samedi 30 août 2025

Depuis 130 ans à Bussang, la forêt vibre de théâtre et d'invisible et Julie Delille jubile avec toustes

Fondé en 1895 par Maurice Pottecher, fils d'un industriel bussenet fabricant d'étrilles pour chevaux et de couverts, avec sa femme, jeune comédienne parisienne, Camille de Saint Maurice,  le Théâtre du Peuple de Bussang a été crée dans une idée d'utopie humaniste. Sa devise "Par l'Art, Pour l'Humanité" est inscrite sur les murs du théâtre dans lequel les pièces jouées étaient principalement écrites par Maurice Pottecher lui-même, auteur, metteur en scène, comédien et moteur de cette aventure qui perdure à travers les ans. 
Le récit de cette histoire fait l'objet d'une pièce fleuve Hériter des brumes, résultat d'un travail de documentation et d'écriture d'Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi, artistes associés au Théâtre du Peuple (Alix a été dramaturge sur le Conte d'Hiver présenté l'an dernier). C'est une fable épique en six étapes Naître (1880-1895), Grandir (1896-1918), Survivre (1921-1939), Transmettre (1940-1960) Muer (1961-1985) et Hériter (1986-2025) conte cette histoire d'hommes et de femmes ancré(e)s dans le territoire, en lien avec l'économie locale: les industriels mécènes Pottecher et la famille Hans (ceux qui ont construit le théâtre en bois), ainsi que les habitants de la vallée, ouvriers.ères de ces usines entre autres, et les acteurs et actrices professionnel.le.s et bénévoles qui se sont mêlé.e.s pour faire vivre ce rêve de culture enraciné à l'ombre du chêne qui grandit en fond de scène. 


Théâtre du Peuple Bussang - Hériter des brumes - Les comédiens en pleine action - Photo: Robert Becker

La vie du théâtre, principalement à travers ses protagonistes, les deux familles Pottecher et Hans, pères, fils, oncles, comédiens et villageois, incarnés au fur et à mesure par une dynamique équipe de neuf jeunes comédiens amateurs, toutes et tous excellents dans leur rôles multiples - Monique Cordelle, Inaya Didierjean, Quentin Dupetit, Charlotte Gérard, Jennifer Halter, Benjamin Pourcher - et professionnels - Rafaelle de la Bouillerie, Axel Godard et Antoine Sastre - se déroule en scènes choisies, réflexions plus philosophiques, digressions poétiques, sorties de chemin, carambolages temporels, apartés entre comédiens ou adresses au public dans une belle vivacité. Même les résumés des épisodes précédents sont des petits morceaux de bravoures, originaux et qui apportent chaque fois un autre éclairage sur le passé. Les grandes étapes de la vie de ce projet se suivent: d'abord Maurice et Camille (Tante Cam) et leur fille Marie-Anne, leur fils Jean qui va mourir à la guerre. L'entre deux guerres avec l'arrivée de Pierre Richard-Willm, grand ami de Jean, qui prend la relève de Maurice pour la direction artistique et devient également une grande star du cinéma parlant. Et puis, après-guerre, la reconstruction et la transmission de cet esprit de la "Ruche" sous la gouvernance d'un conseil d'administration structuré et d'administratrices, Germaine Kiener et Marguerite Vannson, entre autres. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - Le conseil d'administration en pleine action - Photo: Robert Becker

L'épisode 5 - Muer - qui est présenté en particulier le samedi 30 août (des journées fleuves, les 20, 24 et 27 août présentaient l'intégrale) nous emmène à la fois dans le coeur de la machine, ces conseils d'administrations qui nous font toucher au plus près les difficultés rencontrées pour faire vivre cette utopie avec les besoins financiers qui existent même quand les comédiens sont bénévoles. Les scènes sont épiques et croustillantes, bien enlevées. Nous assistons aussi à la double mutation de la gestion - artistique et financière - du théâtre, confronté à l'évolution de la société, à l'adaptation aux problématiques contemporaines et aux changements sociétaux (mai 68, émancipation des femmes, professionnalisation des équipes, nouveaux statuts de la profession,...). Et nous suivons également le passage de relais à la direction, en 1972, entre Pierre Richard-Willm et son successeur, Tibor Egervary qui était déjà passé ici en 1960, à 22 ans, en sortant du TNS. Ces deux personnage sont superbement interprétés par Axel Godard et Antoine Sastre. Le premier arrivant à représenter magnifiquementce presque fantôme avec toute son aura avec une force d'incarnation impeccable dans le détail de la gestuelle et des attitudes bien observées. Les autres comédien.ne.s alternent la galerie de personnages successifs avec une virtuosité remarquable. Et nous suivons l'histoire vivante de ce théâtre, son fonctionnement, sa vie cachée, ses pièces iconiques, celles de Pottecher et la bascule vers des propositions plus "classiques" se tournant vers l'exemplaire Shakespeare, référent du projet. Et toutes ces mutations, à différents niveaux sont montrées avec une très belle sensibilité, relayée par l'équipe de comédien.nes, qui nous touchent au coeur. Pour ne citer que deux scènes emblématiques, celle où Tibor Egervary apprend la nuance d'expression au comédien habitué à "donner de la voix" au risque de la casser et la "révolution" dans la mise en scène et le décor pour Ruy Blas de Victor Hugo.


Théâtre du Peuple Bussang - Hériter des brumes - La nature en décor - Photo: Robert Becker


Pour clore le cycle, l'épisode 6 - Hériter, qui va de 1985 jusqu'à aujourd'hui change brutalement de rythme. Obligatoire, vu que les trois premiers directeurs ont tenu 93 ans - et encore Tibor n'en compte que pour 13 là-dedans - alors que pour la période récente, ce ne sont pas moins de dix directeur qui se sont succédés en 40 ans - Julie Delille, il faut le noter, est la première femme à diriger, en fonction, ce théâtre - Mais le traitement trouvé, le rythme effréné et les portraits brossés à larges traits - et presqu'à couteaux tirés - empêchent le public de s'ennuyer ou de s'endormir. Cela saute, fuse, cabriole, bondit, rebondit ou s'alanguit, c'est selon. Les "personnages" et leurs oeuvres - ou mode de fonctionnement - sont passés à charge de mitraillette. On s'y retrouve, et pour les spectateurs fidèles de ces dernières années (il y en a plus que pour les périodes précédentes) cela permet de se refaire un parcours rapide dans les souvenirs qui resurgissent et de remettre en perspective les différents choix et orientations qui se sont succédés. Cela donne un beau feu d'artifice et les comédiens y excellent avec de belles trouvailles. Et en guise de conclusion, une ballade philosophico-poétique dans les bois remet à l'honneur la pensée du fondateur que Julie Delille remet au goût du jour en célébrant l'union de l'homme avec la nature et son esprit, invisible qui dirige d'une certaine manière et dont nous ne sommes pas tous vraiment conscient, et qu'il faut néanmoins à la fois prendre en compte et essayer de mieux l'apprécier. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - L'union des comédiens avec la nature - Photo: Robert Becker


Cet énorme travail de mémoire (un - gros - livre avec les texte de la pièce a été édité) sur le seul théâtre populaire créé au tournant du XIXème siècle et qui est arrivé jusqu'à nous, documenté à la fois sur les aspects artistiques et ceux, concrets, d'organisation, est une très belle initiative, judicieusement finalisée à l'occasion de ce jubilée. Le résultat rend hommage à ses acteurs et soutiens et démontre concrètement et sous une forme très attractive les raisons de sa longévité et les obstacles, économiques, sociaux et artistiques qui guettent les protagonistes. Il témoigne de l'esprit de solidarité et d'inclusion sociale, autant vis-à-vis du public que des personnes impliquées sur la partie de création mais également les nombreux bénévoles qui au fil du temps ont oeuvré pour permettre la pérennité de cette utopie qui a traversé les âges tout en s'adaptant. 

Saluons fort leur engagement. 


Théâtre du Peuple - Hériter des brumes - Saluts à la nature, la culture et la technique - Photo: Robert Becker

La Fleur du Dimanche


Générique

texte Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi
mise en scène Julie Delille
dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga
scénographie et costumes Clémence Delille
création musicale Julien Lepreux
création lumière Elsa Revol
assistanat mise en scène Sandrine Pirès
assistanat scénographie et costumes Élise Villatte
régie générale Fernando Rodrigues-Millos

avec Raphaëlle de La Bouillerie, Axel Godard, Antoine Sastre, 
et 6 comédien·nes amateurices : Monique Cordella, Inaya Didierjean, Quentin Dupetit, Charlotte Gérard, Jennifer Halter, Benjamin Pourchet

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