de montagne, qui a inspiré Julien Lepreux. Comme il le dit lui-même:

« Les rivières, les lacs, les collines, la brume, et ce navire - vaisseau spatial qu’est le Théâtre du Peuple, les fantômes de l’amour et de la mort qui y errent nuit et jour et ces gens passionnés qui y travaillent m’ont inspiré une série de morceaux salvateurs que je présenterai en trois actes musicaux."


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker


Cette série, il l'a intitulée Rouge Gazon, un titre qui va autant chercher du côté de Boris Vian et des souvenirs d'hivers enneigés du passé et ses journées de ski, ou de ballades ensoleillées d'été, ou tout simplement des odeurs de fleurs, d'herbe, de pluie, de feu de bois ou des vastes paysages sauvages balayés par le vent ou de sous-bois sauvages. Cest effectivement ce que nous allons traverser au long de cette après-midi qui commence sur un ton plutôt spirituel, propice à la méditation. Comme il convient à une église. Jérémy Marchal interprète à l'orgue des mélodies qui font penser à Jean-Sébastien Bach mais en plus joyeux. Les airs et les arrangements sont quelquefois carrément guillerets, puis peuvent devenir très ténus. Quelques bruitages surprenants font tourner des têtes et l'on repart dans un voyage fait de douceur et de variations rassérénantes. Un court voyage calmant qui nous berce.


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker

Une déambulation ou procession ascensionnelle nous amène dans les près autour du Théâtre du Peuple où nous pouvons nous sustenter. Après quoi nous accédons à la salle de théâtre dont le fond de scène est entièrement ouvert pour la deuxième partie où nous assistons à une sorte de film immobile. En contre jour, les instruments de musique attendent la suite du programme et nous nous laissons bercer par de douces nappes enveloppantes et apaisantes où rien ne nous détourne de l'observation attentive dans une découpe cinématographique où s'inscrit la vie minuscule du sous-bois, avec le grand chêne symbolique et le jeu de la lumière sur le feuillages et sol au gré des passages de nuages et de la course du soleil. Rien, sauf Julien Lepreux qui entre en scène pour nous jouer un dernier morceau  au piano sur un ton acidulé.


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker

Théâtre du Peuple - Jubilé 130 - Photo: Robert Becker

L'heure est venue pour célébrer comme il se doit le jubilé, ces cent trente ans depuis la fondation de l'institution théâtrale en partageant le gâteau d'anniversaire, après quelques paroles émues et bien senties et la constatation que l'équipe, maintenant totalement féminine a réussi son pari de dépoussiérer, dynamiser et partager cette joie, cette jubilation.


Théâtre du Peuple - Jubilé 130 - Photo: Robert Becker

Théâtre du Peuple - Jubilé 130 - Photo: Robert Becker

Qu'elle a permis la rencontre et l'échange et qu'elle va continuer à nous émouvoir, nous enchanter sur ce chemin de l'utopie d'un théâtre par et pour tous fait avec art et coeur. Après s'être léchés les doigts de gourmandise et trinqué à l'avenir du théâtre, le public retourne dans la salle pour la troisième partie.


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Microréalité - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker


Celle-ci est plus dynamique. Julien Lepreux aux synthés et qui prend aussi la guitare de temps en temps est toujours accompagné par Jérémy Marchal au synthé sont rejoints par Dayan Korolic à la basse et le dynamique Gwenaël Chartreux à la batterie. Ce dernier insuffle une rythme plus soutenu et un peu plus rock dans les compositions. La confrontation est intéressante et l'énergie monte d'un cran.  


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Microréalité - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker


Des nappes de brouillard viennent envahir le plateau et mourir dans la salle à l'image des nuages sur les sommets de la montagne. Mélanie Chartreux rejoint le groupe et sa voix en chants et vocalises venues de derrière la Lune dialogue avec les synthés et enchante l'atmosphère tandis que le soleil commence à décliner. Le décor sylvestre s'assombrit, des néons et le sol parsemé de feuilles mortes s'éclairent, teintés de rouge. Une danseuse, Cassandre Munoz surgit des bois et nous offre une danse en ode à la nature dans la lignée de la modern-danse. La soirée s'achève sur une folle rythmique qui recharge nos batteries et l'on aurait bien déplacé les bancs de la vénérable salle pour s'éclater avec le groupe qui chauffe bien l'atmosphère.


Théâtre du Peuple - Julien Lepreux - Microréalité - Rouge Gazon - Photo: Robert Becker


La fête est finie, l'euphorie de la jubilation se dissipe et le navire-théâtre continue sa route dans les brumes vosgienne. Rendez-vous à la prochaine escale. Bon vent à l'équipage ! 


La Fleur du Dimanche



Sommaire du Week-End:

Jour 1 : Hériter des Brumes - L'histoire du Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher à Julie Delille

Jour 2 : Le Roi Nu d'Evgueni Schwartz mis en scène par Sylvain Maurice

Jour 2 : Je suis la bête par Julie Delille: une expérience ultime

Jour 3 : Le Jubilé et Rouge Gazon de Julien Lepreux et sa bande


Bussang en 2024 avec Julie Delille

Julie Delille s'enracine dans le territoire avec Le Conte d'Hiver de Shakespeare

et Les Gros patinent bien: Un duo de choc fait un carton


Bussang en 2023

Trois coups pour Hamlet, à part, historique et Machine, un magnifique tiercé avec Simon Delétang


Et le Jubilé  - 120 ans - en 2015

Le peuple au théâtre ? C'est à Bussang, bon sang ! Pas à Avignon… avec Vincent Goethals, Schiller et Brecht.

samedi 30 août 2025

Je suis la bête par Julie Delille: une expérience ultime dans la forêt, un choc !

 Dans la vie, il nous arrive rarement de vivre des expériences exceptionnelles, fortes, bouleversantes. Le théâtre et sa "catharsis" est un lieu propice à ce genre de situation et permet d' "être" quelqu'un d'autre. Julie Delille avec sa pièce "Je suis la bête" nous fait littéralement vivre une "expérience première", un moment exceptionnel dans cette mise en scène du magnifique texte d'Anne Sibran qu'elle a adapté pour le Théâtre du Peuple à Bussang. Cette pièce, elle l'avait créée en 2018 en travaillant le texte du roman éponyme (paru en 2007) avec l'autrice. Et là, dans ce théâtre en pleine nature, dans la montagne, à Bussang, avec cette scène qui peut s'ouvrir sur la forêt, le lieu est idéal pour faire surgir, et les énergies qui sourdent dans cette pièce, et nous faire entendre le silence et voir l'invisible.


Théâtre du Peuple Bussang - Julie Delille - Je suis la bête - Photo: Vincent Zobler

C'est vraiment une immersion totale qui nous attend dans la grande salle du théâtre de bois. Immersion dans l'histoire et plongée totale dans ce que nous raconte cette jeune fille:

"Un jour, ils m'ont poussée dans un placard, puis ils ont refermé la porte. Et je ne les ai jamais revus."

Nous aussi, nous sommes comme enfermés dans ce placard noir. Nous suivons les aventures et la découverte d'un monde, obscur, nocturne, hostile, inconnu. La voix de Julie Delille nous parle dans un espace immense semble-t-il. Peu à peu elle prend corps, elle apparaît, disparait, magicienne des déplacements. Ses gestes, ses mouvements sont a la fois extrêmement précis et justes. Elle est.... la bête, une créature entre l'espèce humaine et l'animal, le fauve, brutal, sanguinaire, inquiétant. Les éclairages fantomatiques d'Elsa Révol font de la silhouette de l'actrice un miroir brisé, des éclats phosphorescents, une silhouette singulière, mi-femme, mi-animal qui, au fur et à mesure de la pièce prend corps, évolue, s'émancipe.

 

Théâtre du Peuple Bussang - Julie Delille - Je suis la bête - Photo: Vincent Zobler
  

La création sonore d'Antoine Richard tout aussi discrète et précise que le jeu de la comédienne nous fait imaginer l'environnement dans lequel elle évolue: pièce sombre, espace fermé, extérieur hostile, présences inquiétantes, éléments de la nature qui surviennent. Tout cela par de discrets craquements ou un tonnerre qui gronde. Nous sommes immergé dans un univers qui nous dépasse. Et nous nous accrochons à ce fil de voix qui nous emmène dans des contrées jamais explorées, totalement improbables. 


Théâtre du Peuple - Julie Delille - Je suis la bête - Photo: Vincent Zobler

Une expérience première dans laquelle nous sommes ballotés et bousculés. A la fois pleinement conscients de ce qui nous arrive mais totalement sidéré de ce que nous vivons par procuration, par le récit qui parvient à nous oreilles et qui nous fait vivre une expérience extrême que nous faisons nôtre. Malgré la distance que la mise en scène et la scénographie nous impose, nous sommes projetés et dans les pensées et dans les actions de cette jeune fille dont nous imaginons le parcours. Les gestes, les attitudes, les positions, la voix de Julie Delille, incroyablement maîtrisés, nous fait totalement adhérer au parcours, à l'évolution de son personnage. Ses transformations infimes mais très justes nous incluent dans sa métamorphose et nous propulsent dans cet univers étrange et singulier.


Théâtre du Peuple Bussang - Julie Delille - Je suis la bête - Photo: Robert Becker

L'expérience vécue est unique et les spectateurs ébranlés font une ovation largement méritée à l'actrice qui nous a fait découvrir l'invisible. Un étrange périple, une singulière expédition.


La Fleur du Dimanche 


Je suis la bête sera présenté à La Manufacture - CDN de Nancy du 7 au 9 avril 2026


Générique

texte Anne Sibran d’après son roman Je suis la bête publié aux Éditions Gallimard / Haute Enfance

mise en scène et interprétation Julie Delille

scénographie, costume et regard extérieur Chantal de la Coste
création lumière Elsa Revol
création sonore Antoine Richard
accompagnement artistique Clémence Delille, Baptiste Relat, Pablo Roy
régie générale / plateau Sébastien Hérouart
régie plateau Yvan Bernardet
régie son Frédéric Guillaume
régie lumière Lou Morel

production Théâtre des trois Parques, coproduction Équinoxe / Scène nationale de Châteauroux, Théâtre de l’Union / Centre dramatique national du Limousin, Abbaye de Noirlac / Centre culturel de rencontre

avec le soutien de la Maison George Sand / Centre des monuments nationaux à Nohant et de La Pratique – Atelier de fabrique artistique à Vatan.

Le Théâtre des trois Parques est conventionné par Le Ministère de la Culture, DRAC Centre – Val de Loire, la Région Centre - Val de Loire, soutenu par le Département du Cher. La compagnie est associée à la Maison de La Halle aux Grains, Scène Nationale de Blois et attelée au Théâtre du Peuple - Maurice Pottecher à Bussang.

Je suis la bête a obtenu le Prix de la scénographie 2018 du Théâtre de l'Union / Centre dramatique national du Limousin et le prix SACD - Festival Impatience 2018.


A Bussang, Le Roi Nu d'Evgueni Schwartz, un conte noir et bariolé, la guimauve qui vire au poil à gratter et à la révolte

Le "spectacle de l'après-midi" du Théâtre du Peuple de Bussang cette année, avec le Roi Nu d'Evgueni Schwartz, mis en scène par Sylvain Maurice, coche bien les cases du spectacle populaire avec des comédiens amateurs. Mais il trompe son monde au point d'en désorienter quelques-uns en première partie en démarrant sous un aspect fable champêtre avec cependant déjà un humour décalé. Il est vrai que la pièce d'Evgueni Schwartz s'est inspiré de trois contes d'Andersen - Le Porcher et la Princesse, La Princesse au petit pois, Les Habits neufs de l’Empereur - pour en faire une fable critique. Ecrite en 1934, elle cible le personnage d'Hitler, et les autorités soviétiques ont cru y reconnaitre des trait de Staline, ce qui lui a valu une interdiction de publication et de représentation en URSS du vivant de l'auteur. Mais elle cache discrètement son jeu dans le premier acte. 


Théâtre du Peuple Bussang - Le Roi Nu - Evgueni Schwartz - Sylvain Maurice - Photo: Vincent Zobler


Nous y assistons sous une forme légère - mais néanmoins caustique - aux déboires et rebondissements des amours contrariées de la princesse Henriette (dont l'interprétation allègre d'Hélène Rimenaid nous met en jubilation) et de Christian, un porcher qui ne convient pas, mais pas du tout au Roi père (interprété par Eric Hanicotte, un des onze comédiens amateurs de la troupe participant à ce spectacle). Ce dernier décide d'envoyer sa fille au royaume voisin pour la marier au roi qui a (très) mauvaise réputation. Elle refuse cela bien sûr avec détermination (le féminisme ne date pas d'hier) mais elle est obligée de se soumettre quand même (la révolution ne se fait pas en un jour). 


Théâtre du Peuple Bussang - Le Roi Nu - Evgueni Schwartz - Sylvain Maurice - Photo: Vincent Zobler


Christian et son ami Henri vont essayer de déjouer ce projet et cela nous donne de belles scènes de duo comique à la Laurel et Hardy ou à la Charlot, où Henri (Mickaël-Don Giancarli) et Christian (Maël Besnard) font preuve d'un humour décalé et d'une admirable capacité de travestissement. Il faut remarquer que côté travestissement, pour les personnages secondaires, nombreux (une bonne soixantaine), les comédiens et comédiennes amateur de la troupe endossent facilement cinq à six rôles pendant la pièce. Les magnifiques costumes de Fanny Brousse apportent une grande part de joie et d'émerveillement pour nous emmener dans ce voyage merveilleux - un véritable conte de fée, même si cela grince et que la révolte gronde dès le départ (la jeune princesse n'est pas aussi obéissante qu'il sied à un personnage de conte de fée). Et l'ingénieux décor de ces escaliers mobiles qui n'arrêtent pas de tournoyer sous les belles lumières changeantes de Rodolphe Martin participent au rythme sans faille de cette histoire rondement menée.


Théâtre du Peuple Bussang - Le Roi Nu - Evgueni Schwartz - Sylvain Maurice - Photo: Vincent Zobler


Ainsi, nous glissons discrètement de ce qui pourrait être au départ une histoire bucolique et sucrée de romance champêtre, vers un univers un peu plus kafkaïen lorsque nous passons dans le royaume voisin et que les échos terribles du caractère du monarque arrivent par vagues successives sur le plateau via les différents personnages qui l'entourent. Le fonctionnement de ce royaume apparaît plus inquiétant qu'il n'en a l'air, avec, par exemple, un "ministre des tendres sentiments" un peu machiavélique et d'autres personnages bien duels. Tout cela va éclater dans le deuxième acte où nous assistons d'abord à une succession de scènes empilées les unes sur les autres et qui dénoncent dans un comique intense la duplicité et le mensonge, la dissimulation et la fausseté par soumission. Et pour finir, dans un magistral renversement de situation très bien décrit, la révolte contre l'ordre établi et la chute du tyran. 


Théâtre du Peuple Bussang - Le Roi Nu - Evgueni Schwartz - Sylvain Maurice - Photo: Vincent Zobler

La traduction du texte d'Evgueni Schwartz par André Markowicz est d'une contemporanéité admirable et l'on rêve à la chute des tyrans d'aujourd'hui. Le choix de la pièce est totalement d'actualité et la mise en scène et la scénographie de Sylvain Maurice nous emmènent à fond dans cette histoire sans temps mort. Nous cavalons sans arrière pensée dans son récit. Il faut saluer la performance d'acteur de Manuel Le Lièvre, arrivant comme un Deus Ex Machina et dont la performance à la fois en tyran suprême orgueilleux, vaniteux et fanfaron et en roi déchu - et nu - est exceptionnelle. 


Théâtre du Peuple Bussang - Le Roi Nu - Evgueni Schwartz - Sylvain Maurice - Photo: Vincent Zobler

Et l'ensemble de la troupe, professionnels et amateurs choisis, interprètent de manière impeccable les multiples personnages de cette mise en scène à la fois précise et sobre mais qui dépote bien et nous emporte dans des tourbillons fulgurants, soutenus, entre autres par la musique jouée en direct dans la salle par Laurent Grais à la batterie et Dayan Korolic à la basse. 

Du grand théâtre ! 


La Fleur du Dimanche


Générique
texte Evgueni Schwartz 
traduction André Markowicz
mise en scène et scénographie Sylvain Maurice 

avec Nadine Berland, Maël Besnard, Mikaël-Don Giancarli, Manuel Le Lièvre, Hélène Rimenaid, 

les comédien·nes amateurices de la troupe 2025 du Théâtre du Peuple : Michèle Adam, Flavie Aubert, Astrid Beltzung, Jacques Courtot, Hugues Dutrannois, Betül Eksi, Éric Hanicotte, Igor Igrok, Fabien Médina, Denis Vemclefs, Vincent Konik

et les musiciens Laurent Grais et Dayan Korolic
composition originale Laurent Grais et Dayan Korolic
lumières Rodolphe Martin
costumes Fanny Brouste 
assistante à la mise en scène Constance Larrieu
assistante à la scénographie Margot Clavières
assistante aux costumes Peggy Sturm
régie générale Alain Deroo
administration / production Delphine Teypaz
texte publié aux Solitaires Intempestifs
production Théâtre du Peuple - Maurice Pottecher et Compagnie [Titre Provisoire] / avec le soutien artistique du Jeune Théâtre National 
production déléguée Compagnie [Titre Provisoire]
la Compagnie [Titre Provisoire] est conventionnée par la DRAC Bretagne / Ministère de la Culture.

Depuis 130 ans à Bussang, la forêt vibre de théâtre et d'invisible et Julie Delille jubile avec toustes

Fondé en 1895 par Maurice Pottecher, fils d'un industriel bussenet fabricant d'étrilles pour chevaux et de couverts, avec sa femme, jeune comédienne parisienne, Camille de Saint Maurice,  le Théâtre du Peuple de Bussang a été crée dans une idée d'utopie humaniste. Sa devise "Par l'Art, Pour l'Humanité" est inscrite sur les murs du théâtre dans lequel les pièces jouées étaient principalement écrites par Maurice Pottecher lui-même, auteur, metteur en scène, comédien et moteur de cette aventure qui perdure à travers les ans. 
Le récit de cette histoire fait l'objet d'une pièce fleuve Hériter des brumes, résultat d'un travail de documentation et d'écriture d'Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi, artistes associés au Théâtre du Peuple (Alix a été dramaturge sur le Conte d'Hiver présenté l'an dernier). C'est une fable épique en six étapes Naître (1880-1895), Grandir (1896-1918), Survivre (1921-1939), Transmettre (1940-1960) Muer (1961-1985) et Hériter (1986-2025) conte cette histoire d'hommes et de femmes ancré(e)s dans le territoire, en lien avec l'économie locale: les industriels mécènes Pottecher et la famille Hans (ceux qui ont construit le théâtre en bois), ainsi que les habitants de la vallée, ouvriers.ères de ces usines entre autres, et les acteurs et actrices professionnel.le.s et bénévoles qui se sont mêlé.e.s pour faire vivre ce rêve de culture enraciné à l'ombre du chêne qui grandit en fond de scène. 


Théâtre du Peuple Bussang - Hériter des brumes - Les comédiens en pleine action - Photo: Robert Becker

La vie du théâtre, principalement à travers ses protagonistes, les deux familles Pottecher et Hans, pères, fils, oncles, comédiens et villageois, incarnés au fur et à mesure par une dynamique équipe de neuf jeunes comédiens amateurs, toutes et tous excellents dans leur rôles multiples - Monique Cordelle, Inaya Didierjean, Quentin Dupetit, Charlotte Gérard, Jennifer Halter, Benjamin Pourcher - et professionnels - Rafaelle de la Bouillerie, Axel Godard et Antoine Sastre - se déroule en scènes choisies, réflexions plus philosophiques, digressions poétiques, sorties de chemin, carambolages temporels, apartés entre comédiens ou adresses au public dans une belle vivacité. Même les résumés des épisodes précédents sont des petits morceaux de bravoures, originaux et qui apportent chaque fois un autre éclairage sur le passé. Les grandes étapes de la vie de ce projet se suivent: d'abord Maurice et Camille (Tante Cam) et leur fille Marie-Anne, leur fils Jean qui va mourir à la guerre. L'entre deux guerres avec l'arrivée de Pierre Richard-Willm, grand ami de Jean, qui prend la relève de Maurice pour la direction artistique et devient également une grande star du cinéma parlant. Et puis, après-guerre, la reconstruction et la transmission de cet esprit de la "Ruche" sous la gouvernance d'un conseil d'administration structuré et d'administratrices, Germaine Kiener et Marguerite Vannson, entre autres. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - Le conseil d'administration en pleine action - Photo: Robert Becker

L'épisode 5 - Muer - qui est présenté en particulier le samedi 30 août (des journées fleuves, les 20, 24 et 27 août présentaient l'intégrale) nous emmène à la fois dans le coeur de la machine, ces conseils d'administrations qui nous font toucher au plus près les difficultés rencontrées pour faire vivre cette utopie avec les besoins financiers qui existent même quand les comédiens sont bénévoles. Les scènes sont épiques et croustillantes, bien enlevées. Nous assistons aussi à la double mutation de la gestion - artistique et financière - du théâtre, confronté à l'évolution de la société, à l'adaptation aux problématiques contemporaines et aux changements sociétaux (mai 68, émancipation des femmes, professionnalisation des équipes, nouveaux statuts de la profession,...). Et nous suivons également le passage de relais à la direction, en 1972, entre Pierre Richard-Willm et son successeur, Tibor Egervary qui était déjà passé ici en 1960, à 22 ans, en sortant du TNS. Ces deux personnage sont superbement interprétés par Axel Godard et Antoine Sastre. Le premier arrivant à représenter magnifiquementce presque fantôme avec toute son aura avec une force d'incarnation impeccable dans le détail de la gestuelle et des attitudes bien observées. Les autres comédien.ne.s alternent la galerie de personnages successifs avec une virtuosité remarquable. Et nous suivons l'histoire vivante de ce théâtre, son fonctionnement, sa vie cachée, ses pièces iconiques, celles de Pottecher et la bascule vers des propositions plus "classiques" se tournant vers l'exemplaire Shakespeare, référent du projet. Et toutes ces mutations, à différents niveaux sont montrées avec une très belle sensibilité, relayée par l'équipe de comédien.nes, qui nous touchent au coeur. Pour ne citer que deux scènes emblématiques, celle où Tibor Egervary apprend la nuance d'expression au comédien habitué à "donner de la voix" au risque de la casser et la "révolution" dans la mise en scène et le décor pour Ruy Blas de Victor Hugo.


Théâtre du Peuple Bussang - Hériter des brumes - La nature en décor - Photo: Robert Becker


Pour clore le cycle, l'épisode 6 - Hériter, qui va de 1985 jusqu'à aujourd'hui change brutalement de rythme. Obligatoire, vu que les trois premiers directeurs ont tenu 93 ans - et encore Tibor n'en compte que pour 13 là-dedans - alors que pour la période récente, ce ne sont pas moins de dix directeur qui se sont succédés en 40 ans - Julie Delille, il faut le noter, est la première femme à diriger, en fonction, ce théâtre - Mais le traitement trouvé, le rythme effréné et les portraits brossés à larges traits - et presqu'à couteaux tirés - empêchent le public de s'ennuyer ou de s'endormir. Cela saute, fuse, cabriole, bondit, rebondit ou s'alanguit, c'est selon. Les "personnages" et leurs oeuvres - ou mode de fonctionnement - sont passés à charge de mitraillette. On s'y retrouve, et pour les spectateurs fidèles de ces dernières années (il y en a plus que pour les périodes précédentes) cela permet de se refaire un parcours rapide dans les souvenirs qui resurgissent et de remettre en perspective les différents choix et orientations qui se sont succédés. Cela donne un beau feu d'artifice et les comédiens y excellent avec de belles trouvailles. Et en guise de conclusion, une ballade philosophico-poétique dans les bois remet à l'honneur la pensée du fondateur que Julie Delille remet au goût du jour en célébrant l'union de l'homme avec la nature et son esprit, invisible qui dirige d'une certaine manière et dont nous ne sommes pas tous vraiment conscient, et qu'il faut néanmoins à la fois prendre en compte et essayer de mieux l'apprécier. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - L'union des comédiens avec la nature - Photo: Robert Becker


Cet énorme travail de mémoire (un - gros - livre avec les texte de la pièce a été édité) sur le seul théâtre populaire créé au tournant du XIXème siècle et qui est arrivé jusqu'à nous, documenté à la fois sur les aspects artistiques et ceux, concrets, d'organisation, est une très belle initiative, judicieusement finalisée à l'occasion de ce jubilée. Le résultat rend hommage à ses acteurs et soutiens et démontre concrètement et sous une forme très attractive les raisons de sa longévité et les obstacles, économiques, sociaux et artistiques qui guettent les protagonistes. Il témoigne de l'esprit de solidarité et d'inclusion sociale, autant vis-à-vis du public que des personnes impliquées sur la partie de création mais également les nombreux bénévoles qui au fil du temps ont oeuvré pour permettre la pérennité de cette utopie qui a traversé les âges tout en s'adaptant. 

Saluons fort leur engagement. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - Saluts à la nature, la culture et la technique - Photo: Robert Becker

La Fleur du Dimanche


Générique

texte Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi
mise en scène Julie Delille
dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga
scénographie et costumes Clémence Delille
création musicale Julien Lepreux
création lumière Elsa Revol
assistanat mise en scène Sandrine Pirès
assistanat scénographie et costumes Élise Villatte
régie générale Fernando Rodrigues-Millos

avec Raphaëlle de La Bouillerie, Axel Godard, Antoine Sastre, 
et 6 comédien·nes amateurices : Monique Cordella, Inaya Didierjean, Quentin Dupetit, Charlotte Gérard, Jennifer Halter, Benjamin Pourchet

vendredi 1 août 2025

Midnight Souls à Avignon - L'Art d'Othoniel s'installe dans la ville et Carlson met l'Amour en mouvement au Palais des Papes

 Avignon est connue comme ville du Théâtre et comme Cité des Papes. Mais elle n'est pas que cela, elle est aussi une ville de culture. Inscrite depuis 30 ans au Patrimoine Mondial de l'Unesco et Capitale de la Culture il y a 25 ans, elle possède de nombreux lieux de patrimoine ou d'exposition dont le Palais des Papes ou le Petit Palais - devenu Musée du Petit Palais-Louvre en Avignon et pour les aspects contemporains la Fondation Lambert en Avignon entre autres. Et, du temps où la ville hébergeait la papauté au XIVème siècle, elle accueillait aussi le poète Pétrarque, fondateur de la Renaissance et dont l'amour pour Laure a été à l'origine du Canzoniere, son chef-d'oeuvre de la littérature lyrique amoureuse en Europe. 


Carolyn Carlson - Photo: Laurent Paillier

Ce sont ces deux axes, la célébration de la culture et celle de l'amour qui ont été l'occasion de donner une carte blanche à l'artiste Jean-Michel Othoniel. Ainsi, il sème plus de 130 oeuvres dans plus de dix lieux, des plus discrets aux plus connus. Ces oeuvres non seulement réenchantent les lieux, les bâtiments et les architectures, mais, avec l'installation qu'il a réalisée dans la cour du Palais des Papes, il va même plus loin en amenant le mouvement, la danse, la musique, la vie et les sentiments dans une installation monumentale - qui n'est bien sûr pas la seule. Et cette confrontation avec le temps, la musique, la lumière et le mouvement est une expérience totale. La danse n'est pas une idée neuve pour Jean-Michel Othoniel qui a déjà, en 2014, réalisé avec le paysagiste Louis Benech, une fontaine pour faire revivre à sa manière le Bosquet du Théâtre d'Eau de Versailles en transformant les écritures chorégraphiques de Louis XIV en sculpture d'eau vivante. 


Hugo Marchand - Photo: Joël Saget

Pour cette installation dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, il a collaboré avec Carolyn Carlson et, ensemble, ils ont créé la pièce-performance Midnight Souls. Le style de la danse et l'expression chorégraphique de Carolyn Carlson est très graphique et inspiré de l'univers plastique de Mark Rothko et convient parfaitement à ce dialogue avec l'oeuvre de Jean-Michel Othoniel. 


Caroline-Osmont - Jean-Michel Othoniel - Hugo Marchand - Photo: Othoniel Studio

Dans cette collaboration, ils conjuguent leurs styles et leur art pour offrir une expérience unique, faisant ressurgir dans la Cour d'Honneur les fantômes de Pétrarque et de Laure, ces êtres que l'Amour relie de manière symbolique mais également totalement intériorisée. Cette intériorité, source de concentration et d'émotion est favorisée par des éclairages très focalisé, magnifiant les installations de sculptures (totems ou arbres de vie) et les passages, ponts et tunnels créés dans la cour. 


Midnight Souls - Jean-Michel Othoniel - Carolyn Carlson - Photo: Robert Becker


Ainsi, dès le début, avec le danseur étoile Hugo Marchand* qui arrive d'un pas d'abord hésitant puis variable sur la traversée en fond de scène, une inquiétude et une étrangeté s'installe, soulignée par la musique de René Aubry qui virevolte et nous emporte dans  ses tourbillons. Tourbillons que la danseur agile reprend de ses longs pieds agiles avant de repartir dans des mouvements plus calmes, plus mystérieux. Il n'est pas seul, une ombre en noir fait le même chemin que lui, traversant la scène comme un fantôme en l'ignorant, puis le pendant blanc et lumineux, qu'on imagine incarner toute la vitalité et la jeunesse de Laure. C'est Caroline Osmont, danseuse à l'Opéra de Paris qui l'incarne dans une merveilleuse agilité et une très belle expressivité. Elle illumine le plateau et nous éblouit par sa grâce. 


Midnight Souls - Jean-Michel Othoniel - Carolyn Carlson - Photo: Robert Becker


Et l'on imagine bien que son partenaire n'est pas insensible à cette éclat de beauté et de prestance. Fidèle à l'histoire vécue par Pétrarque et Laure, les rencontres se font fugitives, presqu'à distance, mais nous en sentons la tension, les éclats qui jaillissent. Souvent elles aboutissent à des détournements, des redites ou des superpositions de temporalités, tout comme la musique, qui semble se répéter, explorer de nouvelles pistes, quelquefois s'envoler de manière allègre et sautillante, ou hispanisante, quelques réminiscences de passages d'airs de Philip Glass ouvrent des pistes, un autre personnage, plus ou moins démiurge - le danseur Juha Marsalo de la compagnie de Carolyn Carlson semble vouloir favoriser la rencontre.


Midnight Souls - Jean-Michel Othoniel - Carolyn Carlson - Photo: Robert Becker


Une gestuelle précise et délicate des danseurs masculins tirant vers le pantomime tend à orienter le destin de l'histoire tandis que la femme éclabousse en virtuosité et liberté dans des gestuelles expansives et éblouissantes, ne se laissant pas encadrer, occupant l'entièreté de l'espace de cet immense plateau. 


Midnight Souls - Jean-Michel Othoniel - Carolyn Carlson - Photo: Robert Becker


Et, quelquefois, comme dans un univers parallèle, la dame en noir traverse cet espace temps en couches multiples, comme dans un espace temps parallèle. Ces couches temporelles faits de superpositions et de répétitions, soutenues par les variations et les boucles musicales presqu'hypnotiques nous font voyager dans un univers presque féérique et imaginaire, nous emportant dans un rêve éveillé dans la nuit étoilée qui nous enveloppe. Nous voyageons autant dans le sentiment que la perte, dans le charme et la sublimation, la sidération et la subjugation. Comme un rêve éveillé qui nous fait traverser les strates du temps et des sentiments, atteignant la plénitude et la sérénité, mais laissant en nous aussi la trace d'un manque et du sentiment d'une impossible union.  


Midnight Souls - Jean-Michel Othoniel - Carolyn Carlson - Hugo Marchand - Caroline Osmont - Juha Marsalo - Photo: R. Becker


La beauté fulgurante de la danse et de la magnifique installation des milliers de briques scintillante et presque vivantes nous éblouissant comme un miroir aux alouettes, nous prenant au piège de son illusion. Et nous nous retrouvons sur le pavé de la ville, regrettant d'être sorti de ce conte de fée et nous demandant comment nous en sortir dans la ville et la vie présente. Juste et salutaire question.


La Fleur du Dimanche


* Saluons cette initiative à la fois municipale et sa concrétisation par Jean-Michel Othoniel et Carolyn Carlson et ses interprètes et toutes les équipes et les soutiens qui ont permis cette réalisation et notons aussi que Hugo Marchand a fondé en 2022 l'association à but non lucratif Hugo Marchand pour la danse, dans le but de promouvoir la danse classique dans des lieux du patrimoine français auprès d'un large public : "j’ai à cœur de contribuer à la diversité de la vie culturelle locale, partout sur le territoire et de mettre en lumière les monuments historiques de nos régions en les associant à des danseurs et musiciens reconnus"