dimanche 6 juillet 2025

La Mouette de Tchekhov au Guensthal: L'envol du théâtre dans un écrin de faveur

 Il existe quelque part tout au Nord de l'Alsace, dans un  contrée que l'on appelle l'Outre-Forêt, dans une vallée entourée de bois et de montagnes qui se nomme Vallée de la Faveur - Guensthal - une ferme où habitent d'irréductibles artistes. C'est, à l'image du village gaulois des temps romains, une enclave climatique et artistique dans laquelle les occupants s'adonnent à l'agriculture, l'élevage et à la culture, les arts, en particulier la peinture, la sculpture et le théâtre. Ce coin de paradis est une endroit préservé (plus tant que cela*) de la civilisation et du réchauffement climatique. Bâti à la force de leurs mains sur des ruines datant de 1897, c'est devenu un lieu ouvert aux autres et à l'art et, après de nombreuses exposition d'art (France et Hugues Siptrott ont et sont exposés dans le monde entier - leurs sculptures sont visibles autant devant le PMC qu'au cimetière militaire de Cronenbourg ou à la station de métro de la Défense à Paris), et ils ont organisé de nombreuses expositions d'artistes invités, tout autour de leur vallée. Depuis 2019, ils accueillent  les création théâtrales (en plein air) de la Compagnie du Matamore que leur fils, Yann Siptrott comédien et chanteur à ses heures (Yann Cailasse), codirige avec Serge Lipszyc (qui a entre autres travaillé avec la Comédie de Genève et aussi en Haute-Corse avec Robin Renucci).


Tchekhov - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


L'accueil dans ce lieu de partage et d'humanité, avec autant de simplicité et de fidélité, est rare et nous sentons une communauté et des liens de proximité de qualité qui s'y tissent. Preuve en est la formule d'accueil du spectacle où l'on nous offre à un verre à l'arrivée, une soupe inspirée par la talentueuse cuisine de chez Anthon à Obersteinbach et les délicieux fromages de chèvre de la Chèvrerie de Windstein, pour continuer. Et bien sûr il ya le spectacle, avec cet entr'acte "gourmand" qui relie les deux spectacles pour parfaire la parenthèse bucolique et artistique de cette expédition hors du temps. 


Les Siptrott's - Guensthal - Photo: Robert Becker


Cette année, retour à Tchékhov après un Shakespeare et des Molière (voir les précédentes programmations ici** - certaines vont être reprises à la rentrée dans la Vallée ou, à côté de Strasbourg, au Point d'Eau à Ostwald). Et avec plutôt trois Tchékhov que deux (La troupe du Matamore a l'habitude des pièces gigognes - voir York par exemple). Car, comme mise en bouche nous avons droit, sous le titre La demande de l'ours en mariage à une version finement entretissée des deux pièces en un acte - aussi présentées comme "farces" - La demande en mariage et L'ours. La subtilité tient ici à la mise en commun d'un acteur, ici Patrice Verdeil qui arrive à merveille à s'incarner dans le père de Nathalia (à marier) et dans le valet de chambre de la jeune veuve Elena Ivanovna Popova, Louka. 


Tchekhov - La demande de l'ours en mariage - Guensthal - Photo: Robert Becker


Tout cela dans la cour, sur une scène réduite à la surface minimale avec cinq chaises qui ne sont pas que musicales, mais c'est tout comme, pour rythmer sur un bon train les multiples péripéties et rebondissements, dialogues (de sourds aussi pour notre plus grand bonheur) et quiproquos qui se suivent et se recouvrent. Un vrai travail de haute couture du texte - ici ce sera une phrase insérée, là un silence ou un soupir, là encore carrément une longue scène d'affrontement où il est question d'argent ou de terres et qui se moque des travers des hommes - et des femmes - des gens près de leur argent ou de leur amour-propre, ou qui se complaisent dans leur chagrin. Les comédien.ne.s - Patrice Verdeil déjà cité, Sophie Thomann, Bruno Journée, Pauline Leurent et Yann Siptrott nous emportent dans cette folie en "carré" avec grimaces et chansons, clins d'oeils et contorsions pour notre plus grand plaisir.


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


Pour le "plat de résistance", en l'occurrence La Mouette, changement de décor et direction le jardin (plutôt le pré) où l'étang sur lequel fleurissent les nénuphars fait office de lac et la mouette semble plus vraie que nature. 


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


La mouette "symbolique" de la pièce, Nina Zaretchnaia qui veut devenir comédienne, à laquelle la jeune Léna Dia apporte une belle vivacité au début (et une vraie gravité à la fin) arrive à survoler la pièce de sa présence, même absente, et à perturber le fonctionnement de cette petite société de province avec ce médecin (Bruno Journée, plus docte que précédemment), cet homme qui en sait trop, et cet écrivain, Boris Trigorine, autour de qui tout - et le monde - tourne (Yann Siptrott, lui aussi plus souverain et solennel).


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


Il y a bien sûr "l'actrice" Irina Arkadina, Madame Trepleva, à la gloire passée (magistrale Isabelle Ruiz toute en beauté), amante du médecin et mère d'un écrivain en vain devenir, Konstantin Treplev, Charles Leckler tout à fait à l'aise autant dans sa fougue créatrice, sa passion amoureuse de la jeune comédienne, que dans son désespoir sans issue possible. 


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


Il y a bien sûr le frère de l'actrice, Piotr Nikolaevitch Sorine, homme usé et fatigué (dont Serge Lipszyc assume l'imposante présence) propriétaire du domaine (avec sa soeur) mais qui se fait gruger par l'intendant, le despotique et intransigeant Chamraïev (Patrice Verdeil qui en incarne toute la puissance. Il y a encore la femme de ce dernier (Sophie Thomann, bien dans son rôle d'amoureuse déçue), leur fille (Pauline Leurent, encore plus jeune que dans la pièce précédente) et Sémione Mendvenko (Sylvain Urban), l'instituteur pragmatique et économe, un peu résigné mais également revendicatif. 


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker


Cette conscience de classe est plutôt malmenée bien que Tchékhov a eu des débuts difficiles dans la vie - ses parents n'ont pas eu une vie aisée et son père, commerçant a même fait banqueroute - lui-même a pu subvenir aux besoins de la famille avec ses nombreuses publications alors qu'il était étudiant en médecine. Mais, tout comme pour les deux farces précédentes, il est beaucoup question d'argent et de besoin. Il est bien sûr aussi beaucoup question d'amour et de ses errements - Il y a une véritable "ronde de l'amour" non réciproque et qui tourne en rond autour des personnages.

 

Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Les relations humaines, en famille, dans le couple ou avec les autres, sont disséquées au scalpel et les situations sont finement présentées, nous réservant des scènes émouvantes ou engageantes. Par ailleurs la question de la liberté, de ses entraves et de ses obstacles, à l'image de la mouette, censée la représenter - mais qui se fait tuer - et donc de sa perte - ou du sentiment de perte - interrogent la destinée humaine. Tchékhov questionne aussi le statut de l'écrivain avec le personnage de Trigorine, à la fois personnage fascinant et adulé mais aussi voleur de vies et d'histoires, artiste désabusé et fatigué, mais aussi attirant et critique - dont le jeune et bouillonnant Treplev est le reflet opposé. 


Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Tchekhov - La Mouette - Compagnie du Matamore - Guensthal - Photo: Robert Becker

Tchekhov donne une impression de détachement - avec quelques-uns de ses personnages - mais en même temps il y a une énorme sensibilité qui surgit. Et pour répondre à la question d'un spectateur après le représentation qui demandait "Avez-vous pleuré à la fin?", la réponse est "Oui".La force de Tchekhov - et de cette mise en scène de Serge Lipszyc, et des comédiens, et de je ne sais quoi d'autre - est de nous amener à une émotion qui nous submerge et nous emporte. Et c'est ça la magie du Théâtre - et du Guensthal.


La Fleur du Dimanche


* La forêt qui entoure le Guensthal appartenait à un groupement forestier et a été acquis début décembre 2023 par le Fonds de Révolution Environnementale et Solidaire du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, afin de constituer un puits de carbone de 4 600 ha dans les Vosges du Nord (forêt de Dambach) - Suite à cela le chemin d'accès habituel du Guensthal a été interdit aux habitants obligés de faire un détour de plus de 26 km aller-retour. Un appel à soutien est là sur Change.org


** Les précédents spectacles de la compagnie au Guensthal ont été

2024 : Un songe, une nuit, l'été au Guensthal: jouir de la faveur magique de la vallée

2023 : Molière 401 : De Scapin au Jardin (des potes) au Misanthrope à la Cour (faire la): le plein d'énergie à la (vallée de la) Faveur

2022 : Un Platonov de Tchekhov à Windstein: Don Juan à l'école: Echec et Mat

2021 : York de Shakespeare au Théâtre Forestier de la Faveur: Crimes et bombardements


Et donc à noter sur vos plaquettes:

Reprise de La Mouette de Tchekhov au Guensthal le 27 et 28 septembre 2025

Un songe, une nuit l’été, du 7 au 11 novembre 2025 au Point d’Eau, Ostwald

La Mouette, du 13 au 18 janvier 2026, au Point d’Eau, Ostwald, le 3 février 2026 au relais culturel de Haguenau

Les Fourberies de Scapin, le 31 mars 2026 à la Nef de Wissembourg

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