vendredi 10 octobre 2025

Prendre Soin d'Alexander Zeldin au TNS: La nuit nuit mais le ballet des âmes rapproche les corps

 Quand on va voir Prendre Soin d'Alexander Zeldin au TNS, on s'attend à voir un hôpital ou un EHPAD ou une institution équivalente. Mais ce qui s'offre à notre vue, ce sont les murs bien sales et défraichis de ce qui ressemble à un hall d'usine, les carreaux aux murs n'étant plus vraiment blancs. Et on s'interroge un peu sur le sens du titre. On constate la disproportion de l'espace par rapport aux humains qui vont s'y retrouver avec la table et les chaises qui y sont presque collées au mur du fond. 


Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et le ballet des humains qui rentrent, et éventuellement ressortent dans ce hall esquissent, sans aucune parole, les personnages que l'on va suivre: l'un, un peu enveloppé entre par les deux grands battants du fond, il prend un livre mais ne reste pas, il sort par une petite porte à gauche. Une femme entre par le rideau de rubans à droite et, semblant découvrir le lieu, le traverse et commence à l'occuper, une autre ose à peine rentrer. Ce ballet parfaitement millimétré construit les personnages sans qu'aucun mot ne soit au départ prononcé. 


Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et quand la parole advient avec l'arrivée de Nassim, le chef d'équipe, on se rend tout de suite compte que ces personnes sont des numéros de dossiers, des invisibles, des intérimaires de la nuit, échangeables et jetables, des "technicien.ne.s de surface". Mais tout l'art d'Alexander Zeldin sera de peindre, ou de construire de manière, à l'image des sculptures de Duane Hanson, ces "figures hyperréaliste du travail" avec, grâce au mouvement et au langage (réduit à l'essentiel), des êtres de chair et de sang, avec des histoires et des trajectoires personnelles, habitées par des sentiments et une fierté d'âme. Quelque soit le personnage.


Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


On y voit à l'oeuvre, observés avec lucidité les mécanismes d'assujettissement et de contrainte dans cette micro communauté, dans le métier d'intérimaires de nuit du nettoyage. C'est acerbe, quelquefois tendre, quelquefois humoristique, ou drolatique (le test de la balayeuse mécanique démesurée, elle aussi), carrément surréaliste (l'entretien d'évaluation), mais plein d'attention et d'humanité, avec tous ces travers. Les comédiens sont impeccable, Nabil Berrehil en Nassim, le chef d'équipe faussement empathique et autosuffisant, Patrick d'Assumçao (dont on avait apprécié le personnage duel et intrigant dans le film l'Inconnu du Lac) qui navigue entre sympathie, fragilité et concupiscence, Charline Paul en Suzanne, discrète et effacée dont on se demande si elle cache son jeu, mais qui est capable de fulgurances (étonnantes), Lamya Regragui en Louisa qui se carapace et se protège mais craque quand même et Juliette Speck en Esther, le maillon faible du groupe mais qui ne manque pas de courage.

 

Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Et, fantôme de ces fantômes, Bilal Slimani, incarnant celui qui à priori n'existe pas et qui tient pourtant désespérément à exister. Les situations sont très justement décrites, Alexander Zeldin ayant déjà fait tout un travail d'enquête pour la pièce qu'il avait créée dans la cadre de sa trilogie Les inégalités, Beyond Caring. Et il a, pour l'adapter au contexte français, complété le travail auprès des entreprises en France, plongeant les comédiens et comédiennes dans la réalité du métier du nettoyage. Le ballet des hommes (et des femmes) et des machines ou leur chorégraphie des sentiments humains avec essais de rencontres, tergiversations, esquives ou évitements est magnifiquement observé - et transposé - par l'assistante d'Alexander Zeldin, Kenza Berrada, qui a travaillé avec Elsa Wolliaston.


Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


Ce petit monde prend corps - et fait corps - au fur et à mesure, alors que la tension croît, que les stratagèmes se montent et les faiblesses affleurent, mais également les solidarités, avec de beaux moments d'entraide. C'est observé au scalpel, comme l'autopsie d'un désastre, cet univers qui broie l'homme et la femme, symboliquement dans cette boucherie industrielle qui finit par exposer ses boyaux et son sang qui recouvre tout, dévorant, tel un ogre insensible, ceux qui y travaillent. 


Prendre Soin - Alexander Zeldin - TNS - Photo: Jean-Louis Fernandez


La pièce fait penser, en plus clinique, au livre de Joseph Pontus A la Ligne - Feuillets d’usine. Et la représentation, dans un réalisme cru (à l'image de la lumière crue de Marc William qui baigne d'une même froideur de néon la scène et la salle pour nous y inclure)  nous fait aussi penser au cinéma social anglais de Ken Loach, la proximité des corps en plus.


La Fleur du Dimanche    


Au TNS du 7 au 17 octobre 2025

Les représentations du 16 et du 17 octobres sont surtitrées en Anglais et en Géorgien.

Tournée
23–26 octobre 2025 : Teatro Metastasio, Prato [Italie]
30–31 octobre 2025 : Teatro Due, Parme [Italie]
12–13 novembre 2025 : Le Volcan — Scène Nationale du Havre
23–24 novembre 2025 : Crossroads Festival, Prague [Tchéquie]
5–6 décembre 2025 : De Singel, Anvers [Belgique]
11–12 décembre 2025 : Théâtre Populaire Romand, La Chaux de Fonds [Suisse]
26–28 février 2026 : Culturgest, Lisbonne [Portugal]
18–22 mars 2026 : Les Célestins, Lyon
4–12 juin 2026 : : Théâtre de la Ville – Les Abbesses, Paris, dans le cadre de Chantiers
d’Europe


[Texte et mise en scène] Alexander Zeldin
[Avec] Patrick d’Assumçao - Philippe, Nabil Berrehil - Nassim, Charline Paul - Susanne, Lamya Regragui - Louisa, Bilal Slimani - Mahir, Juliette Speck - Esther
[Collaboration à la mise en scène] Kenza Berrada
[Scénographie et costumes] Natasha Jenkins
[Assistanat aux costumes] Gaïssiry Sall
[Lumière] Marc Williams
[Son] Josh Grigg
[Assistanat au son] Antoine Reibre
[Mouvements] Marcin Rudy
[Coach vocal] Hippolyte Broud
[Coordination d’intimité] Claire Chauchat
[Régie générale] Léo Garnier
[Régie lumière] Léo Garnier et Erwan Emeury
[Régie son] Victor Koeppel
[Régie plateau] Vincent Rousselle
[Régie costumes] Noémie Reymond
[Direction de production] Marko Rankov
[Administration de production] Émilie Oudet (Cyclorama)
Et l’équipe technique du TnS 
[Régie générale] Antoine Guilloux, Marie-Lou Poulain 
[Régie plateau] Alain Meilhac, Abdelkarim Rochdi, Denis Schlotter 
[Machinistes] Jean De Luca, Margaux Fabre 
[Régie lumière] Christophe Leflo de Kerlau, Lou Paquis, Sophie Prietz  
[Électricien] Justin Timmel 
[Régie vidéo] Ludovic Rivalan, Xing Wei 
[Régie son] Maxime Daumas, Sébastien Lefèvre 
[Accessoires] Anne Joyaux, Clothilde Valette 
[Habilleuses] Camille Fuchs, Selma Kalt 
[Régie des titres] Jean-Christophe Bardeaux
Le décor est réalisé par les ateliers du TnS.
Production Compagnie A Zeldin
Coproduction Théâtre national de Strasbourg ; Fondazione Teatro Metastasio, Prato ; Théâtre des Célestins ; Le Volcan - Scène Nationale du Havre
L’administration de la Compagnie A Zeldin et la production exécutive de ses spectacles sont assurées par Cyclorama.
Alexander Zeldin est artiste associé aux Théâtres de la Ville de Luxembourg.
La compagnie A Zeldin est conventionnée par le Ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles Ile de France.
Avec le soutien de la Fondation Crédit Mutuel Alliance Fédérale pour les représentations surtitrées dans ta langue.


dimanche 5 octobre 2025

Dance Marathon Express de Kaori Ito au TJP: De l'énergie, de la vitalité, du sacrifice

 Le marathon c'est de l'énergie, une course, une trajectoire et de la durée. C'est aussi un certain état de corps, de la dépense, de l'épuisement, de la fatigue, une épreuve. Historiquement, un marathon c'est une très, très longue course pour annoncer une victoire (en Grèce il y a plus de 2.500 ans) et aux Etats-Unis, les marathons de danse se développent à la fin des années 20, au moment de la Grande Dépression, et on y assiste à des compétition de danse de couples qui peuvent durer des jours, ceux qui tiennent le coup empochant des primes.


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - ©大洞博靖


Le spectacle de Kaori Ito au TJP, Dance Marathon Express, s'appuie bien sûr sur cette idée de compétition, comme dans la Break Dance ou les compétitions de chansons ou de danse. Il y a même un combat de catch chorégraphié avec humour. Mais le moteur essentiel du spectacle, qui lance le rythme, c'est la danse, toutes sortes de danses, au Japon, à travers le siècle qui vient de passer. Le récit se fait par un retour en arrière avec le contexte qu'on nous présente en commentaire et qui nous permet de découvrir les différentes vagues et modes de musique et de danse qui ont traversé la culture du pays, avec, en éclairage, le contexte culturel, économique et politique lié à ces changements. Et cela d'un manière simple et claire, dans une dramaturgie sans point mort, à couper le souffle, comme dans un marathon. 


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - ©大洞博靖


Dès le premier tableau, les huit danseuses et danseurs, cinq japonais et coréen et trois européens, dans de magnifiques costumes créés par Aya Kakino, nous éblouissent par des démonstrations de danses, du classique au contemporain en passant par des acrobaties, du cirque, de la gestuelle break dance ou de robot ou plus romantique. Chaque interprète se construit son caractère tout en collaborant à une dynamique pour le groupe. C'est d'ailleurs par une chorégraphie de groupe que l'on commence à remonter le temps pour l'année 2010 où tout s'accélère encore et où l'on est emporté par le tourbillon. On plonge dans la fin des année 1990 avec une superbe interprétation à couper le souffle de Léonore Zurfluh du tube planétaire I Will Alvays Love You de Whitney Houston. Cette pause "émotion" offre au reste de l'équipe une judicieuse parenthèse "changement de costumes". 


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - ©大洞博靖


Il faut avouer que les suivants - et ils sont nombreux - passent totalement inaperçus et à chaque fois nous sommes émerveillés par leur beauté et leur justesse, que ces soient des tenues discos, des vêtements colorés et fleuris de la période "Peace and Love", des vestes à paillettes tout à fait rock n'roll, ou plus sérieux à l'époque des danses de couples. Pour en arriver, au début du siècle dernier, à l'époque où s'enracine le récit qui émerge au fur et à mesure de ce parcours rétrospectif: ce récit de sacrifice de l'auteur Kenji Miyazawa, à ces costumes sobres et noirs des paysans qui dansent en rond, pieds nus, une danse de fertilité. Le récit de sacrifice et de rédemption est une ligne à suivre dans le contexte de pauvreté et de misère - même pas de chocolat - qui a engendré les kamikazes et les kaitens (hommes-torpilles). Et le pays s'est raccroché, suites aux désastres de la guerre contre les Américains, et la Corée, aux chansons et aux danses, qu'elles soient autochtones, comme avec Shizuko Kasagi, devenue la "reine du boogie woogie" d'après guerre, de France avec Edith Piaf entre autres ou plus tard les musiques venues d'Amérique. Un enchainement de superbes chansons donc, qui font la formidable bande son du début de ce spectacle.


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - ©大洞博靖


Ce voyage qui remonte le temps pour plonger dans la culture et l'âme nipponne se construit aussi avec un "lieu" insolite et inattendu, les toilettes. Le lieu où les danseurs font étape, pour différentes raisons, pour se reposer, s'isoler, se retrouver seul(e) avec soi-même, dans sa bulle, tranquille et invisible. C'est là aussi que l'on peut lire et s'évader ailleurs sans se faire déranger, et là où l'on va trouver, dans les toilettes, le livre de Miyazawa Les pieds nus de lumière. C'est là qu'on lira les premières phrases de ce livre grâce auxquelles vont se matérialiser les personnages. Ceux-ci prendront le relais de la fête pour nous emmener dans un voyage dans la montagne, les brumes et la neige. Un voyage initiatique où l'on va comprendre le monde d'alors où les règles, même si elles semblent cruelles, seront  acceptées parce qu'elles annoncent avec bonheur et espérance un monde meilleur. 


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - Photo: Anais Baseilhac


Kaori Ito, avec l'assistance d'Adeline Fontaine, arrive, à l'instar du livre de Kenji Miyazawa, à nous embarquer dans un récit lucide et une analyse simple mais efficace d'une culture et d'un pays en insufflant une dynamique à ce spectacle dont le rythme dans faille nous accroche. Et son choix des danseuses et des danseurs - certain(e)s avec qui elle a l'habitude de travailler - et avec lesquel(le)s elle a travaillé un certain temps, entre autre au Kanagawa Art Theater de Yokonawa - est judicieux. L'idée de mélanger des artistes venus de pays différents, ne sachant pas parler la langue de l'autre a aussi permis d'approfondir le dialogue corporel. Et il faut surtout noter la grande qualité de ces interprètes, chacun dans son style de danse (dont la danse du singe), mais aussi capable d'être acteur et de dire son texte et de chanter - une mention à Yu Okamoto et sa voix qui monte haut pour interpréter un magnifique tube japonais. 


Dance-Marathon-Express - Kaori Ito - Photo: Anais Baseilhac


Par la grâce de ces multiples qualités, la petite troupe nous embarque sur un rythme tonitruant à un très beau panorama de la culture musicale d'un pays pour nous introduire dans le mystère des récits ancestraux, basculant d'un univers vers un autre, dont l'un et l'autre s'éclairent d'une lumière réciproque, la philosophie cachée du marathon de danse et les traditions séculaires d'un pays qui se construit sur la pauvreté, aboutit à une certaine idolâtrie des stars de la chanson. Au final un spectacle décoiffant et enthousiasmant à découvrir et à creuser.


La Fleur du Dimanche


DANCE MARATHON EXPRESS
Du 3 au 11 octobre
Tournée 2025
→ 15 et 16 octobre : CDN de Normandie-Rouen, les Anges au plafond, Rouen
→ 17 octobre : Théâtre de l’Arsenal, Val-de-Reuil


Distribution

Interprètes Aokid, Noémie Ettlin, Yu Okamoto, Issue Park, Rinnosuke, Sato Yamada, Ema Yuasa, Léonore Zurflüh
Direction artistique et chorégraphique Kaori Ito
Dramaturgie Keishi Nagatsuka & Améla Alihodzic
Collaboration artistique : Adeline Fontaine
Assistance à la chorégraphie Marvin Clech
Lumières Maki Ueyama, Thibaut Schmitt & ArnO Veyrat
Son Yuko Nishida & Eric Fabacher
Costumes Aya Kakino
Scénographie Kaori Ito & Anthony Latuner
Traduction et création sous-titre Ritsuko Kato
Construction Anthony Latuner
Coaching Drag Queen Bibiy Gerodelle
Régisseur général Mehdi Ameur
Production Mélodie Derotus, Hugo Prévot, Pauline Rade, Naomi Ushiyama, Chihiro Ogura
Développement Pauline Rade
Photos Anaïs Baseilhac & 大洞博靖 

samedi 4 octobre 2025

Festival Musica: Vous prendrez bien un dernier verre avec Charlemagne Palestine et KKKAAARRREEENNNIIINNNAAA

 Chaim Moshe Palestine, fils d'émigré ukrainien né à New-York en 1947, Charles Martin par la suite, puis Charlemagne Palestine, n'a rien à voir avec Charles Martel, grand-père de Charlemagne (bref, le fils de Pépin - le bref). C'est en sonnant les cloches de Saint Thomas à Manhattan, après être entré dans une chorale juive pour soigner son bégaiement, qu'il développe une relation particulière à la musique, via le chant, le carillon, l'orgue puis le piano, en créant le concept de "Son d'or" lui permettant d'élargir sa conscience et donnant d'une certaine manière accès à l'au-delà - à l'image aussi des musiques Hindustanis. Et c'est au contact des musiciens minimalistes La Monte Young (à l'origine de la musique "drone" avec son Trio for Strings en 1958), Terry Riley ou encore Philip Glass qu'il développe sa recherche musicale avec les synthétiseurs qui apparaissent à cette époque-là. Ses rencontres, autant avec la danseuse Simone Forti, ou Alan Kaprow, l'inventeur du "happening" l'amène à être autant musicien, performeur que plasticien. Il En 1987 God Bear, il réalise à la Documenta 8 à Kassel, un ours en peluche de six 6 mètres à deux corps et trois têtes. Et par la suite toute une série d'installations monumentales de peluches avec des univers "doudous". On a pu le voir en 2017 au Musée d'Art Juif à Paris et plus récemment au Frac Alsace en 2022.


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Pour le concert de clôture de Musica, Charlemagne Palestine nous attend aussi avec ses nounours exposés dans sa valise devant sa table où il est confortablement installé. Bon, ce n'est pas le concert de clôture puisque la soirée continue dans la nuit à la HEAR et à Karmen Camina pour vraiment se terminer à Mulhouse avec une programmation sur la journée de dimanche. En n'oubliant pas le rendez-vous "Festival Mini Musica" en mars, un vrai festival avec six dates déjà programmées en 2016. Mais c'est  un peu la cerise sur le gâteau, avec cette figure incontournable, une icône presque de la musique minimaliste et qui va nous régaler de sons de drones, pas ceux qui volent actuellement au dessus des aéroports, mais ce sont, par extension ces sons longs et tenus émis par le bourdon (drone en anglais) - bourdon d'orgue ou la cloche bourdon - qui tiennent leur vibration très longtemps. 


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Et c'est parti pour trois quarts d'heure  de musique ininterrompue pendant laquelle Charlemagne Palestine, assis devant son ordinateur est accompagné à sa droite par Oren Ambarchi à la guitare et à électronique et à sa gauche par Daniel O’Sullivan à la voix, au violon alto et à l'électronique et va nous proposer avec KKAARREENNIINNAA une recréation de Karenina, une de ses oeuvres totem crée en 1997 pour harmonium et voix de fausset. 


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker

Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Ce sera une vraie cérémonie, lui-même trônant derrière sa table, prêt à officier, réglant les derniers détails avec ses cocélébrants puis démarrant cette longue variations de sons avec ces infimes variations et décalages, arrivant par nappes. De même, les chants d'enfant, de fausset arrivent, se répètent, se superposent. Une mélopée qui semble être une voix de femme surgit aussi et ritournelle, et le violon, qui s'y raccroche. 


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker

Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker

Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Daniel O’Sullivan s'empare du micro et transforme sa voix, la met en écho, lui fait monter des octaves. Oren Ambarchi nous offre ses longs sons de sa guitare et de son-ses synthétiseur(s). 


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


De temps en temps, Charlemagne Palestine s'offre une gorgée et nous renvoie des sons en litanie lancinantes de voix transformées et tourneboulées. Daniel O’Sullivan remixe des sons sortis d'un petit appareil et, par la grâce de l'électronique nous offre une version angélique de son chant. 


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker

Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker

Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Levant les yeux au ciel, nous nous croyons au Paradis des anges et en plein bonheur jusqu'à ce que que d'un geste de la main vers ses copilotes, Charlemagne Palestine annonce la fin du voyage et, son carburant épuisé, il nous laisse atterrir en douceur, entre le carillonnage céleste des anges et le romanesque de la figure d'un personnage dont nous essayons d'entrevoir dans les bourdons le destin.  


Musica 2025 - Charlemagne Palestine - KKAARREENNIINNAA - Photo: Robert Becker


Entre rêverie et transe, extase et béatitude, contemplation et élévation, ivresse et ravissement.


La Fleur du Dimanche


mercredi 1 octobre 2025

Ultimo Helecho de François Chaignaud et Nina Laisné au Maillon: La musique sud-américaine prend une belle hauteur

 Est-ce un condor qui passa dans le noir, en battement d'ailes, au début du spectacle Ultimo Helecho de François Chaignaud, Nina Laisné et Nadia Larcher? En tout cas les bruissements d'ailes nous firent lever les yeux avec raison, puisque le trio de musiciens (Rémi Lécorché, Nicolas Vazquez et Joan Marin), habillés de noir et jouant de la saqueboute (et non du trombones, car c'est la version ancienne de cet instrument) nous apparut bien en hauteur, sur une sorte de terrasse pour lancer la soirée. 


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Nina Laisné - Photo: Nina Laisné


C'est avec loran las ramas del viento, du musicien argentin bien connu Atahualpa Yupanqui, un air qui fait pleurer le vent, que le souffle de la musique sudaméricaine s'est répandu sur la plateau du Maillon pour ce concert présenté par Musica avec les deux structures strasbourgeoises que sont le Maillon, accueillant et Pôle Sud.


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Nina Laisné - Photo: Nina Laisné


La tonalité était plutôt, pour commencer, dans la tristesse, la mélancolie et le chagrin, les chansons populaires et baroques d'Espagne et d'Amérique du Sud choisies par Nina Laisné pour constituer le programme de la soirée parlent de la mort et d'enterrements. Mais la belle voix de ténor de François Chaignaud, et surtout la voix puissante de la chanteuse populaire Nina Larcher apportent une belle énergie dans ce répertoire. L'arrivée de Jean-Baptiste Henry et son bandonéon et du tambour, puis des percussions de Vanessa Garcia, complètent le souffle plus vivifiant qui traverse la succession des tableaux, magnifiques, qui marquent l'enchaînement des airs.


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Nina Laisné - Nadia Larcher - Photo: Nina Laisné


Ainsi, alors que François Chaignaud démarre tout doucement en mille circonvolutions dans une danse du bâton toute en intériorité et en mouvements serpentins, lorsque les deux interprètes, danseur et danseuse, se rejoignent, ils prennent possession du plateau, soutenus par les airs qui deviennent plus énergiques. 


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Nina Laisné - Nadia Larcher - Photo: Nina Laisné


Leurs costumes sont merveilleux, tenant de la féérie, finement brodés de tissus avec mille détails, avec par exemple leur squelette qui se transforme en fleurs tressées. Et même les sombres tenues des musiciens sont agrémentés de plastrons multicolores (bravo à Sarah Duvert et Florence Bruchon pour la conception et la création des costumes et à l'atelier de confection de costumes de Liège pour la réalisation). Les transformations ultérieures avec cape, chapeau "pouf" (entre la coiffe alsacienne et la tranche de bois) sont tout aussi surréalistes. 


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Nadia Larcher -Photo: Heinrich Brinkmoller-Becker


La dramaturgie et le rythme donné à la pièce par Nina Laisné est impeccable. On se laisse emporter par le flot de la musique, par la magie du chant, varié, même si la tonalité est souvent à la saudade. Et même au "duende" quand, chaussant ses bottes à talon, François Chaignaud se lance dans une épique et vigoureuse démonstration de flamenco dont il se sort très bien (cela ne nous étonne pas, l'ayant vu à l'oeuvre l'an passé dans Mirlitons). 


Ultimo Helecho - François Chaignaud - Photo: Heinrich Brinkmoller-Becker


Et nous on s'en sort "par le haut", comme si on allait au ciel, avec tous les musiciens et les chanteurs, sur ce plateau-terrasse en forme de rocher surplombant ou reste de château en ruine auquel on arrive par un escalier en colimaçon, comme dans les contes de fées. Un conte auquel nous adhérons sans réticence et qui nous a transporté dans l'espace et le temps à travers danse, chants et musique pour un merveilleux voyage où la dernière fougère nous caresse la joue comme en un ultime battement d'aile. 


La Fleur du Dimanche

mardi 30 septembre 2025

L'Ensemble Nadar à Musica: Don't leave the room: Enfermés dans la pièce ou dans le silence: Où est la liberté ? Dedans ou dehors

 L'Ensemble Nadar, volontiers transdisciplinaire et engagé, propose, avec Don't leave the room une soirée autour de deux poèmes et de deux films avec des pièces de compositeur ayant dû quitter deux pays qui ne sont pas des champions de la liberté: La Russie et l'Iran. La soirée entremêle ainsi ces différentes formes d'expression, poème et cinéma en les alternant.

C'est avec un grand bruit de porte qui se ferme que la soirée démarre. D'abord une sonate au piano d'une compositrice qui a des  caractéristique communes avec les éléments du programme: Galina Ustvolskaya* ne quittait pas souvent sa chambre où elle composait et, à l'instar du poète Josef Brodsky, l'auteur du poème Don't leave the room, elle est née à Saint-Petersbourg (Petrograd ou Léningrad), où, par contre, elle est resté. Elisa Medilina, au piano, interprète avec toute la fougue et l'énergie nécessaire cette 6ème sonate de Galina Ustvolskaya. Elle martèle les accords et écrase les touches de ses bras pour des accords massifs et violents. Et, juste avant de finir, avant la réitération du premier thème, une série de six accords, joués très doucement introduit enfin un moment de calme.

Suit la première partie de la pièce de l'iranienne Golnaz Shariatadeh Bluer Womb, avec des projections d'animations sur un écran devant les musiciens. Y sont projetées des images qu'elle a elle-même dessinées et animées, ayant, avant de faire des études de composition, après avoir été violoniste, réalisé des dessins et des animations. Les images de cette première partie sont inspirées des contes épique persans. Et derrière cet écran, on entr'aperçoit le jeu de Thomas Moore au trombone, Nico Cook à la e-guitare et Yves Goemaere. Le jeu, quelquefois violent et lugubre, renvoie un peu plus à l'actualité et à l'ambiance du pays. 


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Photo: Robert Becker


Pour la deuxième partie, le dessin devient plus fluide avec une animation au trait et tout en douceur qui montre deux femmes liées qui se retrouvent dans un univers de feuilles et de fleurs, dans une ville en ruine, nostalgie de la soeur qu'elle a perdue et de la ville qu'elle a dû quitter. La musique se fait plus présente avec les cordes et les vents qui arrivent. 

Le film The Chorus d'Abbas Kiarostami de 1984 est projeté en deux parties, la première s'achève lorsque le grand-père referme la porte pour rentrer chez lui. La première partie le montre confronté aux bruits de la ville, à un cheval fougeux qui court dans les rues avec sa carriole et qui fait l'introduction jusqu'à sa rencontre, alors qu'il ne l'entend pas, puis les bruits d'un marché et d'un forgeron qui le dérangent et le poussent à débrancher son appareil auditif. Dans la deuxième partie, le voilà à nouveau coupé du monde dans son intérieur, dans un silence un peu forcé, quand, à cause d'un marteau piqueur trop bruyant, il se met à nouveau en off. Et que cela l'empêche d'entendre la sonnette, quand sa petite fille rentre de l'école. Ce qui amène la formation, au final, d'une énorme choeur de jeunes filles criant "Papy ouvre". On peut y voir symboliquement l'enfermement volontaire de certains ou le refus d'entendre la voix de la jeunesse, ou de la masse. Rappelons que le film a été tourné après la révolution islamiste de 1979. Le film est projeté dans une version pour malentendants, avec une description de la bande son et se retrouve inséré - pour la deuxième partie - entre deux pièces, compositions d'Alexander Khubeev qui font appel à la performeuse Elena Estratov, une comédienne sourde. Elle traduit dans le langage des signes russe les textes des deux poèmes Don't leave the room de Josef Brodsky et Silentium ! de Fiodor Tiouttchev. Les compositions de Khubeev contiennent des sons et bruits bizarres, un jeu d'instruments originaux dont, par exemple, un fil d'acier accroché à une bouteille, et tout cela s'intègre merveilleusement à la narration, tel un bruitage surréaliste de film dont les paroles ne sont plus audibles mais deviennent doublement des images: images des nuages de mots projetés, réduisant le poème à sa substantifique moelle - ainsi "tais-toi" ou "sentiment" ou "pièce" deviennent des mots-icônes, doublés des gestes de la performeuse Elena Evstratov, elle-même "doublée" par des sons de l'orchestre qu'elle n'entend pas, mais elle est guidée par un "prompteur" de mots et de rythmes qui lui permet d'être raccord avec les musiciens à la note près!  Ce dédoublement (au moins) du message, par ses gestes et les mots, part en abyme à la fin du poème lorsqu'elle se retrouve projetée en plusieurs images sur l'écran qui est maintenant le fond de la scène. 


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker

Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker


Et ce dispositif se démultiplie pour le dernier poème quand elle apparaît reproduite plusieurs fois et que la multiplication des mains et des signes remplissent l'écran. De plus, il y a aussi multiplication des langage, non seulement celui des malentendants mais aussi les signes des unités militaires spéciales et l’alphabet sémaphore. Une sorte d'éclatement des moyens d'expression (ou de codage) pour échapper à la censure. Efficace? En tout cas, les spectateurs attentifs auront appris quelques mots en langage des signes russes tout en assistant à un spectacle décalé et hors norme, dont ils pourront encore, après, essayer de décoder les différents messages.   

 En exercice, je vous mets un extrait du poème de Brodsky:

Ne sors pas de ta chambre, ne fais pas cette connerie.
Que t’importe le Soleil quand tu fumes du gris ?
Dehors, tout est absurde, tout, surtout les cris de joie.
Sors aux toilettes, bon, mais rentre tout de suite chez toi.
Oh, ne sors pas de ta chambre, n’appelle pas de chauffeur
parce que l’espace est essentiellement composé d’un compteur
situé au bout d’un couloir, et si, sans se faire prier,
une belle te rend visite, vire-la sans la déshabiller

Ne sors pas de ta chambre ! Dehors, c’est si loin de la France.
Ne fais pas le con ! Ne joue pas au tribun des peuples.
Ne sors pas de ta chambre. Id est : laisse parler les meubles.
Fonds-toi aux papiers peints, garde tes propres puces,
Cache-toi de chronos, du cosmos, de l’éros, de la race, du virus

Avec comme piste, la question du "confinement' suivant les paroles de Khubeev: "En substance, la pièce traite de la censure. Non seulement l’oppression venant d’en haut, par un régime autoritaire, mais aussi la censure que les gens s’imposent à eux-mêmes par crainte des répercussions. Cette autocensure, et l’isolement qui en résulte, constituent le thème réel de cette pièce.


Musica - Don't leave the room - Ensemble Nadar - Elena Evstratov - Photo: Robert Becker


Et pour le choix du langage des signes, le "silence assourdissant de quelqu’un qui a quelque chose à dire, mais n’ose pas prononcer les mots" - comme en Russie ou en Iran, entre autres pays.


La Fleur du Dimanche


* Galina Ustvolskaya a déjà été jouée deux fois lors du Festival Musica à Strasbourg en 2017 - Exil conçu par Sonia Wieder-Atherton  

et en 2022 avec Musica et le Maillon: La Femme au Marteau avec l'ensemble des sonate no 1 à 6 interprétées par Marino Formenti dans mise en scène et une scénographie inventive de Silvia Costa avec, entre autres Hélène Alexandridis 


Don't leave the room

Distribution

Ensemble Nadar
performance Elena Evstratov
flûte Katrien Gaelens
clarinette Dries Tack
trombone Thomas Moore
violon Marieke Berendsen
violoncelle, direction artistique Pieter Matthynssens
e-guitare Nico Couck
piano Elisa Medinilla
percussions Yves Goemaere
direction artistique Stefan Prins
son Wannes Gonnissen

lundi 29 septembre 2025

En regard au Ballet du Rhin: Regards croisés ou Sharon Eyal en miroir Ici

 La création est une question de rencontres. Pour cette soirée En regard, proposée par le Ballet de l'Opéra National du Rhin, elles sont multiples. D'abord, ou plutôt celle qui a tout déclenché, c'est la rencontre de Bruno Bouché avec la pièce précédente de Léo Lérus, Gounoj, en mars 2024 à la Filature de Mulhouse, (voir mon billet du 16 avril 2024). Mais cette pièce, déjà une coproduction du Ballet, avait pour source une première rencontre avec Léo lors de la présentation du spectacle The Brutal Journey of the Heart de Sharon Eyal, en 2021 où Léo Lérus dansait et était son assistant. Cependant la rencontre originelle remonte à la Batsheva Dance Company, en 2005, quand, après une formation au CNSD de Paris, et après avoir dansé dans de nombreuses compagnies en Europe, Léo Lérus arrive en Israël chez Ohad Naharin chez lequel se trouve aussi Sharon Eyal. Et il va la côtoyer quelques années, avant de repartir en Guadeloupe pour fonder sa compagnie Zimarèl. 


Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Pour Léo Lérus, sa première - et déterminante - rencontre, ce fut celle avec la danseuse, chorégraphe et pédagogue Léna Blou, à Pointe-à-Pitre, quand il avait quatre ans. C'est elle qui l'a initié à la danse du "pays", le Gwo-ka - et aussi à la danse contemporaine, et qui l'a, alors qu'il avait 14 ans, envoyé étudier, grâce à une bourse, à Paris.

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Sa création, Ici, très originale, commence par un solo, où une danseuse en short crème et maillot crème, blanc et brillant, danse une danse désarticulée sur fond de bruitages et de grincements, puis se fait rejoindre par un danseur qui lui donne la réplique, alors qu'en fond de scène on découvre des silhouettes noires qui défilent derrière un écran. Le couple ne va pas rester longuement seul car cette petite foule de treize danseurs et danseuses va vivre une aventure commune sur scène. Ce sera une joyeuse communauté dansante et mouvante d'où émergent de temps en temps des individus dialoguant dans des duos particuliers. 

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Les mouvements sont souples et les corps agiles traversent la foule, lui transmettant une formidable énergie. Puis le groupe, quittant ses trajectoires individuelles qui sillonnent le plateau se retrouve dans des mouvements d'ensemble coordonnés. Sur une composition sonore dynamique de Denis Guivarc'h les chorégraphies balancent entre des danses en relation avec les danses caribéennes, faites de déséquilibre et d'esquives, de désarticulation et de sauts de côté, inspirées par le Gwo-ka et puis par des ondulations et des frappes rythmiques festives, la dynamique joyeuse et corporellement engagée dans le groupe nous rappelle la danse Gaga. 

Ballet de l'ONR - Léo Lérus - Ici - Photo: Agathe Poupeney

Ce balancement entre ces deux univers, entre l'individu, le couple et la collectivité, tout comme la dichotomie entre la violence d'un cyclone passant sur l'île et la chaleur et la solidarité entre les personnes réfugiées dans une maison vécue par Léo Lérus qu'il a essayé de transposer dans cette pièce nous donne, dans ce spectacle une leçon d'être ensemble. Et nous transmet au final un grand moment de bonheur, la joie de la danse.


Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Changement d'ambiance et d'atmosphère pour la pièce de Sharon Eyal The Look où elle sollicite notre attention extrême. C'est presque dans un noir profond que démarre la pièce. On devine une masse compacte en rond, habillée de noir qui se serre, éclairée par un mince douche de lumière. Pendant que la musique envoie ses pulsations électro, d'abord sur des fréquences restreintes, qui s'élargissent vers les basses et les aigus et dont le volume augmente, les danseurs, immobiles vont, imperceptiblement se mettre à bouger, doucement, lentement, élargissant sans que l'on s'en rende compte le cercle.

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Nous baignons dans les pulsations de la musique et restons hypnotisés par l'observation de cette masse compacte dont nous ne voyons pas la croissance mais dont nous nous rendons compte à un moment qu'elle a pris du volume. Alors qu'elle est encore très concentré, un bras puis deux émerge de cet amas, puis une tête dépasse. Nous arrivons difficilement à comprendre comment cela est possible. Un troisième bras dépasse, semblant piloter l'émergence puis la disparition des premiers. La masse compacte s'est élargie au point de faire cercle autour du personnage qui est apparu en premier puis les autres membres prennent corps et entrent en mouvement, continuant à élargir le cercle, se déplaçant dans l'espace tandis que le cercle de lumière qui les éclaire d'en haut s'élargit pour au final éclairer la scène. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney


Les danseurs, dont on ne voyait, de dos, que le justaucorps noir et les cheveux, prennent visage, les mains apparaissent d'abord dans leur dos, puis bougent. Des chorégraphies de groupe se mettent en place, d'abord hiératiques, passant de l'un à l'autre puis traversant le plateau. Des mouvements de groupes, les gestes d'abord restreints, circonscrits prennent de l'ampleur, les bras se tendent, en avant ou dans des battements, essais d'atteindre le ciel, quelquefois comme des tentatives d'envol. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Puis, soudain, dans une sorte d'explosion, de jaillissement, ce qui n'était qu'un tout petit groupe concentré dans un coin, jaillit et envahit le plateau, au point de le submerger, de le déborder, sans que nous puissions comprendre comment cela est possible. Une forêt de bras et de  jambes qui remplit l'espace en mouvement, qui recouvre la scène, emplissant tout. 

Ballet de l'ONR - Sharon Eyal - The Look - Photo: Agathe Poupeney

Dans une chorégraphie qui respire, les dix-sept danseurs habitent le plateau comme une murmuration qui se contracte et se répand, dans des palpitations et des vibrations, quelquefois des micro décalages qui sont une merveilleuse démonstration du "faire corps" tous ensemble. Une chorégraphie d'une infime précision qui est un bijou à regarder avec une extrême attention, pour notre plus grand plaisir.


La Fleur du Dimanche


 Ici - Création 
Pièce pour 12 danseurs.
Chorégraphie: Léo Lérus
Composition sonore: Denis Guivarc’h
Costumes: Bénédicte Blaison
Lumières: Chloé Bouju

The Look - Entrée au répertoire
Pièce pour 18 danseurs.
Chorégraphie: Sharon Eyal
Musique: Ori Lichtik
Costumes: Rebecca Hytting
Lumières: Alon Cohen

Ballet de l’Opéra national du Rhin - Distribution 29 septembre 2025

Ici -  Danseurs et danseuses - 
Jasper Arran, Susie Buisson, Deia Cabalé, Marc Comellas, Marin Delavaud, Marta Dias, Ana Enriquez, Miquel Lozano, Rubén Julliard, Nirina Olivier, Hénoc Waysenson, Julia Weiss

The Look - Danseurs et danseuses
Christina Cecchini, Brett Fukuda, Di He, Erwan Jeammot, Julia Juillard, Pierre-Émile Lemieux Venne, Milla Loock, Miguel Lopes, Jesse Lyon, Jérémie Neveu, Leonora Nummi, 
Afonso Nunes, Alice Pernão, Alexandre Plesis, Emmy Stoeri, Lara Wolter

samedi 27 septembre 2025

MUTEK à Saint-Paul avec Musica: Ambiance de l'ambient, un vrai festival de sons

 Le Festival MUTEK de Montréal se transporte à l'église Saint Paul, dans ce temple de l'orgue et de la musique électronique avec une soirée en cinq parties diverses.




Pour commencer, nous retrouvons Nicole Lizée dont nous avions entendu la surprenante et alerte Death to Kosmische par le Kronos Quartet, avec son écriture faite de collages et d'instruments excentriques. Ce soir, avec le Quatuor Bozzini qui revient, et l'ensemble à Percussion Sixtrum, elle est encore plus audacieuse dans sa proposition, rajoutant des images d'animation et des vidéos bricolées qui contaminent la partition. Avec Folk noir/Canadiana, ce sont des éclats d'impertinence et d'humour qui s'invitent sur scène dans une bel liberté de temps iconoclaste



Plus sage, la dernière composition d'Alexandre Amat et Simon Chioini Dissolution, interprétée par l'ensemble des six percussionnistes de l'ensemble Sixtrum où l'électronique de Simon Chioini rencontre le geste des percussionnistes. La parti électronique reprend, et dialogue et élargit le son des percussions pour le peorter plus loin, autrement dans l'espace de l'église Saint Paul, une sorte de musique "augmentée" où l'on en est quelquefois à se demander ce qu'on entend réellement.




Pour clore la première partie du concert, c'est Kara-Lis Coverdale qui s'installe à l'orgue pour From where you came (2025). Un début tout en variations ultrafines que s'enflamme un moment et nous emmène dans un monde de subtilités et de vagues surréelles. Un très beau voyage chaudement salué à juste titre.






La deuxième partie voit le duo Guillaume Coutu Dumont et Line Katcho nous plonger avec Les Empires dans une univers uchronique après quelques variations d'éruptions colorées en synchronicité avec la musique. Celle-ci ressemble à une musique de film à la fois pour et électro à la mode et nous partons sur l'écran pour un voyage dans  une monde où la figure humaine semble perdue, soumise, en attente d'un sauveur. Les images de synthèse tournent en rond avec moult survols d'architectures postapocalyptique et chutes d'eau, secouées par de brusques tremblements et déliquescences synchrone avec la composition.









Pour clore, France Jobin offre aux spectateurs une découverte sensorielle de l'environnement dont elle sculpte les sons et vibrations dans l'espace de l'église grâce aux haut-parleurs disposés dans la nef et dont elle fait quelques variations bien senties. De quoi nous garder éveillés pour finir en beauté.







En tout cas elle prouve qu'il n'est pas nécessaire de faire du cinéma pour toucher notre âme - et notre corps.


La Fleur du Dimanche