jeudi 18 décembre 2025

Il Tango delle Capinere d'Emma Dante à la Comédie de Colmar: Une malle aux souvenirs dansants

 Sur la scène, deux vieilles malles en métal dans deux coins opposés semblent nous annoncer que nous allons plonger dans les souvenirs - C'est aussi écrit sur le programme de la pièce d'Emma Dante Il Tango delle Capinere à la Comédie de Colmar. Une vieille dame assise sur celle de devant à Cour semble plongée dans ses pensées et un très discret air entêtant de boite à musique flotte dans l'air. Elle se lève si l'on peut dire parce qu'elle reste pliée en deux en fouillant dans sa malle d'où elle extrait de petits objets. Et tel un diable sorti de sa boite, un vieil homme chauve à la crinière blanche surgit de celle à l'arrière. 


Il Tango delle Capinere - Emma Dante - Photo: Roselina Garbo


Puis, après moult toux et prises de comprimés (un leitmotiv qui va ponctuer la pièce, tout comme le petit carillon), ils vont se mettre à danser et c'est parti pour la magie d'un merveilleux voyage. Une sorte de parcours à rebours dans le temps qui, débutant un soir de réveillon avec pétards, confettis et mirlitons, nous emporte dans la magie du souvenir. Magie aussi des travestissements, car en même temps que l'on parcourt en marche arrière le fil du temps, tout en dansant sur des airs de chansons populaires, le couple, à vue d'oeil se redresse, rajeunit et, avec habileté, change de costumes qui deviennent de plus en plus colorés et jeunes. Les corps des deux interprètes gagnent en souplesse et en agilité, ils se lâchent la bride et "osent" des figures extraordinaires. Passant d'un tango à des slows, du cha-cha ou du twist, jusqu'à la variété italienne des années 1970 (de Lontano à Fatti Mandare Dalla Mamma A Prendere Il Latte en passant par Ba-ba baciami piccina) avec, en particulier Il Tango delle Capinere, la chanson qui donne le titre à la pièce et qui est celle qui rappelle la "scène originelle", le premier baiser au bord de la mer. 


Il Tango delle Capinere - Emma Dante - Photo: Roselina Garbo


Pour en arriver là, le spectacle joue plutôt sur le ressenti, les sentiments variés que les scènes, comme dans un parcours à la Amarcord domestique et du côté de Naples nous fait partager en empathie avec les artistes, qui très finement nous font revivre des moments festifs ou étapes de la vie, quelquefois du quotidien (Noël, l'éducation, les jeux avec "bébé", la soirée devant la TV (avec quand même une finale de match de foot), une soirée de cuite, les fiançailles, la première rencontre,... Et bien sûr tous ces moments de partage de la danse, de la milonga à la compétition mémorable. Et tout cela transmis avec délicatesse, dans une interprétation impeccable, autant dans le mouvement, l'agilité - et la virtuosité - de la danse, que dans les gestes, les mimiques, les attitudes qui nous lient aux deux interprètes dont ils faut saluer la performance. 


Il Tango delle Capinere - Emma Dante - Photo: Roselina Garbo

Saluons aussi le juste et discret travail de la lumière de Christian Zucaro qui par ses atmosphères nous rend proche de ces deux formidables interprètes, Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri. Une soirée émouvante et mémorable qui nous remue et nous fait toucher au plus proche toute la tendresse des vieux couples et la force des instants partagés tout au long d'une vie. Avec, sur scène, comme les traces du souvenir, les tas de vêtements, la robe de mariée, les confettis et la bouteille de spumante, les ballons, tous ces souvenirs qui se sont déposés au fil du spectacle et qui s'inscrivent dans notre mémoires, et l'on se dit: "Ca a été" en essayant de se remémorer l'une ou l'autre chanson.

Alors, pour rester un peu dans le Ricordo, je vous offre ces deux chansons en prime:

Il Tango delle Capinere:


Et Lontano, lontano:


La Fleur du Dimanche  


Il Tango delle Capinere 


A la Comédie de Colmar du 18 au 18 décembre 2025

avec
Sabino Civilleri
Manuela Lo Sicco
assistanat à la mise en scène
Daniela Mangiacavallo
lumière
Cristian Zucaro
organisation
Daniela Gusmano
traduction du texte en français
Juliane Regler
surtitres
Franco Vena 

mercredi 17 décembre 2025

Circus Remake au Maillon: une troisième oeil pour s'émerveiller, une piste trois étoiles

 Noël est le temps des fêtes, de l'émerveillement et le spectacle de cirque à cette période est très apprécié, et pas seulement par les enfants. Avec Circus Remake de Maroussia Diaz Verbèke, présenté au Maillon en ces temps où l'on se laisse facilement éblouir, un savant mélange de magie, de poésie, d'acrobatie et d'humour est bienvenu. Surtout si la proposition sort des sentiers battus des superproductions du cirque traditionnel.


Circus Remake - Theresa Kuhn - Nin Khelifa - Photo: Studio Cui Cui - Aude Boissaye

Le projet de l'artiste qui se dit "Circographe" (c'est à dire qu'elle fait la mise en scène et la chorégraphie du spectacle de cirque - avec l'assistance d'Elodie Royer) s'inscrit sous la bannière du "Troisième Cirque" et nous remue à la fois les méninges et les sens. On pourrait presque le qualifier de "Cirque de dialogue" tant il nous parle. En tout cas ce n'est pas un cirque muet - même si les deux protagonistes ne pipent mot (juste quelques-uns), concentrées sur leur prestation.


Circus Remake - Theresa Kuhn - Photo: Studio Cui Cui - Aude Boissaye

Parce que des mots, il y en a ! Déjà dans le programme circulaire qui nous est offert à l'entrée et qui annoncent le titre des différents tableau, dont le deuxième (après Le Corps - qui est constituant d'un spectacle de cirque) s'appelle Les Mots - et les mots volent aussi sur des feuilles qui défilent comme des cartons de films "muets",  puis sur des oriflammes qui ponctuent certains thèmes ou idées soutenues par le récit. Des mots il y en a aussi par centaines dans la magnifique bande son, savant mélange de musique et de paroles (formidable travail de Thomas Roussel, également à la régie) - véritable troisième personnage qui caracole à toute vitesse et nous éblouit en nous enivrant de mots et de sens. Ce fil conducteur, assemblage surréaliste d'une centaine de locuteurs, nous guide et nous éclaire pendant deux heures de spectacle sur les chemins multiples du cirque. De son histoire (l'origine du cirque moderne avec Philip Astley en 1768 vient de sa reconversion de cavalier de l'armée en créateur de spectacle équestre - le costume traditionnel de cirque en fait foi), mais aussi des personnages (clowns, acrobates jongleurs,...) qui vont occuper de manière poétique ou caustique - par exemple la "jongleuse de fumée" ou le "je suis un autre" de Rimbaud devenant "je suis un lion" - qui traverse le cerceau en feu - non pas le "plateau" mais la "piste", en hommage à nos âmes d'enfant (le spectacle est dédié "à l'enfant que j'étais"). 


Circus Remake - Nin Khelifa - Photo: Studio Cui Cui - Aude Boissaye

Les deux artistes déploient avec audace des défis dans différents registres: acrobatie, sauts périlleux, équilibriste, marche au plafond, clown, jonglage, saut de la mort, transformation et magie - quelquefois en simulant leur maladresse ou en nous prenant en contrepied. Ou, aussi, cassant le rythme, laissant place à l'hésitation, au ratage, à la pause, à l'ennui ("l'ennui fait grandir" - "devant la mer, il n'y a rien à voir"), favorisant la réflexion, dynamitant ou détournant les codes, s'habillant de noir - au lieu des costumes clinquants et multicolores pour nous amener ailleurs. Le corps est réinterrogé, en premier celui des deux femmes interprètes, agiles et "sensuelles", qui cependant nous prouvent leurs capacités et leur versatilité. Interrogés aussi, l'ethnologie et les mythes (où la femme "appartient à l'homme"), l'évolution et la transformation - le "soldat", combattant qui devient "acteur" non pas de théâtre mais de cirque, et reste muet (le cirque était "interdit de parole". 


Circus Remake - Maroussia Diaz Verbèke - Matali Crasset 

Et c'est aussi ce mutisme qui va être contourné dans le spectacle, où l'on explore le sens - la perception autant que la signification - qui est chamboulé, explosé avec vigueur et humour. Ainsi les interprètes prennent en main le rythme de l'histoire, n'hésitant pas à "rembobiner" telles des DJ le disque qui "joue" le récit ou à se "jouer" du micro devenant aussi corde d'acrobate. Jeu aussi avec les mots qui de sens devient objet ou l'inverse (par exemple l'échelle qui a la forme du mot "ECHELLE" ou le "MOT" jonglé qui se transforme en "MORT" en équilibre - ou le "plateau" de la piste du cirque qui devient plateau de tourne-disque et disque (création de la designer Matali Crasset) autour duquel scintillent les étoiles et brillent les couleurs franches.


Circus Remake - Maroussia Diaz Verbèke

Plaisir des yeux, plaisir des numéros variés, plaisir de l'écoute vibrionnante de ce récit foisonnant qui chatouille nos neurones, nous amène à penser ailleurs et apporte un nouvel air qui nous emporte encore plus loin que le "cirque moderne", titillant tous nos sens et nous basculant sens-dessus dessous, la parade nous épate et nous y participons de tout coeur, totalement impliqués. Un spectacle qui réchauffe le coeur et chauffe le cerveau. Une piste réussie, qui vaut bien trois étoiles au moins.


La Fleur du Dimanche


Circus Remake


Au Maillon - Strasbourg - du 17 au 20 décembre

Circographie : Maroussia Diaz Verbèke
Assistante à la circographie : Élodie Royer
Avec : Niń Khelifa, Theresa Kuhn
Régie générale et sonore : Thomas Roussel
Création lumière, conception technologique : Bruno Trachsler
Recherche scénographie : matali crasset
Techniciens en tournée : Hugo Delahaye, Quentin Gohier
Technique costumes : Emma Assaud
Graphisme : Lisa Sturacci
Stagiaires design et graphisme : MK – Enchoix Studio
Administrateur de production : Brice Di Gennaro
Direction du Troisième Cirque : Maroussia Diaz Verbèke, Élodie Royer
Production : Le Troisième Cirque
Coproduction : L’Agora, Pôle national cirque, Boulazac, Nouvelle Aquitaine / L’Azimut, Antony Châtenay-Malabry, Pôle national cirque, Île-de-France / Le Prato, Pôle national cirque, Lille / Le Tandem, Scène nationale, Arras Douai / Cirque Jules Verne, Pôle national cirque et arts de la rue, Amiens / Espace 1789, Scène conventionnée danse, Saint-Ouen / La Ferme du Buisson, Scène nationale, centre d'art et cinéma / Le Carré Magique, Pôle national cirque, Bretagne / Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine / Fonds Transfabrik – fonds franco-allemand pour le spectacle vivant / Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
Résidence : Théâtre Monfort, Paris / La Chaufferie, Saint Denis
Soutien : Aide nationale à la création, DGCA / Action financée par la Région Île-de-France / Aide à la résidence et à la diffusion, Ville de Paris / Aide à la création, Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France
Le Troisième Cirque est conventionné par le Ministère de la Culture – DRAC Île-de-France.
Le spectacle est en partenariat avec l’INA (Institut National de l’Audiovisuel).


vendredi 12 décembre 2025

Et de 3 pour le Paysage #5 de François Gremaud avec La Magnificité: La poésie du dérisoire

 Avec le collectif Gremaud/Gurtner/Bovay et la pièce La Magnificité nous bouclons le parcours du Paysage #5 consacré à François Gremaud au Maillon. Nous avons eu droit à un solo de sa part qui le mettait au défi de faire une pièce de deux heures qui nous exposait en détail sa construction avec Aller sans savoir où et un autre solo qu'il avait écrit pour son compère Romain Darles avec Phèdre ! qui tout à la fois expliquait et présentait la pièce de Racine et un ensuite duo avec Victor Lenoble Pièce sans acteur(s) où, le challenge était qu'ils soient à la fois là et pas là. Et là, dans cette dernière pièce, nous faisons connaissance avec le collectif Gremaud/Gurtner/Bovay, composé de Tiphanie Bovay-Klameth, François Gremaud et Michèle Gurtner qui font constituent l'association 2bcompany proposant ces diverses formes d'expression artistiques. Avec Tiphanie Bovay-Klameth, qui est passée entre autres chez les Deschiens et la  comédienne Michèle Gurtner, ils créent des spectacles, mais aussi des performances, des films et même des expositions.


La Magnificité - Gremaud/Gurtner/Bovay - Photo: Dorothée Thébert Filliger


 Comme le dit le titre un rien provocateur, la pièce, mise en scène au cordeau avec trois fois rien, la joyeuses troupe se donne à coeur joie dans une succession de scènes relativement courtes qui flirtent avec le théâtre de l'absurde avec causticité. Que ce soient dans un jeu de société digne d'Ionesco ("OK, c'est un jockey" - et pas un joker) et lors de "stand up" explosé, ou encore d'émissions de radio amateur où l'amateurisme dame le pion à la fatigue ou encore pour des séances de karaoké poussées à bout, à fond, ces trois héros malgré eux, entre essais infructueux et ratages, nous décrivent un monde où il vaut mieux rater dans la banalité que de ne rien faire. 


La Magnificité - Gremaud/Gurtner/Bovay - Photo: Dorothée Thébert Filliger


L'immobilité étant la mort, sur ce sujet, il faut saluer la séquence "extinction" dont le minimalisme de la scénographie et des accessoires prouve toute la poésie et l'imagination du trio - un seau pouvant devenir la terre. D'ailleurs tous ces petits accessoires, une banane, un pinceau, un grand balai et une pelle et une balayette, un cintre, se métamorphosent avec une poésie prosaïque en instruments de musique lors d'intermèdes musicaux bienvenus. Nous observons devant nous un théâtre des petites choses du quotidien, du prosaïque, de l'insignifiant, pour lequel on dresse un autel et dont on célèbre les héros inconnus et/ou incompris. Et qui ont le courage d'aller au bout de leur inclinaison.


La Fleur du Dimanche

 



Au Maillon du 12 au 13 décembre 2026

Création collective :
Collectif GREMAUD/GURTNER/BOVAY : Tiphanie Bovay-Klameth, François Gremaud, Michèle Gurtner
Musique, son : Samuel Pajand
Scénographie : Victor Roy
Costumes : Anne-Patrick Van Brée
Couture : Karolina Luisoni
Lumière : Stéphane Gattoni – Zinzoline
Direction technique : William Fournier
Régie lumière : Adrien Gardel
Administration, production, diffusion : Noémie Doutreleau, Morgane Kursner, Michaël Monney

Production : 2b company
Coproduction : Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne / Théâtre Saint Gervais, Genève
Soutiens : Loterie Romande / Fondation Leenaards / Société Suisse des Auteurs / Fondation suisse des artistes interprètes SIS
Avec le soutien du Consulat Suisse de Strasbourg
La 2b company est au bénéfice d’une convention de soutien conjoint avec La Ville de Lausanne, le Canton de Vaud et Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture.

jeudi 11 décembre 2025

Hansel et Gretel à l'Opéra du Rhin: un Märchenoper würzig - conte musical épicé

 Quand on s'approche de  Noël, on rêve de cannelle, d'anis, de cardamome et de miel sucré, de pains d'épices et même de maison en pain d'épice, tout comme dans le conte de Grimm. Et si on aime la musique, on va voir le Conte Musical Hansel et Gretel inspiré de ce conte et proposé dans cette parenthèse festive de fin d'année dans les pays germaniques. L'Alsace n'y échappe pas et l'Opéra National du Rhin le présente régulièrement. Le Covid en 2020 en a empêché la présentation publique (la pièce a été filmée) mais la revoilà en live dans sa version allemande originale, mise en scène par Pierre-Emmanuel Rousseau. 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Il y a bien sûr une version en français qui a été jouée en France dès 1894, suite au succès que la pièce eut l'année d'avant à sa création à Weimar, sous la baguette de Richard Strauss pour le plus grand bien d'Englebert Humperdinck, qui vivait dans la misère avant. C'est sa soeur Adelheit Wette qui avait adapté le conte des frères Grimm en l'adoucissant pour une représentation familiale et avait demandé à son frère un accompagnement au piano qui lui a mis le pied à l'étrier. Au point qu'il en a tiré ce conte musical qui alterne des parties orchestrales et les récits chantés. L'histoire, on la connait des frères Grimm avec les parents qui abandonnent leurs deux enfants dans la forêt parce qu'ils n'arrivent plus à les nourrir, mais dans la version de Humperdinck, ils y sont juste envoyés pour "chercher des fraises" (des fraises à Noël?). Ils y trouvent bien sûr des fraises, puis des sucreries mais aussi bien sûr la sorcière. 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Mais revenons-en au début. Dès l'ouverture, la musique d'Englebert Humperdinck est fluide, enjouée, un peu champêtre avec les cors puis des trompettes et autres vents qui soufflent une atmosphère sylvestre. Et les mélodies s'enchaînent en lignes musicales qui se relaient et se superposent, laissant de temps en temps surgir des airs de Noël ou des ritournelles de comptines enfantines. Le chef Christoph Konz à la direction de l'Orchestre National de Mulhouse rend la partition entrainante, enjouée et lisible. Et pour les moments vocaux laisse aux interprètes leur voix bien présentes. D'ailleurs quand le rideau se lève sur Hansel et Gretel nous sommes très agréablement surpris par la voix claire et haut perchée de Juliette Aleksnayan qui interprète une jeune Gretel très crédible, on lui donnerait même l'âge de la jeune héroïne. Et son frère, Hansel interprété par la mezzo-soprano Patricia Nolz avec une voix douce et veloutée qui va bien pour le jeune garçon. 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Nous sommes aussi surpris par le choix de scénographie et de décor, judicieusement moderne quoiqu'intemporel (relativement) du metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau qui a également créé les décors et les costumes. Nous nous trouvons dans une sorte de no-man's land entre le skat de terrain de camping abandonné et la décharge, en marge, amoncellements hétéroclites de détritus et de sacs poubelles dans lequel ils vivent avec leurs parents, absent pour le moment, ce qui fait qu'au lieu de travailler ils dansent... Le tableau, même s'il n'est pas très décoratif, est cependant dans une belle esthétique moderne, sorte de Bansky mâtiné de Martin Parr. La mère, Gertrud, incarnée par Catherine Hunold est à l'image du décor et ne sauve pas les meubles tandis que le père (Damien Gastl) est une épave alcoolisée qui ne vaut pas mieux. Ils se débarrassent rapidement (en les envoyant aux fraises) pour ne les retrouver qu'à la toute fin de la pièce pour leur faire la morale (un cliché de la morale chrétienne de la fin du XIXème siècle). La misère est patente, même si l'alcool est présent.


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Pour le deuxième tableau, la représentation de la forêt est plutôt abstraite avec un grand rideau qui se matérialise de temps en temps grâce à des effets de lumière (Gilles Gentner ). Ce traitement esthétique donne à ce tableau - et même au suivant presqu'une caractéristique de rêve, entre le rêve de désirs impossibles (les friandises, les fruits défendus mais mangés,..) ou les cauchemar avec les violences et les punitions du troisième tableau, de même que les rencontres insolites. 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck

Dont la sorcière, créature tout aussi surprenante, fusion entre Marilyn Monroe, Marlène Dietrich et Michou, interprétée par le ténor Spence Lang. Et le marchand de sable interprétée par la ténor Luisa Stirland qui les endort et qui se retrouve en Fée Rosée qui va les réveiller (mais le rêve ne continue-t-il pas plutôt en parenthèse de cauchemar). 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Dans le troisième tableau en effet, nous assistons à de multiples transformations de la maison de la sorcière qui de maison en pain d'épice se mue en Witch Palace avec ses escaliers amovibles, ses cabanes mobiles de sucreries et ses pièces escamotables et transformables qui de chambre d'enfant et de poupée deviennent geôle ou salle de torture. L'ambiance d'enfantine devient lutine sinon mutine, voire plus osée. 


Hansel et Gretel - Engelbert Humperdinck - Opéra National du Rhin - Photo: Klara Beck


Et nous basculons de comptines enfantines à des revues de cabaret qui glissent vers la décadence et, bien sûr vers le macabre et le funèbre. Jusqu'à la libération et la rédemption finale. Il ne faut pas oublier les personnages secondaires, quelques-uns véritables et fantastiques acrobates habillés de noir et les "esprits", en l'occurrence les anciennes victimes de la sorcière, à la démarche hachée et vacillante dont les costumes sont superbe et adaptés au côté conte de fées et  les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Opéra National du Rhin qui complètent de leur voix juvéniles les choeurs des anges. Il sort un réel parfum de pain d'épice - assez épicé - de ce délicieux conte gourmand où il est beaucoup question de friandises et où la sorcière s'appelle Rosina Leckermaul (bouche gourmande) mais également un constat social et humain en quoiqu'il se soit passé, la morale est sauve. Et la musique est bonne - avec ses ritournelles de Noël.


La Fleur du Dimanche     


Du 7 au 17 décembre 2025 à l'Opéra National du Rhin

Les 9 et 11 janvier 2026 à la Filature à Mulhouse


Hansel et Gretel


Distribution


Direction musicale: Christoph Koncz
Mise en scène, décors et costumes: Pierre-Emmanuel Rousseau
Lumières: Gilles Gentner
Chorégraphie: Pierre-Émile Lemieux-Venne
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, Orchestre national de Mulhouse

Les Artistes

Hansel: Patricia Nolz
Gretel: Julietta Aleksanyan
Peter: Damien Gastl
Gertrud: Catherine Hunold
La Sorcière: Spencer Lang
Le Marchand de sable, la Fée rosée: Louisa Stirland 

Pièce sans acteur(s) au Maillon dans le Paysage #5 de François Gremaud: Faire voyager l'imagination dans deux enceintes

 Pour qui a déjà vu une pièce de François Gremaud - seul ou avec d'autres de ses complices - connait à la fois son humour et son attrait pour les paris et les expériences. Comme avec Phèdre ! vu la semaine dernière où un seul comédien raconte et joue la pièce devant nos yeux ébahis ou Aller sans savoir où, où il nous gratifie d'une manière limpide et (dé)structurée de ses procédés d'écriture et de création en les découvrant lui-même.

Et ce soir donc, un nouveau challenge à son actif pour répondre à un nouveau pari: écrire et jouer une Pièce sans acteur(s) avec son complice Victor Lenoble.

Sur scène, en lieu et place des acteurs donc, deux majestueuses enceintes constituées à priori d'au moins deux haut-parleurs chacunes, superposés, les basses en bas et les aigus à priori en haut, mesurant au moins deux mètres de hauteur. Présence impressionnante de chaque côté de la scène au fond du plateau. Et un  silence assourdissant, qui nous rend ces deux "meubles" presqu'inquiétants.


Pièce sans acteur(s) - François Gremaud - Victor Lenoble - Photo: François Gremaud

On en est à se demander comment va se passer cette pièce "sans acteur", que va-t-il se passer sur scène, quand, subitement; sur le ton de la confidence, une voix presque chuchotée, qui s'adresse presqu'à elle même, mais facilement audible vu qu'elle est amplifiée et portée par l'enceinte de droite se présente "Victor Lenoble", dit qu'elle est "boulanger" et que son objectif est, "avec François Gremaud" -puisque c'est un challenge qu'ils se donnent à deux - de concevoir et réaliser, représenter, une pièce sans acteur. un spectacle qu'il imagine "drôle, simple, émouvant, poétique, philosophique". Et nous, d'imaginer ce qu'ils pourront bien inventer pour cela, qui semble une belle gageure. Mais faisant confiance au duo, ayant vus que ce type de pari a déjà été tenu par François Gremaud dans sa pièce précédente. Sauf que là, pour le moment, on ne voit rien, et on imagine qu'ils ne vont pas apparaître sur scène pour nous raconter quoi que ce soit. Et c'est effectivement le cas. 


Pièce sans acteur(s) - François Gremaud - Victor Lenoble - Photo: François Gremaud

Alors que, précédemment, dans les autres pièces, tout le travail gestuel, les expressions, la spatialisation, la mimesis, l'imitation des personnages ou le mime participaient au moteur du récit, ici, rien de tout cela. C'est uniquement sur le récit, dit, enrichi d'un certain nombre de trouvailles qui va à la fois nous tenir en haleine, amener notre imaginaire en ébullition, nous charmer, nous faire réfléchir et nous surprendre, nous emmener vers la fable, le poétique, même le fantastique ou nous faire prendre conscience de la force de l'imagination ou de la puissance d'un récit oral. 


Pièce sans acteur(s) - François Gremaud - Victor Lenoble - Photo: François Gremaud

Par des surprises successives, des revirements imprévus, des procédés originaux et des moyens "extrêmes" que je ne vous dévoilerai pas, les deux complices - parce qu'à un moment, la présence de François Gremaud (toujours aussi absent de la scène) apparaît aussi puis participe à ce ping-pong d'idées - nous initient à une ouverture fabuleuse de l'esprit, plantant sous nos yeux des fraises et autres plantes vertes, mais aussi des décors de contes de fées avec des biches, nous emmenant dans le royaume des objets qui prennent corps devant nous, et même des concepts et de sentiments, jusqu'à convoquer un vrai ballet de Nijinski.


Et c'est tout le charme et toute l'habileté de ce duo d'artistes oulipiens au possible de se jouer de règles à priori absurdes et de défis inaccessibles pour nous régaler d'un spectacle totalement habité tout en n'étant pas là et de nous mettre face à un notre créativité propre avec humour et poésie, et beaucoup de magie. Presqu'un voyage dans le temps à l'époque des cavernes (de Platon) et d'Artémis, déesse de la chasse et des accouchements. Et qui nous présente concrètement ce que "représentation" peut vouloir dire dans tous les sens du terme et pas que pour les comédiens, pour nous aussi, et cela ouvre beaucoup de portes.


La Fleur du Dimanche

lundi 8 décembre 2025

Andromaque par Braunschweig au TNS: Feydeau dans une mare de sang

 L'idée directrice de la pièce de Racine Andromaque peut se résumer à cette phrase: "Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime son fils Astyanax tout en restant fidèle au souvenir de son mari, Hector, qui est mort, tué par Achille à Troie". 


TNS - Andromaque - Racine - Stéphane Braunschweig - Photo: Juline Gosselin

Cela pourrait ressembler à un triangle amoureux à six côtés, un genre de Feydeau de 1667, mais sur scène, c'est plutôt un cercle allongé, une mare sanglante qui dessine une sorte de cercle vicieux dans lequel apparaissent des reliques d'un affrontement: deux chaises au sol autour d'un table, rappelant symboliquement les morts d'Hector et de son frère Polydor ou, comme dans un long flash-back, le constat qu'Oreste fait à la fin de la pièce:

Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie :
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder


TNS - Andromaque - Racine - Stéphane Braunschweig - Photo: Juline Gosselin

Car Andromaque c'est effectivement une tragédie, la troisième de Jean Racine que présente ici au TNS Stéphane Braunschweig et non une comédie, genre vaudeville. L'atmosphère y est sombre, le plateau noir et son miroir rouge sang marque le foyer des passions et des affrontements, même si tous les morts se passent hors champ et sont l'objet de récits terribles - par Oreste par exemple pour ce qui est de la mort de Pyrrhus, dont il voulait se charger et que les Romains ont exécuté par anticipation, ou celle d'Hermione, par passion amoureuse, et que conte le confident d'Oreste, Pylade pour asséner à celui-ci le coup fatal dans son malheur. 


TNS - Andromaque - Racine - Stéphane Braunschweig - Photo: Juline Gosselin

Le noir du décor - et des costumes - se marie au rouge pour rappeler les temps funestes de ces combats sans fin - la Guerre de Troie est proche-  de même que les passions et les haines qui sous-tendent les relations entre ces personnages. Et les robes blanches que portent successivement les deux candidates au mariage de Pyrrhus ne vont pas rester vierges. Les amours contrariées, tortueuses, les revirements et les raisonnements tourmentés, les négociations sont légion dans la déroulement de ces drames, dont les éléments et les protagonistes sont positionnés dans de longues tirades en alexandrin (limpides peut-être mais complexes) et où les personnages que l'on essaye d'identifier sont annoncés à leur entrée comme par un aboyeur, pour nous aider à démêler ces relations complexes et variables faites de volte-faces et de retournements. 


TNS - Andromaque - Racine - Stéphane Braunschweig - Photo: Juline Gosselin

Les liaisons sont changeantes, les caractères versatiles et les alliances fragiles. La pièce est une grande démonstration d'instabilité et de doutes. Les stratégies amènent à des impasses si ce n'est des angles morts. Et souvent les confrontations sont passionnées ou violentes, si cette violence ne découle pas aussi d'une fin de non-recevoir. Les sentiments sont exacerbés et le lac de larmes dans lequel se jettent et Hermione, et Pyrrhus sont à l'image de l'instabilité qui gouverne ces relations et de la versatilité des conduites et les révélations successives, que ce soit de Pyrrhus ou d'Andromaque. Et qui les obligent tous à naviguer avec ces éléments sur cette mer houleuse.


TNS - Andromaque - Racine - Stéphane Braunschweig - Photo: Juline Gosselin


Ainsi, entre amour, jalousie, trahison, remords, souffrance et folie, nous assistons à la dérive de personnages dont le destin semble dicté par une histoire de feu et de sang, une malédiction qui les dépasse dans une période barbare et dévastée, dont ne surnagent que des ruines. Et les interprètes, de leur fureur contenue, nous font passe par ces affres pour nous amener dans ce qui pourrait faire office d'enfer, où les spectres viennent hanter les vivants et où l'on demande aux "filles d'enfer":

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Sauvons. nous !


La Fleur du Dimanche


Andromaque


Au TNS du 3 au 19 décembre 2026

[Texte] Jean Racine
[Mise en scène et scénographie] Stéphane Braunschweig
[Avec] 
Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Thomas Condemine, Alexandre Pallu, Chloé Rejon, Anne-Laure Tondu, Jean -Philippe Vidal, Clémentine Vignais
[Collaboration artistique] Anne -Françoise Benhamou 
[Collaboration à la scénographie] Alexandre de Dardel 
[Costumes] Thibault Vancraenenbroeck 
[Lumière] Marion Hewlett 
[Son] Xavier Jacquot 
[Coiffures et maquillage] Émilie Vuez 
[Assistanat à la mise en scène] Aurélien Degrez 
[Régie générale et plateau] Florentin Six 
[Régie lumière] Romain Portolan 
[Régie son] Adrien Michel
Diffusion Didier Juillard
Administration et production AlterMachine/ Elisabeth Le Coënt et Clémentine Schmitt 
Production Odéon-Théâtre de l’Europe production déléguée : Compagnie Pour un moment 
La compagnie Pour un moment est soutenue par le Ministère de la culture et de la communication
Avec le soutien de la Fondation Crédit Mutuel Alliance Fédérale pour les représentations surtitrées dans ta langue.



  

samedi 6 décembre 2025

François Gremaud dans le Paysage #5 du Maillon: Aller sans savoir où et Phèdre ! La joie et l'étonnement partagés

 Avec François Gremaud, Le Maillon présente la cinquième édition de son format Paysage. C'est drôle d'ailleurs que le terme "format paysage" en graphisme - mise en page s'oppose à celui de portrait - l'un signifiant un format vertical et la paysage, comme on le comprend, une vue horizontale en largeur. Soit! Disons donc que pour ce "Paysage" consacré à François Gremaud, il pourrait s'agir d'un portrait de lui en largeur à travers un panorama de quelques-unes de ses oeuvres pour un "tour d'horizon" qui nous permettrait de faire son "portrait". L'auteur ne nous est pas inconnu si nous suivons la programmation du Maillon. De sa "trilogie" nous avions déjà vu la Carmen. (le point est dans le titre, ce n'est pas la fin de la phrase) et la Giselle... (les point de suspension sont aussi dans le titre) respectivement en 2024 et 2022. Il nous manquait l'origine, la (pièce) Phèdre! (le point d'exclamations est de l'auteur François Gremaud) qui est donc présentée dans ce Paysage (et dont nous parlerons plus bas) dans le cadre d'une soirée "large" ce samedi, où nous avons aussi le plaisir de découvrir la pièce Aller sans savoir où, une commande de la Manufacture - Haute Ecole des Arts de la Scène à Lausanne, une pièce - un chalenge - écrite entre la fin 2020 et mars 2021, alors qu'il montait Giselle...


François Gremaud - Phèdre ! - Aller sans savoir où - Photo: Marie Clauzade


Aller sans savoir où


Aller sans savoir où est conçu comme une conférence performée pour laquelle l'auteur va, ainsi, méthodiquement avancer dans l'écriture - et la réflexion - sur ce processus d'écriture autoréflexive et d'autoanalyse en construisant idée après idée, structure après structure, réflexion après réflexion, inspiration après inspiration, surprise après surprise, joie après joies ( ou déception) pour, au final arriver à un texte dont il va "déplier" la "liste exhaustive" des phrases successives (qu'au départ il compte et numérote - et plus tard de temps en temps, pour faire un bilan) et - comme c'est "performé" - mettre en scène, jouer, comme une pièce de théâtre. Une sorte de conférence gesticulée - il va nous expliquer un moment pourquoi ses paroles sont soulignées par des gestes - d'ailleurs cette gestuelle et cette "mise en espace" est très importante et je vous conseille d'être très attentifs à ces gestes quelquefois minimalistes comme par exemple le mot "mot", "petit bloc poétique" qui devient un geste dans l'espace, figé à l'endroit où il a été exprimé - de même, les espaces qu'il délimite qui représentent soit des lieux (une cuisine, son bureau avec l'ordinateur sur lequel il tape son texte - à deux doigts), soit des endroits où il range les concepts (qui peuvent devenir très concrets comme "le coin des idées moisies") - ou des personnages qui débarquent dans le récit (ses héros: Carmen et Phèdre, ses références: Borgès, Deleuze, Proust, Pina Bausch, Mnouchkine ou ses ami(e)s, ou le futur (à Cour) - où il jette les choses inutiles (mais qui vont lui "tomber dessus dans le futur"!). 


François Gremaud - Aller sans savoir où - Photo: Marie Clauzade


L'espace de la scène qu'il occupe ainsi de manière très structurée est aussi une construction "temporelle" puisque l'espace part du degré zéro (de l'écriture), à Jardin pour avancer progressivement (avec l'accumulation des phrases, des idées, des concepts, etc.) vers Cour (dont j'ai déjà prédit l'inoxerable retour de ce qui a été jeté) vers il va ! - Remarque: Il sait très bien où il va sur scène (enfin, c'est pour la mise en scène qu'il s'est décidé - peut-être avant - pour cette direction), mais bien sûr, il ne sait pas comment, et avec quels mots (les mots étant aussi des idées, des réflexions, ses explications, mais pas que; cela peuvent être des suspensions tout comme ce peuvent être des prétextes ou des citations et pourquoi pas, et il ne se gène pas, des moment d'humour ou des jeux de mots) et quelle structure. En tout cas, ces mots, notés les uns après les autres qui doivent constituer le texte de cette conférence sans fin qui est quand même annoncée (dès le départ) durer deux heures (parce que François Gremaud est précis et sait compter - et conter) vont baliser la route et montrer le cheminement de la pensée de l'auteur François Gremaud. Et nous présenter certains aspects de sa philosophie, de son sens de la vie - comme par exemple son désir d'émerveillement qu'il essaie de partager avec le public - avec l'envie de "changer les gens", se référant à Brecht, Deleuze et nous invitant à - comme dit Bernard Stiegler "Penser, c’est toujours commencer par ne pas savoir." - partir "au risque de se perdre" et nous émerveiller, comme "l'idiot", à la quête d'idées "singulières", que nous recevons "sans jugement" pour construire, comme lui, avec une pluralité d'idées, un objet "insolite" qui, in fine devient un spectacle, une parenthèse qui s'ouvre dans nos vies, qui apporte fraîcheur, humour et  plaisir, joie, bonheur d'être ensemble et de penser et de rire ensemble - et même comme il a osé nos le faire faire, d'être créatif - un tout petit peu, poète d'une seconde. Et c'est tout le charme, l'intelligence (à la fois le fait d'être ensemble et en connivence) et l'art (multiple) de François Gremaud de nous avoir emmenés dans son parcours, sans nous avoir perdus en chemin. Et nous ne regrettons pas du tout ce voyage qui grâce à l'expressivité du comédien au demeurant aussi philosophe, pédagogue et à certains aspects comique nous invite à ouvrir notre esprit et à tenter des expériences pas si désagréables. 



Phèdre !


Je l’avais dit il y a quelques mois, à propos de la présentation de la tragédie de Jean Racine, Phèdre à La Filature de Mulhouse : "Qui n'a pas une fois dans sa vie étudié ou vu Phèdre de Jean Racine, une des pièces les plus emblématiques de théâtre français. ?". Cette pièce immense, un des chef-d’oeuvres de Racine sinon du théâtre français a aussi intéressé François Gremaud. Mais cela aussi, je vous l’ai dit, puisque c’est la première pièce de sa trilogie (avant Giselle… et Carmen.). Et qu’en ponctuation il a mis un point d’exclamation "!" pour marquer son admiration. La pièce de Gremaud, avec sa forme d’interjection souligne à la le ravissement de l’auteur pour cette histoire et son émerveillement pour le style unique de Racine, son usage de l’alexandrin et du vocabulaire, de la narration pour la présenter. D’ailleurs, pour exprimer cela, François Gremaud use d’un autre artifice de narration en mettant en scène un comédien qui va à la fois présenter la pièce de Racine, l’expliquer et la mettre dans son contexte, éclaircir justement les formes et figures de style et de narration et, également raconter cette histoire, en la résumant mais aussi en la jouant. En quelque sorte en jouant en pratique une explication de texte et une analyse théâtrale – montrant ce qu’est la narration et ce qu’est l’imitation (diegesis et mimesis, les fondements du théâtre antique selon Platon). 


François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen


 Et pour rajouter un peu de sel, le personnage qui présente tout cela s’appelle Romain Daroles, comme le comédien (l’Acteur: Romain, façon d’orateur). Pour rester sur le plan de l’analyse littéraire, il est également dit que la tragédie de Racine doit agir d’une certaine manière comme une "catharsis" sur les spectateurs une sorte de purification en relation avec l’histoire d’amour et de meurtres – car dans une tragédie il y a des morts – que l’on voit représentés et dont on s’en sort par l’émotion transférée au cours de la pièce. Ce n’est pas aussi simple avec Phèdre ! puisque cette dernière (pièce) est qualifiée de "comédie" parce qu’elle balance continuellement entre l’histoire "originelle" de Racine (il est bien dit : "d’après Racine") et le regard ou l’interprétation et les explications que continuellement – et sur un rythme sans faille - l’on pose sur elle. 


François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen


Cela va même plus loin, et c’est aussi tout le talent du comédien (à plusieurs niveaux) qui instantanément et sans transition peut passer de l’interprétation du texte d’un personnage (et Romain Daroles est plus qu’un "homme-orchestre" parce qu’il joue tous les rôles – il y en a 9 ! non seulement "dans le texte" - de Racine – mais aussi dans son texte (celui que François Gremaud a spécifiquement écrit pour lui) et qui se caractérisent par un regard à la fois humoristique et "typé", différent pour chaque personnage (par exemple à la manière de Jean Vilar pour Théramène – avec sa barbe (le livret), Oenone en "tante méridionale", Thésée en "gros bras", …) un vrai feu d’artifice et de multiples occasions de rire.


François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen


Effectivement la pièce est drôle, comique mais en même temps instructive. On y apprend au début toute la généalogie de la famille de ces rois – et leurs amours curieuses – et extraordinaires, présenté comme un feuilleton Tik-Tok avant l’heure, mais ne prend pas de libertés avec l’authenticité. Et après ce quart de tour d’introduction, nous plongeons dans le vif de l’action, essayant de comprendre les motivations et les inclinations – et les inimités - des différents personnages les uns envers les autres, les stratégies de séduction et de haine, les manigances et les retournements, traités à la manière d’un feuilleton en cinq épisodes (pardon 5 actes) que le texte (résumés et plongeons dans le bain de la pièce authentique) de François Gremaud et magnifiquement interprété par le virtuose Romain Daroles (qui se permet autant de rajouter de didascalies et des analyses littéraires) nous servent sur la plateau non pas comme un mets spartiate mais comme une comédie burlesque et roborative


François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen


Et l’on rêve d’être leurs élèves en classe de littérature pour en bénéficier semaine après semaine (on prend l’abonnement et on retourne au lycée ! – en Suisse on dit "collège"). Saluons encore la facilité avec laquelle, sans que l’on s’en rendre compte tellement cela devient évident et naturel, Romain Daroles passe dans TOUS les registres de la parole, une formidable prouesse d’acteur. Et aussi le très bon choix de François Gremaud d’avoir élu ce comédien et d’avoir su trouver les mots qu’il faut, au moment où il les dit, pour nous emmener dans cette heure quarante où les mots et les phrases coulent sans que l’on se rende compte que ce sont des mots « écrits » jusqu’au moment où l’on se fait offrir le texte "gravé dans le marbre" et où l’on est abasourdi et émerveillé d’y avoir cru.


La Fleur du Dimanche

jeudi 4 décembre 2025

Le concert Minimal des Percussions de Strasbourg à Hautepierre: un plaisir maximal et une émotion partagée

 Au Théâtre de Hautepierre, juste à côté des studios du groupe des Percussions de Strasbourg, le public est chez soi chez eux.... De retour d'une tournée mondiale qui les a amenés en Chine (pour trois dates), en Corée (2 concerts à Séoul) au Canada (Montréal avec deux concerts dont un avec, entre autres, l'ensemble Sixtrum qui était venu à Musica cette année) et aux Etats-Unis (trois concerts à Rochester, Columbus et Indianapolis), le groupe revient dans SA salle (enfin presque) pour un concert exceptionnel à plus d'un titre. D'une part, c'est pour la première présentation à Strasbourg de leur disque Minimal qu'il viennent d'enregistrer sous la direction artistique de Vincent Peirani, le musicien de jazz (mais pas que). Ce programme a d'abord été créé lors de cet enregistrement et le groupe l'a présenté dans sa tournée mondiale et aussi le 26 novembre à Altkirch. D'autre part, et c'est un peu la surprise que l'on attendait, c'est le dernier concert auquel participe à Strasbourg Mihn-Tâm Nguyen en tant que directeur artistique des Percussions de Strasbourg, et c'était un moment d'émotion, de bilan et de passations sur lequel nous reviendrons, mais place au concert.


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Camille Pépin - Photo: Robert Becker


Le programme a été conçu à l'origine autour d'un échange de Mihn-Tâm Nguyen avec Camille Pépin, jeune compositrice (née en 1990 à Amiens), nommée "compositrice de l'année" aux Victoire de la Musique classique en 2020 qui lui expose son admiration pour Steve Reich, un des pionniers de la musique minimaliste au Etats-Unis. Et donc cette commande Avant, pendant, et pourtant qui ouvre le concert (mais pas le CD). 


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Camille Pépin - Photo: Robert Becker


L'instrumentarium, lui aussi réduit au minimum, est constitué de deux marimbas et de deux vibraphones, conjuguant les sonorités du bois avec celle du métal, à l'instar de la pièce Mallet Quartet de Steve Reich qui est la référence dans le programme (et le CD dont elle fait l'ouverture). Le premier mouvement est assez calme, reposant, les frappes légères posent un paysage serein en vagues légères qui s'éteignent. 


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Camille Pépin - Photo: Robert Becker


Pour le deuxième mouvement, les archets qui font vibrer les lames de manière très délicates créent un flottement mystérieux, entre las graves et les aigus. Et la troisième partie, plus longue et plus instable nous emmène dans une montée en rythme et en tension avec des motifs qui à la fois se répètent et alternent pour croître et s'éteindre dans le silence.


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Yang Song - Photo: Robert Becker


La deuxième pièce, également une commande des Percussions, mais qui n'est pas sur le CD, est en quelque sorte un "bonus" du concert. La compositrice chinoise Yang Sung (née en 1987 en Mongolie Intérieure) a étudié, entre autres à l'Ircam et à Cologne en Allemagne. Sa pièce Ombre interroge le minimalisme à la lumière des airs traditionnelles de sa région et elle alterne des mouvements d'ensemble vigoureux avec quelques épisodes plus légers. Un dialogue également entre les interprètes. Un moment plus doux, aérien nous fait entendre de légères égratignures, comme des gouttes d'eau aériennes. Puis ce sont poursuites en accélérations qui gagnent en force et en puissance.


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Steve Reich - Photo: Robert Becker

Minimal -  Percussions de Strasbourg - Steve Reich - Photo: Robert Becker

Minimal -  Percussions de Strasbourg - Steve Reich - Photo: Robert Becker


Place au "maître", avec Mallet Quartet (2009), une pièce tardive, mais classique de Steve Reich qui débute par un duo de marimbas qui font le socle rythmique et mélodique et qui sont rejoints par les vibraphones, mais en variations et de rythme, et de mélodies, qui apparaissent quelquefois soudainement puis disparaissent à nouveau. La pièce est composée de trois mouvements, deux rapides qui encadrent un mouvement lent qui s'aère, ralentit au point de presque disparaître. Et puis c'est reparti pour une nouvelle course entrainante qui s'accélère. 

Minimal -  Percussions de Strasbourg - Nick Bärtsch - Photo: Robert Becker

Minimal -  Percussions de Strasbourg - Nick Bärtsch - Photo: Robert Becker


On continue avec Seven Eleven de Nick Bärtsch, le musicien suisse qui touche au jazz (nous avions vu sa pièce Shaker Kami avec les Percussions de Strasbourg avec Jazzdor en février 2020, un des derniers concerts d'avant le confinement). L'esprit zen du compositeur apparaît bien ici avec ses rythmiques en répétition et quelques résonnances La pièce est foncièrement répétitive, des variations sous-tendent les mélodies qui se répètent et l'effet, à la fois calmant et mystérieux, nous portent de leurs mélodies qui se diffusent et nous imprègnent. La pièce finit par trois frappes après une première salve.



Et l'on finit avec une composition de l'Américaine Shelley Washington (née en 1991), Sunday qui commence par une douce mélodie, presque féérique, un beau paysage qui se dessine, tendre et serein. Une promenade dominicale dans le parc ou à la campagne. Mais les choses s'accélèrent, les vibrations se font plus tendues, les frappes plus serrées, nerveuses, et puis se distendent et l'atmosphère se rassénère, les mélodies et vibrations se font plus zen.


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Saluts - Photo: Robert Becker


En introduction de la pièce, Mihn-Tâm Nguyen en a profité pour annoncer sa dernière prestations en tant de Directeur artistique des Percussions de Strasbourg à ce concert. L'occasion de jeter un regard rétrospectif et de constater le chemin parcouru, depuis son arrivée aux Percussions en 2014 et surtout sa nomination comme directeur artistique en 2017: l'augmentation du nombre de concerts et des tournées et surtout l'ancrage dans le quartier de Hautepierre - socle du travail des musiciens - les interventions en milieu scolaire, Percustra et ses animations, la notoriété mais aussi la sympathie acquise ici, le renouvellement du public, et le bilan de tous les concerts Live @Home dont celui, mémorable, de sortie de confinement pour la fête de la Musique en 2020. Il a bien sûr profité pour saluer et remercier son équipe actuelle et passée pour leur collaboration pleine et entière.


Minimal -  Percussions de Strasbourg - Surpise - Photo: Robert Becker


La fin du concert est aussi l"occasion pour le président des Percussions de Strasbourg, Jean-Yves Bainier de remercier Mihn-Tâm Nguyen pour son engagement et sa ténacité et de clôre sur une surprise musicale avec tout le monde sur le plateau. Et même la nouvelle directrice artistique Vassilena Serafimova qui a, elle aussi, rendu hommage à l'esprit des "Percussions", ayant baigné dedans dans sa Bulgarie natale via son père, et qui ne s'est pas fait prier pour prendre sa place avec les baguettes devant le vibraphones de Tâm. Un moment très émouvant pour tout le monde. Et une relève qui part du bon pied. Une soirée de lancement de disque et de passation en tout cas très réussie.


A bientôt...


La Fleur du Dimanche