dimanche 30 juin 2024

Spectres d'Europe au Ballet du Rhin: Trois univers de jeunes chorégraphes à découvrir

 Lancé en 2018 par Bruno Bouché, le directeur du Ballet de l'Opéra National du Rhin, le programme Spectres d'Europe continue de présenter des création confiées à de jeunes chorégraphes destinées à interroger et transformer la pratique de la danse académique du Ballet pour la confronter au présent. Et à permettre à la danse de questionner l'histoire proche, de jeter un regard sur le monde et de s'interroger sur nos valeurs. Le programme présenté prend forme d'un triptyque très varié, passionnant et inventif.


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Sous les jupes - Photo Agathe Poupeney


La première pièce, Sous les jupes du danseur-chorégraphe du Ballet de l'ONR Pierre-Emile Lemieux-Verne, qui nous avait déjà offert une chorégraphie dans le cadre du programme Danser Schubert au XXIème Siècle, se présente comme un bonbon rétro acidulé. Enveloppée dans des teintes fraiches et gaies, que ce soient les costumes frais et légers ou les étoffes accrochées en fond de scène, dans un arc-en-ciel pastel et discret. Des tableaux sémillants et guilleret se suivent, allègrement emportés par des tubes nostalgiques, playlist à la fois éclectique et large, qui vont autant chercher du côté de Céline Dion ou de Françoise Hardy que de Muse ou des Pet shop boys. Il y a aussi le très romantique Andréa Bocelli et l'antédiluvien Mike Brant. Arrive aussi, et on peut le comprendre, une chanson podorythmique canadienne (Pierre-Emile Lemieux-Verne l'est, canadien) et plus curieusement la chanson de Juliane Werdind Am Tag, als Conny Kramer starb version allemande (adaptée) du tube des années 70 de Joan Baez The Night They Drove Old Dixie Down, crée originellement par The Band. 


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Sous les jupes - Photo Agathe Poupeney


L'ambiance est festive, légère, enjouée, la chorégraphie joyeuse et sémillante, un peu extravagante et bien emportée. On y célèbre la fraternité, la fête, le partage, la découverte de l'autre, les émois et les rencontres quelquefois en dehors des règles classiques. Les costumes (crées également par Pierre-Emile Lemieux-Verne), sont à l'identique, décalés et transgressifs. Une parenthèse de feel-good et de peps qui nous fait aimer la vie.


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Rex - Photo Agathe Poupeney



La chorégraphie de Lucas Valente, avec Rex se projette dans le mythe d'Oedipe, mais plus sous un aspect de sensations, de performance même, la pièce interrogeant à la fois la question de la vérité, de la réalité, de la vision même. La scène plongée dans le noir appelle la lumière sur les corps mais celle-ci les isole, les découpe, les circonscrit dans l'espace. Le summum étant atteint lorsque les six danseurs sont sur scène et dansent en s'éclairant eux-mêmes, ce qui est un sacré challenge. 


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Rex - Photo Agathe Poupeney


Chalenge réussi à la fois pour le chorégraphe metteur en scène que pour les danseurs qui doivent à la fois maitriser leur corps et la lumière très ciblée pour faire voir leurs mouvements. Et il faut les féliciter car le résultat est bluffant. La musique est particulièrement adaptée, partant de choeurs orthodoxes pour se fondre dans des musiques expérimentales ou électroniques. Les costumes plutôt amples sobres et sombres, pantalons ou jupes longues et gilets, variations de rouge bordeaux avec des pièces planches (créations de Cauê Frias) participent de l'ambiance et souvent les danseurs dansent de dos ou de profil, gardant une distance avec le public, devenant quelquefois juste des ombres chinoises. Une chorégraphie surprenante que l'on n'aurait pas attendue à priori d'un jeune chorégraphe brésilien né en 1990. Mais justement, nous sommes ouvert à la surprise et Rex nous l'offre.


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Poussière de terre - Photo Agathe Poupeney


Troisième chorégraphie, la pièce d'Alba Castillo Poussière de Terre, une pièce pour quinze danseurs qui a été créée au temps du Covid et qui est ici reprise pour notre plus grand bonheur. On y assiste à l'inexorable passage du temps, un sablier géant étant accroché à droite sur la scène, le sable s'en échappant commençant à faire un petit cône qui grandit tout au long de la pièce jusqu'à l'écoulement complet de ce sable. Cela modifie aussi l'espace et la présence des danseurs sur le plateau. Ceux-ci participant d'ailleurs participant à la dispersion du sable sur le tapis de danse, mais pas seulement, certains vont en profiter pour prendre un baptême de sable ou au moins en rechercher le contact. Ce qui est assez surprenant - on ne s'attend pas à priori à ce genre d'attitude, et non plus de la part d'un danseur. 


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Poussière de terre - Photo Agathe Poupeney


Mais il semble qu'elle soit bénéfique puisque nous assistons au début de la pièce à un individu presque nu (en justaucorps chair) par une communauté en habits de ville plutôt sport, ils vont vers la fin quitter leurs vêtements pour une sorte de retour à la nature. D'une danse d'hésitation et de chutes, ils vont au fur et à mesure construire des groupes humains des ensembles, faire société. 


Spectres d'Europe - Ballet de l'ONR - Poussière de terre - Photo Agathe Poupeney


Les mouvements sont originaux, les attitudes surprenantes, la chorégraphie est originale, sorte de mélange entre le reptilien et les crustacés, crabes et autres anthropoïde se regroupant en ensembles mouvants. Ils se forment et se défont, glissent et se déplacent sur une bande son très hypnotique, avec une musique plutôt "ambient" et nordique, rarement interrompue par une danse énergique. Et pour ne pas nous perdre en chemin, une fois que le temps est passé, la chorégraphe nous ramène au début de notre voyage. A nous de le refaire nous-même.

Le programme nous a ainsi permis de découvrir trois univers, trois approches différentes, de trois chorégraphes qui ont osé expérimenter des pistes originales, offrant des spectacles aboutis et convaincants.  Chacun et chacune a osé creuser son idée avec des angles d'approche personnels, tenir un propos soit grave ou engageant, ou ne craignant pas non plus d'aller du côté de la légèreté pour parler de sujets délicats.


La Fleur du Dimanche


Spectres d'Europe


SOUS LES JUPES

[ Création ]
Pièce pour 10 danseurs.
Chorégraphie et costumes
Pierre-Émile Lemieux-Venne
Musique
Les Charbonniers de l’enfer, Muse, Pet Shop Boys, Andrea Bocelli, Mike Brant, Céline Dion, Lesley Gore, Françoise Hardy, Juliane Werding
Lumières
Tom Klefstad


REX
[ Création ]
Pièce pour 6 danseurs.
Chorégraphe
Lucas Valente
Musique
Emptyset, Rival Consoles, Luke Atencio, Chœur Byzantin de Grèce, Hildur Guðnadóttir
Costumes
Cauê Frias
Lumières
Tom Klefstad, Lucas Valente


POUSSIÈRE DE TERRE
[ Reprise ]
Pièce pour 15 danseurs.
Chorégraphie, costumes et scénographie
Alba Castillo
Musique
Goldmund, Lawrence English, Karin Borg, Bryce Dessner, Brian Eno, Nils Frahm, Jóhann Jóhannsson, Bruno Sanfilippo
Lumières et scénographie
Lukas Wiedmer


mardi 25 juin 2024

Roll de Marta Izquierdo Munoz à Montpellier Danse: Roule maboule ou les fous de roller derby gentils

 Le Roller Derby est presque un sport de combat. Ce n'est pas cette direction qu'a prise (de risque) Marta Izquierdo Munoz avec son spectacle Roll en création au Festival Montpellier Danse. Pour elle, son rêve de roller, le roller de sa jeunesse, de son adolescence, c'était le meilleur moyen de s'évader de sa famille mais aussi de l'atmosphère pesante de l'Espagne de la fin du Franquisme. Rollers aux pieds et casque de walkman sur les oreilles, dans les rues de Madrid, elle s'envolait sur les tubes des années 80. Et pour cette pièce elle tente de recréer cet enchantement avec un spectacle qui oscille entre le cabaret et la performance artistico-sportive.


Roll - Marta Izquierdo Munoz


Pour donner un peu d'énergie et chauffer la salle, elle missionne une comédienne Cécile Chatignoux a.k.a. Speaker oscillant entre l'animatrice de foire et Mme Loyal pour apporter un peu de narration - assez surréaliste dans un spectacle o l'on se laisse assez facilement envoûter par les incessants tours qu'effectuent les autres danseuses à roulettes parmi lesquelles se trouve Eric Martin, ancien patineur, devenu danseur (et costumier) et qui sur ce spectacle a assisté à la chorégraphie. Ses performances sur la plateau sont assez époustouflantes. 


Roll - Marta Izquierdo Munoz


Mais Marta Izquierdo Munoz ne recherche pas la performance et même si Amandine Etelage a.k.a. Mandy'Bull fait aussi preuve de virtuosité, et se la joue avec son quart d'heure de direct de célébrité Instagram avec ses fans, il y a une volonté de diversité des corps plutôt que de répondre à des canons esthétiques ou performatifs sur la scène. Plutôt que de jouer la carte de la compétition ou du challenge, c'est la carte de l'inclusion, de l'intégration, de la place de la femme qui se trame avec des attitudes plus de coopération et de sororité qui s'inscrivent dans des figures où chacune a sa place et tient compte de l'autre. Un moment de partage plutôt festif que revendicatif. La célébration de l'être ensemble.


La Fleur du Dimanche 



Conception et chorégraphie
Marta Izquierdo Muñoz
 
avec
Cécile Chatignoux a.k.a Speaker / Amandine Etelage a.k.a. Mandy'Bull / Mary-Isabelle Laroche a.k.a. Pop Wheels ou Agathe Deguines a.k.a. Fresh Meat / Eric Martin a.k.a. Dirty Bambi / Barbara Papamiltiadou a.k.a. Why So Sirius?
 
Assitant à la chorégraphie
Eric Martin
 
Composition musicale, création Son
Benoist Bouvot
 
Création lumière et régie générale
Anthony Merlaud
 
Costumes
Élise Le Du
 
Conseils à la dramaturgie
Youness Anzane

Rush de Mette Ingvartsen à Montpellier Danse: Se dépêcher de montrer ou ne pas montrer - 20 ans en spectacle

Après plus de 20 ans de carrière et 25 pièces chorégraphiques ou performances, Mette Ingwartsen n'a pas mis son passé en quarantaine. Au contraire elle a fait appel à sa complice des débuts - et même d'une plus longue période - Manon Santkin pour les parcourir et nous faire revivre quelques moments marquants de sa création en la mettant d'actualité dans cette création Rush.


Rush - Mette Ingvartsen - Manon Santkin - Photo: Bea Borgers


Manon Santkin va même partager avec nous ses souvenirs. Alors que le grand plateau avec un fond un écran blanc fait fond de scène, qu'un cube noir est posé au centre de cette scène en longueur où sont éparpillées quelques couvertures de survie, qu'un table blanche est disposée vers le milieu à droite et qu'on découvre deux aspirateurs à gauche et à droite vers le fond, une voix nous chuchote à l'oreille l'état d'esprit du moment et les souvenirs des débuts où encore étudiante, Manon avec deux  autre interprètes attendaient nues dans les coulisses avant d'entrer en scène. L'intimité, ce n'est pas juste la nudité, c'est aussi entrer dans la pensée de l'interprète et avoir une proximité d'esprit, de sensations. Car le travail de Mette Ingvartsen interroge, et on va le voir, à la fois le désir, la sexualité, l'intimité, la nudité, l'identité pour une part importante de sa création. Cette création dont Manon Santkin va avoir la lourde charge à la fois de réactualiser, de résumer et de représenter parce qu'il faut que les quelques sélections de ces 25 pièces rentrent dans une durée respectable (une heure et demie). 


Rush - Mette Ingvartsen - Manon Santkin - Photo: Bea Borgers


Et, comme la plupart de ces pièces avaient plusieurs interprètes, elle aussi va devoir se multiplier sur scène (ce qui n'est pas toujours du meilleurs effet). Globalement, elle a suffisamment d'énergie pour à la fois danser, raconter et quelquefois passer d'un personnage à l'autre pour faire passer le sentiment de foule (au moins trois ou quatre interprètes sur scène). Pour la première pièce en tout cas, Manual Focus de 2003, le dispositif de ce corps de dos avec un masque à l'arrière de la tête fonctionne parfaitement. Pour to come (2005) on imagine même plus de danseurs que la pièce d'origine n'en avait. Et, pour faire une pause, elle sollicite quatre spectateurs pour rejouer le "choeur de l'orgasme" de cette pièce, tout comme elle essaie de faire du participatif avec des mouvements de yoga ou de relaxation avec un résultat pas toujours garanti. Pour 7 pleasure (2015), même si elle n'arrive pas à se couper en douze, elle rend bien l'idée de la pièce, tout comme pour les pièces "sans danseurs" où Mette Ingvartsen interroge la matière et la nature, avec en particuliers les deux variations avec les couvertures de survie où l'on comprend pourquoi il y avait des aspirateurs sur scène.


Rush - Mette Ingvartsen - Manon Santkin - Photo: Bea Borgers


C'est une vraie performance que tous ces rôles dans toutes ces pièces, ces changements de situation instantanées et également ces changements d'état d'esprit, une vraie gageure. Sans oublier le fait qu'elle doit être à la fois dedans et en dehors de la pièce pour la décrire et la commenter. Une travail formidable que Manon Santkin assume à merveille et une sensibilité qu'elle arrive à faire passer en toutes circonstances. Chapeau!


La Fleur du Dimanche

lundi 24 juin 2024

Full Moon de Joseph Nadj à Montpellier Danse: Un histoire en blanc et noirs

 Joseph Nadj est chorégraphe, danseur, plasticien et photographe. Il est surtout créateur d'un univers particulier, presqu'un sculpteur d'espace. Il s'inspire aussi des auteurs contemporains (Beckett, Roussel,...) et a travaillé avec Miquel Barcello qui lui fait découvrir la civilisation Dogon. Ces deux rencontres lui ont ouvert un "cycle africain" démarré avec Omma, spectacle dont l'accueil et les tournées qui ont suivi, plus, à priori la demande des danseurs, ont été à l'origine de ce qui serait le deuxième volet d'un diptyque. 


Full Moon - Josef Nadj - Photo: Théo Schornstein


Il crée ainsi avec presque la même équipe (un danseur en moins) ce spectacle Full Moon en essayant de repartir avec eux de zéro et de réinventer un univers similaire mais se rapportant à la Lune - et sa relation réelle concrète et spirituelle à la terre, en particulier la terre nourricière, sujet qui dont il partage, en fils de paysan, l'expérience. Il explique que pour le travail de création en amont du spectacle, ce sont les propositions des danseurs africains (venus de différents pays et régions) qui ont servi de matériau pour construire le spectacle. Spectacle dont il a délibérément évacué tout décor. Il s'en qualifie d'auteur et arrive au début en une sorte de marionnette ou d'automate écrivain, se mettant en scène en tant que créateur avec sa plume, par opposition avec ses interprètes dont la culture est orale. 


Full Moon - Josef Nadj - Photo: Laurent Philippe


Et sous cette apparence intermittente de marionnette habillée d'un costume, il va "sculpter", grâce à la lumière, les nombreuses "phases" de cette culture noire, axées sur des gestes concrets, pragmatiques et pratiques, ancestraux. Les danseurs, par petits groupes vont jouer en "sculptures vivantes" une sorte de diorama ou de restitution, de réactivation de situations et d'attitudes de travail qui prennent la formes de séquences de chronophotographies d'Etienne-Jules Marey ou de Eadwaer Muybridge. Le résultat, des sortes de camées animées qui surgissent à la lumière à différents endroits de la scène au gré des éclairages changeants. Et le passage d'un groupe à l'autre se fait via des noirs profonds. Le geste n'est pas toujours explicite ni démonstratif et l'on découvre une suite de scènes qui met en valeur le corps des danseurs et leurs gestes ralentis. 


Full Moon - Josef Nadj - Photo: Laurent Philippe


Quelques tours de marionette à petits pas hésitants plus tard, on bascule dans un autre univers. Des gestes inscrits et ancestraux liés à la terre et au travail on arrive à la représentation d'extraits de variations de danses plus "ethniques", danses énergétiques, presque des danses de possession. Ce sont également de courtes séquences en groupe formés, soudés, mixant le rythme, le souffle, le percussif, la voix, et toutes sortes de mouvements du corps, tremblements ou secousses, trépignements, battements de pieds. Le groupe faisant bloc exhibe la beauté du corps noir musclé dans toute sa puissance - les danseurs sont torse nu. Ils se présentent ainsi frontalement, sans de filtre, et le regard de l'homme blanc dans la salle ne peut qu'être subjugué par la musculature brillante sous les éclairages dans ce clair-obscur contrastés au maximum. Il est question de souffle, de matérialité, de chair, de peau... Le corps devient objet et l'on a curieusement l'impression que nous sommes dans une caricature de représentation, le cliché d'un spectacle qui ne se pose pas les questions sur la discrimination et le colonialisme qui sont en train d'agiter le monde aujourd'hui. Et l'on se demande si, par exemple, une des danses caricaturale simiesque est à prendre au premier, au deuxième ou au troisième degré. 


Full Moon - Josef Nadj - Photo: Laurent Philippe


Surtout quand on se rappelle qu'à la question de l'absence des femmes dans son spectacle, à la fin des raisons avancées par Joseph Nadj - c'est vrai, ce n'est pas forcément obligatoire - il avoue qu'il ne s'est pas (encore) posé la question. Tout comme quand il affirme que les Africains ne connaissent pas le jazz (et ne le dansent pas) mais qu'il leur fait quand même danser un défilé de marche funèbre sur un rythme jazzy. On s'interroge aussi sur cette marionnette qu'il fait venir sur scène et qu'il interprète,  qui est censée être "manipulée" alors que c'est lui qui tire les ficelles de la pièce. Je ne sais pas quelle est la couleur de son humour, mais il semble qu'il en a, au vu de la surprise finale que je ne vais pas divulgâcher. Au final, le spectacle a de bonne qualités esthétiques mais nous regrettons que la rencontre de son univers magique et mystérieux avec la culture et les traditions ancestrales de ces pays d'Afrique qui auraient pu s'enrichir et se nourrir mutuellement ne soient pas allée un peu plus loin, plutôt que cette visite express de la danse d'un continent avec des cartes postales brillantes et contrastées.


Le Fleur du Dimanche   

 

The Cloud d'Arkadi Zaides à Montpellier Danse: Couverture nuageuse sournoise, danse inextricable

 Entre Tchernobyl et nos jours un grand fossé mémoriel semble s'être creusé depuis la catastrophe de 1986. Mais le chorégraphe Arkadi Zaides les réunit dans son spectacle The Cloud créé au Festival Montpelier Danse par le biais de deux nuages qui fusionnent, mais pas seulement. Le chorégraphe, né en Biélorussie - à peu de distance de Tchernobyl - qui est parti à 11 ans en Israël avec ses parents - construit à partir de sa mémoire et de la grande mémoire du nuage (cloud) informatique mondialisé, organisé par l'intelligence artificielle, un parcours qui nous mène avec moults embranchements et liaisons d'une image de plant de lavande à une inscriptions de la souffrance - et de la mort - dans le corps.


The Cloud - Arkadi Zaides - Photo: Giuseppe Follacchio


A partir de cette photo de lavande, le parallèle se fait entre la catastrophe nucléaire et les conflits actuels. Cette plante, résiliente tout comme beaucoup d'autres qui se sont développées sur le site encore interdit d'accès, a donné son nom à la dernière invention létale de l'homme, le Système d'Intelligence Artificiel (I.A.)  Lavande qu'utilise actuellement, non sans polémiques et mises en garde, Israël dans sa guerre à Gaza. Le système sélectionne de possibles cibles ennemies militaires du Hamas et du Jihad islamique palestinien - plus de 37000 Palestiniens ont ainsi été marqués - avec des erreurs de 1 sur 10 à 1 sur 100. Le système laisse 20 secondes à l'opérateur à distance pour décider ou non d'un bombardement ciblé. En plus de nous faire découvrir en temps réel le fonctionnement des outils d'I.A. qui se sont très largement diffusés dans le public (tout le monde ou presque utilise l'I.A. consciemment ou pas) Arkadi Zaides nous embarque dans un récit plus ou moins autobiographique constitué de documents d'archives personnelles ou d'éléments trouvés sur internet: photos, vidéos, images générées par l'I.A., dont va s'emparer une I.A programmée et orchestrée en direct par le musicien et créateur sonore Axel Chemla-Romau-Santos suivant l'écriture dramaturgique du spectacle d'Igor Dobrovic. 


Tchernobyl - les liquidateurs


Ainsi, après une courte introduction du dispositif en anglais sous-titré en français par Arkadi Zaines, ce dernier s'installe au centre de la scène derrière un micro face à une partie du public - la scène est bi-frontale et les spectateurs font face à deux écrans en fond de scène dont un devant lequel se trouve une grande table avec toute l'équipe technique. Le texte que nous lit Arkadi Zaides sur sa tablette nous conte ce va-et-vient entre présent et passé, retour  au pays à la recherche de souvenirs et d'un ami d'enfance, interrogations sur Tchernobyl à l'époque et au début de l'invasion de l'Ukraine, réflexions sur la relation entre fiction et réalité, fake news et théorie du complot, transformation de la réalité en virtuel. Tout au début nous assistons à la fabrication d'un texte en temps réel par la machine qui "ingurgite" et "transcrit" la parole du chorégraphe, avec, bien visible, le travail en train de se faire de cet "agrégateur" soi-disant intelligent, antre autres les "prévisions" de ce qu'Arkadi n'a pas encore dit ou les erreurs et approximations de la machine ("Thernobyl" devient une fois "Channel Bill"). Puis les écrans commencent à accueillir de l'image et des photos, une accumulation et des fusions s'opèrent - une très belle création étant la fusion de la soeur d'Arkadi très jeune avec la barbe du frère sur scène. Le texte se fragmente, se lie à des images qui se regroupent, le brouhaha visuel et sonore s'intensifie. Nous faisons un détour du côté de Walter Benjamin via l'Angelus Novus de Paul Klee, pour arriver à des images d'archives du chantier de nettoyage et des "liquidateurs" - images impressionnantes qui à priori n'avaient pas été montrées. Elles sont poignantes, surtout celles de ces visages sur le toit de la centrale, portant déjà les marques d'une mort prochaine ou lors d'une cérémonie de pacotille avec remise de diplôme et récompense (800 roubles - 8 Euros !) pour ces "Héros de la Nation", nettoyeurs en action.


The Cloud - Arkadi Zaides - Photo: Giuseppe Follacchio


Ces images impressionnantes sont personnifiées - littéralement "incarnées" par le performeur Misha Demoustier qui arrive, habillé d'une authentique combinaison de "Liquidateur" qu'Arkadi Zaides s'était procuré (et dont il a raconté la genèse) à nous faire sentir de l'intérieur la torsion de la violence qui les assaille. L'on pourrait presque dire qu'il inverse le processus de l'I.A. qui recrée du virtuel à partir de réel transformé en transformant ce matériau que l'on voit et que l'on entend en un résultat qui fait bouger le corps de l'intérieur. (" The langage becomes body and the body becomes language - Le langage devient corps et le corps devient parole"). Cet épisode complété par une vidéo d'une tentative de reconstituer le site par Arcady Zaides mène l'émotion à son comble et nous laisse pantois. Une sorte de cérémonie cathartique que nous avons vécue au plus profond de nos sens et une interrogation de ce que le monde et la technologie nous réserve pour l'avenir. Entre documentaire, fiction et performance, un éclairage particulier sur des questions qui restent d'actualité.


La Fleur du Dimanche


The Cloud

Distribution / Production
Institut des Croisements
Concept et direction : Arkadi Zaides
Dramaturgie : Igor Dobricic
Développement de l’IA et son : Axel Chemla–Romeu-Santos
Interprétation : Axel Chemla–Romeu-Santos, Misha Demoustier, Arkadi Zaides
Cinématographie : Artur Castro Freire
Lumière : Jan Mergaert
Direction technique : Étienne Exbrayat
Production et administration : Simge Gücük / Institut des Croisements
Distribution internationale : Cecilia Kuska, Rui Silveira / Something Great
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2024, La Maison de la Danse, Lyon, Charleroi Danse, laGeste, Gand, Mousonturm, Frankfort
Accueil studio : Teatro Biblioteca Quarticciolo en coopération avec Orbita | Spellbound National Production Center for Dance, Rome, PACT Zollverein, Essen, CAMPO, Gand, Dialoghi / Villa Manin, CSS Teatro stabile di innovazione del Friuli Venezia Giulia Codroipo/Udine
Recherche initiale réalisée dans le cadre de SoundImageCulture (SIC) soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles et VAF – Vlaams Audiovisueel Fund
Avec le soutien de : Ministère de la culture / Direction générale de la création artistique, TMU New York
Arkadi Zaides / Institut des Croisements est soutenu par le Ministère de la Culture / DRAC Auvergne-Rhône-Alpes
Pour cette création, Arkadi Zaides a été accueilli en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas.

dimanche 23 juin 2024

Deepstaria de Wayne McGregor à Montpellier Danse: Le fond du trou noir et la légèreté de la danse

 Pour Deepstaria de Wayne McGregor créé au Festival Montpellier Danse, pas de décor ou plutôt un décor censé s'effacer et absorber les danseuses et les danseurs. Mais la matière est rétive et l'idée de Wayne Mac Gregor de faire surgir les corps dans un univers absolument noir, comme un utérus, se heurte autant à l'air qu'à la lumière. Souhaitons-lui de réaliser ce rêve dans la deuxième partie du diptyque avec un écran "post-cinéma" à 360°. Bien sûr les apparitions - disparitions des interprètes, surgis de nulle part apportent une certaine étrangeté et des surprises renouvelées et à certains moment nous ne savons plus vraiment où se trouve cet énorme carré noir recouvert de "Vantablack" au centre de la scène. 


Wayne McGregor - Deepstaria - Photo: Ravi Deepres


Mais quelquefois nous nous demandons dans les lumières rasantes pourquoi les pieds des danseurs disparaissent un peu dans une semi-pénombre alors qu'il font de belles pointes. Parce qu'en terme de technique, les neuf danseuses et danseurs sont au top de leur art et de leur mouvements, navigant entre post-moderne et post-romantique avec une gestuelle au couteau, cassures et brisures du corps et des jambes souvent et très facilement levées au plus haut, en grand jetés en pointe aussi. Une danse bien réglée et interprétée sans accroc, impeccable, que ce soit en solo, en duo, rarement en trio ou en mouvements d'ensemble. Tout ce beau monde composé de corps athlétiques semble jouer une partition graphique dont la musique de l'oscarisé Nicolas Becker, interagissant avec eux, fait l'environnement. Les figures, mouvements, postures, attitudes sont impeccables, allant quelquefois vers une redécouverte du mouvement en réinventant la marche des flamants roses ou de beaux décalages des bras. 


Deepstaria -  Wayne McGregor - la méduse


Les danseuses et danseurs sont magnifiques, la beauté du corps éblouit, que ce soit dans les premières tenues, sous-vêtements ou ensembles de bains noirs, maillots pour les hommes et bikini pour les femmes qui exhibent la finesse de la silhouette musclée, ou avec les maillots blanc légers qui les couvrent et les éclairent, ou, pour finir ce genre de volants - nuisettes en tulle ultra légères qui flottent merveilleusement dans l'air et qui font encore meilleure impression que le noir qui devrait nous aspirer dans l'espace, car ici il n'y a plus de pesanteur. Les lumières de Teresa Baumgarten sont inventives, quelquefois (volontairement) agressives et ce sont elles qui construisent l'espace de la représentation, entre lasers et couleurs immersives, allant même dans une illusion parfaite amener une pluie de lumière en bande, assez impressionnante. Ces échappées magistrales, spectaculaires, même sur ce plateau immense du Corum en mettent plein la vue puis cela devient fuligineux pour s'achever dans un ultime et très sensible solo final. Le public semble ravi.


La Fleur du Dimanche


Deepstaria

Distribution / Production

Company Wayne McGregor

Concept, direction, chorégraphie et design : Wayne McGregor

Crée avec et dansé par les interprètes de la compagnie Wayne McGregor : Rebecca Bassett-Graham, Naia Bautista, Salvatore De Simone, Jordan James Bridge, Chia-Yu Hsu, Hannah Joseph, Jasiah Marshall, Salomé Pressac, Mariano Zamora Gonzalez

Conçue en collaboration avec :

Set : Benjamin Males

Lumière : Theresa Baumgartner

Costume : Ilaria Martello

Bijouterie : Hannah Martin

Composition sonore : Nicolas Becker et LEXX

Généré par Bronze

Dramaturgie : Uzma Hameed

Direction des répétitions : Odette Hughes

Collaborateur lumière : Ben Kreukniet

samedi 22 juin 2024

Voice of Desert de Teshigawara: Le son profond des âmes fragiles

 La création de Saburo Teshigawara Voice of Desert est à n'en pas douter la pièce forte, la révélation de Festival Montpellier Danse cette année, en tous cas pour cette première série de spectacles qui lancent bien la dynamique du festival. Attendue et espérée suite à quelques épisodes pluvieux qui ont laissé planer un doute sur la tenue du spectacle en plein air dans le Théâtre de l'Agora - Mais il fallait bien que ce spectacle ait lieu ici, dans ce décor et avec la nature, le vent, le ciel au-dessus de nos têtes et ce décor dont Saburo Teshigawara s'empare et qu'il transforme et magnifie tout à la fois. Et le "Weather Report" est une idée dont il se réclame, tout comme le "Zoo incertain" ("Incertain Zoo"), concepts qui illustrent sa démarche de création. 


Saburo Teshigawara - Voice of Desert - Photo: Mariko Miura


Car son travail est singulier. Il affirme lui-même qu'il crée des pièces chorégraphiques - il en a créées plus de cent - parce qu'au départ, plutôt porté sur les art plastiques, mais ne voulant pas avoir se servir  - et apprendre à maîtriser la technique - de la peinture ou de la sculpture il n'a pas continué et a pris le corps comme matériau. Bien sûr le corps est son outil de prédilection, mais il maîtrise - et signe dans ce spectacle autant la chorégraphie que la mise en scène (fondamentale), la musique, la lumière et les costumes. Et le spectacle est un spectacle total qui met en oeuvre à la fois l'espace construit et éclairé, les mouvements, les déplacements et la musique - ou les silences - les lumières qui sculptent ou découpent les corps et les décors et les transforment selon les ombres et lumières et les couleurs. Et qui créent un univers particulier qui ressemble autant à des tableaux vivants que des séquences issues de films. Il avoue que pour créer c'est qu'il y a comme dix personnes dans sa tête qui lui soufflent dix idées en même temps. Alors attendez-vous a être un peu surpris, voire décontenancés en assistant au spectacle.


Saburo Teshigawara - Voice of Desert - Photo: Mariko Miura


Et alors, effectivement tous les sens sont sollicités par des stimuli, auditifs, visuels, une certaine lenteur s'installe sur le plateau. Quelquefois c'est même la lumière changeante qui donne l'illusion de déplacements des trois protagonistes, tous en noir qui occupent le plateau au départ. Saburo Teshigawara dans un costume destructuré plutôt à Jardin, avec sa gestuelle typique, suite de petits gestes précis et saccadés, vifs et incertains, petits pas et traversés en largeur. Un miracle de précision et un concentré d'intériorité. suivi de moments d'attente et d'observation. Sur la partie Cour, en peu en recul  Rihoko Sato nous offre une gestuelle tout aussi intériorisée mais plus maple et généreuse, laissant ses bras tournoyer et s'envoler tandis que ses pantalons noirs larges flottent au vent comme si elle volait dans l'espace. De par la magie da la lumière, en particulier cet effet de balayage très finement réglé de bandes noires ou éclairées qui avancent inexorablement et presque imperceptiblement et rendent l'espace du plateau mouvant semblent ainsi faire glisser les deux danseurs sur le plateau. Une autre protagoniste, Kei Myata avec qui il avait fondé sa compagnie Karas (Corbeau) en 1985 et qui est revenue le rejoindre pour cette pièce incarne une silhouette fantomatique sinon fantastique en fond de scène sur le mur de fond, ce mur de pierre de l'Agora, espace historique qui prend ici quelquefois des airs de cinéma d'Hitchcock ou de film surréaliste belge. 


Saburo Teshigawara - Voice of Desert - Photo: Mariko Miura


Elle se tient presque immobile pour n'avancer que très peu tout au long de la pièce et se retrouver avec sa présence forte et mystérieuse à terre vers le centre de la scène. Les éclairages arrivent à faire changer et magnifier ce décor, avec de judicieuses  découpes ou des couleurs primaires sombres, ou des contrejours  qui transforment l'espace et lea place des protagonistes. Les danseurs deviennent ainsi ombres ou silhouettes dans cette atmosphère onirique, un peu hors du temps, soutenue par des créations sonores mixant bruitages, grondements et pièces de musique classique au violon ou au violoncelle ou encore au piano. Dans cet univers fait de de lents déplacements, de brusques réveils avec des gestes millimétrés surgissent par deux fois deux jeunes interprètes coiffées de généreuses chevelures qui apportent énergie et désordre en contrepoint, avec même une danse des pieds à réveiller les morts qui dorment sous la scène et qu'on entendait gémir, puis s'envolent presque.


Saburo Teshigawara - Voice of Desert - Photo: Mariko Miura


La solitude des personnages plongés dans leur mémoire semble brisée, et semblant de prise de conscience de chacun des protagonistes semble se dessiner tandis que résonnent des bruits de grondements, de chute et et d'éboulement qui pourraient autant être de l'orage que des bombardements se font fortement entendre avant qu'une émouvante sonate au piano est l'occasion d'un dernier geste d'adieu. Et nous revenons doucement sur la terre, quittant à regret cet univers à la fois mystérieux et singulier, portés, emportés par des interprètes hors pairs, uniques pour une expérience exceptionnelle, impressionnante. Du très grand Art.


La Fleur du Dimanche


N.B. Les photos sont des photos de répétition, la distribution a changé entre temps.


Voice of Desert 

Distribution / Production
Compagnie Karas
Mise en scène, chorégraphie, conception lumière, costumes : Saburo Teshigawara
Collaboration artistique : Rihoko Sato
Avec Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, Kei Miyata, Rika Kato, Izumi Komoda
Coordination technique, assistant lumière : Sergio Pessanha
Production : KARAS
Durée : 55min
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2024
Production, tournées : EPIDEMIC (Richard Castelli, Mélanie Roger, Florence Berthaud)
Avec le soutien de l’Agence des affaires culturelles du Japon (Bunkacho).


Robyn Orlin et le Garage Dance Ensemble avec Ukhhoikhoi au Festival Montpellier Danse - Des fleurs par milliers

Quand nous entrons dans la salle pour voir le nouveau spectacle de Robyn Orlin How in salts desert it is possible to blossom (ou bloom c'est selon) nous avons droit à une explication de texte du contexte projetée sur le grand écran au fond de la scène: Elle parle d'O'okeip, dans le Nord-Ouest de l'Afrique du Sud, une ancienne cité minière (on y extrayait du cuivre et des pierres semi-précieuses) où elle est retournée. 


Robyn Orlin - How in Salts Desert is it possible to blossom - Festival Montpellier Danse - Photo: Laurent Philippe



Mais la petite ville a été abandonnée à sa décrépitude et les problèmes d'apartheid y sont doublement présents. Comme elle le dit, les métis, "Coloured " de là-bas ne sont (toujours) pas acceptés par les (descendants de colons) blancs et ils ne sont pas suffisamment noirs non plus. Elle avait donc envie de leur donner la parole. Et ce d'autant plus que, d'une part elle avait déjà travaillé avec le groupe de musique Ukhoikhoi, la chanteuse Anelisa Stuurman et Yogin Sullaphen (voir le billet sur "Wheels..") qui en vient. Et que d'autre part elle est très proche d'Alfred Hinkel, un des pionniers engagé de la danse contemporaine en Afrique du Sud et qui manage cette troupe, le Garage Dance Ensemble. Elle avait aussi envie de leur donner la parol Il se trouve qu'eux-mêmes n'avaient pas envie de parler de ces soucis et ces problèmes, les ancêtres, les origines, toujours irrésolus, mais ils voulaient parler d'eux et porter un regard positif et heureux, confiant en l'avenir. 


Robyn Orlin - How in Salts Desert is it possible to blossom - Festival Montpellier Danse - Photo: Laurent Philippe


Un autre élément à l'origine du projet est aussi cette sorte de miracle de la nature, qui est cité dans le titre, à savoir les plus de 2500 espèces de marguerites sauvages qui fleurissent au printemps d'août à septembre.
Et cela donne un spectacle très joyeux, très coloré, à la fois dans les tissus qu'ils et elles portent et qu'il font voler en l'air au fur et à mesure. Il y a aussi le traitement vidéo original d'Eric Perroys qui s'affiche en grand en fond avec quelques effets spéciaux du plus bel effet. Ainsi de ces cordes qui en transpositions forment une frise verticale à motif floral ou ces effets de rotoreliefs à la Duchamp qui sont autant de fleurs mouvantes. 
La pièce est  rythmée par les morceaux de musique du duo Ukhhoikhoi. La première est une chanson en zoulou qui rappelle les revendications de ce peuple pour leur terre (déjà entendue dans le précédent spectacle) et les suivantes sont chantées en Afrikaans, mais dans le parler adapté de cette région. Anelisa Stuurman a vraiment une voix magnifique et Yogin Sullaphen l'accompagne des ses multiples instruments (guitare, luth, guitare électrique, percussions, boucles, synthé,..) donnant aux danseur et danseuses et à la comédienne un tapis musical et rythmique pour leur danse et performance. Nous y retrouvons quand même quelques scènes de violences - même un viol - inscrites dans les mémoires. Et une belle piéta sublimée par la vidéo, tout comme des séquences de selfie autosatisfaisantes ou des rituels de processions. Les danseuses et les danseurs ont une très bonne maîtrise des mouvements et l'énergie diffuse vers la salle. 


Robyn Orlin - How in Salts Desert is it possible to blossom - Festival Montpellier Danse - Photo: Laurent Philippe


D'ailleurs, pour couronner le tout, le podium sur lequel jouaient les musiciens qui était en fond de scène et auquel étaient attachées les cordes, pour finir, va se faire tirer vers l'avant par les danseuses et danseurs habillés des couleurs de l'arc en ciel. Et la rencontre de la troupe et de l'orchestre avec le public se fera, dans le couronnement des saluts et l'invitation sur scène de quelques-un(e)s dans une belle idée de fraternité.
Pour Robyn Orlin, la philosophie du partage et de la collaboration, à la fois pour offrir la parole à ceux qui ne l'ont pas forcément, de la réorganiser et de la passer, de la traduire et de la transmettre n'est pas éteinte, même si elle n'est plus sur scène, ou justement parce qu'elle n'y est plus mais garde son regard vigilant et son sens de la création dans un collectif complémentaire.


La Fleur du Dimanche  




Au Festival Montpellier Danse - Montpellier le 22 et 23 juin 2024 

Un projet de Robyn Orlin avec Garage Dance Ensemble
et uKhoiKhoi
Avec 5 danseurs de la compagnie Garage Dance
Ensemble : Byron Klassen, Faroll Coetzee, Crystal
Finck, Esmé Marthinus et Georgia Julies
Musique originale et interprétée par uKhoiKhoi avec
Yogin Sullaphen et Anelisa Stuurman
Costumes : Birgit Neppl
Vidéo : Éric Perroys
Conception lumière : Vito Walter
Directeur technique : Thabo Pule
Traduction : Maurice Salem – ACI
Administration et diffusion : Damien Valette
Production de tournée et logistique : Camille Aumont
Production : City Theater & Dance Group et Damien
Valette Prod
Garage Dance Ensemble
Fondateur / Mentor : Alfred Hinkel
Directeur des créations : John Linden
Chorégraphe résident : Byron Klassen
Production : Nicolette Moses
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2024, City
Theater & Dance Group, Festival de Marseille, Chaillot,
Théâtre national de la danse, Paris, Théâtre Garonne,
Scène européenne, Toulouse.
Avec le soutien de la Direction régionale des affaires
culturelles d’Île-de-France
Avec le soutien de Dance Reflections by
Van Cleef & Arpels

mercredi 19 juin 2024

Médée poème enragé de Jean-René Lemoine au Festival de Caves: Un voyage d'Enfer

 L'enfer pourrait se nicher dans les caves ou les lieux souterrains. Est-ce pour cela que le Festival de Caves qui fête cette année sa majorité (18ème édition) nous offre à Strasbourg, dans une cave fidèle où nous revenons pour la troisième fois (voir les édition 2023, 2022 - 2021 s'étant déroulé, pandémie oblige en plein air devant un garage), l'histoire de Médée, contée dans Médée Poème Enragé de Jean-René Lemoine. 


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker

Nous avons aussi le plaisir d'y retrouver Simon Vincent, magnifique comédien qui interprète ici avec toute la finesse, mais aussi toute la violence habitée, le destin de cette Médée, cette femme dont la vie est violence: violence contre elle, violence qui rejaillit sur ses proches, "son père, son frère, sa maman", mais aussi sur ses enfants et toutes celles et tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


Curieuse destinée que celle de cette femme au parcours emblématique, débordant d'énergie, d'amour, de passion, de fureur, de sexe et de vengeance. Le texte est poétique mais aussi très concret, explorant autant les plis de son âme que les tréfonds de son corps. Il décrit autant les variations de ses états d'âmes, ses humeurs, ses doutes ou ses stratagèmes et ses manigances, que les scènes d'amour. Là, sont traitées ses relations passionnées et physiques avec Jason dont elle est follement amoureuse - au début - et aussi les outrages et humiliations que ce dernier lui fait subir une fois que, pour lui, le vent a tourné. 


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


Le portait qui est ici brossé pourrait être fondamentalement celui d'une femme forte et volontaire qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. On pourrait presque la considérer comme une féministe avant l'heure. En tout cas, si l'on s'en tient à ses actes et ses réalisations, c'est une femme qui sait ce qu'elle veut et qui arrive à ses fins. Au point qu'on peut la prendre pour une femme sans coeur - un exemple étant l'épisode où, pour semer le bateau de son père qui la poursuit elle et Jason rentrant à Iolcos avec la Toison d'Or qu'ils lui ont dérobée, elle démembre son frère Apsyrtos à la hache et sème ses membres - "un bras, un pied, une épaule" - dans la mer.


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


Mais les choses ne sont pas aussi simples et en fait, nous assistons dans la pièce à une espèce de remembrement, d'essai de remise en ordre de tous ces souvenirs avec des allers et  retours, des "accélérer" et des "rembobiner", par un personnage qui est au moins double - très finement et astucieusement concrétisé par un artifice sonore. 


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


La discrète mise en scène d'Hélène Schwaller qui utilise au mieux le décor existant en délimitant trois ou quatre espaces dédiés: un escalier qui ne mène nulle part, un recoin de mur, un tabouret en proximité du public pour une plus grande intimité et un espace scénique comme un "théâtre mental" arrive à inscrire ce récit dans un espace imaginaire que nous arrivons très facilement à nous imaginer (les palais, les tours qui s'effondrent, la piscine, les bateaux, les lits, la plage finale,..) de même que les épisodes qui s'y déroulent. Le superbe texte de Jean-Réné Lemoine - à la fois imagé et très précis - y aidant grandement. 


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


Et bien sûr, le jeu à la fois sobre, précis et en retenue mais toutefois totalement habité et expressif de Simon Vincent qui nous emporte avec lui dans les méandres de sa pensée dans ce récit fleuve entre mer et palais. Ce récit plein d'hybris, de démesure, de violence, de passion et de sexe, contient en vérité plus d'une vie. Un sujet complexe qui ne nous laisse pas indifférents. Et c'est ça aussi la magie du théâtre, même dans un bout de cave, peut-être aussi grâce à ce petit bout de cave. 


Médée poème enragé - Jean-René Lemoine - Festival de Caves - Photo: Robert Becker


Et si nous n'avons pas fait un voyage en enfer, nous en avons vu la couleur. Grâce à cette "petite équipe" qu'il faut saluer: en plus de l'auteur Jean-Réné Lemoine, de la metteuse en scène Hélène Schwaller et du comédien Simon Vincent, il y avait aussi pour les costumes Louise Yribarren et à la régie son et lumière Paul Benrahho, et bien sûr pour l'organisation du Festival, toute l'équipe du Festival et les artistes invités.

Alors on dit à l'année prochaine ! Pour de nouvelles caves d'enfer !


La Fleur du Dimanche

mardi 11 juin 2024

Norma de Bellini à l'ONR : De superbes voix dans une pièce montée qui tournoie

 Monter la Norma peut s'avérer un vrai challenge quand on pense à l'histoire de cet opéra. Bien sûr ce n'est pas Carmen, ni la Traviata de Verdi, mais dans le domaine des airs le plus célèbres, outre l'air de La Reine de la Nuit de la Flûte enchantée de Mozart, Casta Diva chanté par la Callas est un mythe et une référence universelle en terme de succès. L'opéra Norma  est présenté à Strasbourg mis en scène par Eve-Marie Signeyrole dans une très belle distribution.


Norma - Bellini - Marie-Eve Signeyrole - Photo: Clara Beck


Son choix de commencer son opéra par le concert catastrophique de la Callas à la Scala de Milan le 2 janvier 1958, quand elle interrompt l'opéra, aphone, après le premier acte, alors que le Président de la République d'Italie est venu pour l'écouter - ce qui lui vaudra les ires d'une grosse partie du public - est à tout le moins déconcertant. Ca l'est d'ailleurs doublement. D'une part dans la mise en parallèle ouvertement exhibée de cette voix que beaucoup ont mythifiée, face à la mezzo-soprano Karine Deshayes qui assume le rôle de Norma - La Callas étant interprétée par Maria Buhler dans un rôle muet et essentiellement spectatrice rétrospective de son destin. Et d'autre part dans la narration de l'histoire de la Callas, illustrée de ses écrits et de documents d'époque, en particulier ses amours mouvementées avec Aristote Onassis qui l'abandonne pour Jackie Kennedy, projetés sur un grand écran et qui ponctue le déroulé de l'opéra. Ce qui ne simplifie pas la découverte de l'oeuvre représentée. 


Norma - Bellini - Marie-Eve Signeyrole - Photo: Clara Beck


Heureusement l'orchestre symphonique de Mulhouse, dirigé avec brio et clarté par Andrea Sanguineti nous interprète la musique de Vincenzo Bellini avec chaleur et enthousiasme. Et les interprètes sont impeccables chacune et chacun dans son rôle. Karine Deshayes, magnifique mezzo-soprano à la voix chaude et ample maîtrise parfaitement les montées en gamme et les variations et son interprétation de l'air attendu, sans référence à la Diva, enchante à sa manière dans un merveilleux va et viens avec les choeurs. Onay Köse, le père de Norma, qui ici a la fonction de directeur d'un opéra, a également une magnifique et puissante voix de basse. La "concurrente" de Norma, Adalgisa, interprétée par la soprano Benedetta Torre a une voix très claire et qui passe très bien dans les aigus. Elle est lumineuse et cristalline, émouvante. Les quelques duos - ou trios - dont le livret les gratifie sont superbes. Elles sont à l'unisson, se répondant et se complétant à merveille. De beaux échange  complices et des moments de pur bonheur. Norman Reinhardt en Pollione, chef de l'armée d'occupation et amant volage, de sa voix de ténor colorée est tout à fait crédible dans son rôle de chef des armées et d'amant instable. Il faut saluer les Choeurs de l'Opéra National du Rhin qui assurent à la fois une part importante de la partition mais qui en même temps sont de vrais comédiens, dans cette narration très cinématographique passant de plateau en plateau et dans de nombreuses séquence soit de foule, soit guerrières, soit de réception ou de public d'un concert muet concurrent que l'on voit - idée originale mais dont on s'interroge sur l'objectif dramatique - en arrière de la scène.


Norma - Bellini - Marie-Eve Signeyrole - Photo: Clara Beck


Ce qui est plus problématique, c'est le millefeuille de références auquel fait appel en les entassant couche par couche dans le récit, Eve-Marie Signeyrole. Non contente de transposer l'épisode gallo-romain dans un monde uchronique, elle mélange les conflits et les événements en références à travers les ans, du bombardement de l'opéra de Strasbourg en 1870 ou celui de Kiev en 2022, les autodafés de livres de 1933 et Fahrenheit 451, ou des massacres de masse, les collisions temporelles nous font un peu tourner la tête. De même que les mouvements de la scène circulaire, découpée en - au moins - quatre espaces différents qui se multiplient de par les mouvements opposés du centre de scène et du bord - sans compter les cercles interne qui font tourner certaines tables individuelle, nous emmènent dans un ballet de toupies et de manège enchanté qui n'est pas fait pour trouver l'élu de son coeur, ni pour se laisser tranquillement bercer par les histoires ainsi contées. Et que certains personnages - immobiles deviennent les spectateurs muets et invisibles (au moins pour les protagonistes) de ce qui se trame sur la scène par la grâce de miroirs sans tain - encore que cela peut échapper à certains spectateurs placés du côté gauche du fait de la position de ces personnes.


Norma - Bellini - Marie-Eve Signeyrole - Photo: Clara Beck


Le double, l'ombre portée est effectivement aussi une figure de style apprécié de la metteuse en scène, pas forcément dans le sens de lecture du récit. Les rebondissements de l'action, les relations entre les trois personnages principaux et les coups de théâtre qui figurent dans le livret apportant d'ailleurs pas mal de tension dans le déroulement du récit. Nous apprécions particulièrement la tension qui monte dans l'épisode final avec la surprise sans cesse repoussée de la décision de Norma qui amène un climax dramatique insoutenable. 


Norma - Bellini - Marie-Eve Signeyrole - Photo: Clara Beck


Finalement, c'est bien Norma et l'opéra qui gagne et le public salue longuement et chaleureusement les superbes prestations des interprètes, choeurs et solistes et orchestre, sans oublier les techniciens, nombreux (presqu'une trentaine sans qui tout cela n'aurait pas pu être montré) que l'on découvre saluant en introduction. Et également l'équipe de création, lumière, costumes, vidéo, dramaturgie.


La Fleur du Dimanche