Avec François Gremaud, Le Maillon présente la cinquième édition de son format Paysage. C'est drôle d'ailleurs que le terme "format paysage" en graphisme - mise en page s'oppose à celui de portrait - l'un signifiant un format vertical et la paysage, comme on le comprend, une vue horizontale en largeur. Soit! Disons donc que pour ce "Paysage" consacré à François Gremaud, il pourrait s'agir d'un portrait de lui en largeur à travers un panorama de quelques-unes de ses oeuvres pour un "tour d'horizon" qui nous permettrait de faire son "portrait". L'auteur ne nous est pas inconnu si nous suivons la programmation du Maillon. De sa "trilogie" nous avions déjà vu la Carmen. (le point est dans le titre, ce n'est pas la fin de la phrase) et la Giselle... (les point de suspension sont aussi dans le titre) respectivement en 2024 et 2022. Il nous manquait l'origine, la (pièce) Phèdre! (le point d'exclamations est de l'auteur François Gremaud) qui est donc présentée dans ce Paysage (et dont nous parlerons plus bas) dans le cadre d'une soirée "large" ce samedi, où nous avons aussi le plaisir de découvrir la pièce Aller sans savoir où, une commande de la Manufacture - Haute Ecole des Arts de la Scène à Lausanne, une pièce - un chalenge - écrite entre la fin 2020 et mars 2021, alors qu'il montait Giselle...
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| François Gremaud - Phèdre ! - Aller sans savoir où - Photo: Marie Clauzade |
Aller sans savoir où
Aller sans savoir où est conçu comme une conférence performée pour laquelle l'auteur va, ainsi, méthodiquement avancer dans l'écriture - et la réflexion - sur ce processus d'écriture autoréflexive et d'autoanalyse en construisant idée après idée, structure après structure, réflexion après réflexion, inspiration après inspiration, surprise après surprise, joie après joies ( ou déception) pour, au final arriver à un texte dont il va "déplier" la "liste exhaustive" des phrases successives (qu'au départ il compte et numérote - et plus tard de temps en temps, pour faire un bilan) et - comme c'est "performé" - mettre en scène, jouer, comme une pièce de théâtre. Une sorte de conférence gesticulée - il va nous expliquer un moment pourquoi ses paroles sont soulignées par des gestes - d'ailleurs cette gestuelle et cette "mise en espace" est très importante et je vous conseille d'être très attentifs à ces gestes quelquefois minimalistes comme par exemple le mot "mot", "petit bloc poétique" qui devient un geste dans l'espace, figé à l'endroit où il a été exprimé - de même, les espaces qu'il délimite qui représentent soit des lieux (une cuisine, son bureau avec l'ordinateur sur lequel il tape son texte - à deux doigts), soit des endroits où il range les concepts (qui peuvent devenir très concrets comme "le coin des idées moisies") - ou des personnages qui débarquent dans le récit (ses héros: Carmen et Phèdre, ses références: Borgès, Deleuze, Proust, Pina Bausch, Mnouchkine ou ses ami(e)s, ou le futur (à Cour) - où il jette les choses inutiles (mais qui vont lui "tomber dessus dans le futur"!).
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| François Gremaud - Aller sans savoir où - Photo: Marie Clauzade |
L'espace de la scène qu'il occupe ainsi de manière très structurée est aussi une construction "temporelle" puisque l'espace part du degré zéro (de l'écriture), à Jardin pour avancer progressivement (avec l'accumulation des phrases, des idées, des concepts, etc.) vers Cour (dont j'ai déjà prédit l'inoxerable retour de ce qui a été jeté) vers où il va ! - Remarque: Il sait très bien où il va sur scène (enfin, c'est pour la mise en scène qu'il s'est décidé - peut-être avant - pour cette direction), mais bien sûr, il ne sait pas comment, et avec quels mots (les mots étant aussi des idées, des réflexions, ses explications, mais pas que; cela peuvent être des suspensions tout comme ce peuvent être des prétextes ou des citations et pourquoi pas, et il ne se gène pas, des moment d'humour ou des jeux de mots) et quelle structure. En tout cas, ces mots, notés les uns après les autres qui doivent constituer le texte de cette conférence sans fin qui est quand même annoncée (dès le départ) durer deux heures (parce que François Gremaud est précis et sait compter - et conter) vont baliser la route et montrer le cheminement de la pensée de l'auteur François Gremaud. Et nous présenter certains aspects de sa philosophie, de son sens de la vie - comme par exemple son désir d'émerveillement qu'il essaie de partager avec le public - avec l'envie de "changer les gens", se référant à Brecht, Deleuze et nous invitant à - comme dit Bernard Stiegler "Penser, c’est toujours commencer par ne pas savoir." - partir "au risque de se perdre" et nous émerveiller, comme "l'idiot", à la quête d'idées "singulières", que nous recevons "sans jugement" pour construire, comme lui, avec une pluralité d'idées, un objet "insolite" qui, in fine devient un spectacle, une parenthèse qui s'ouvre dans nos vies, qui apporte fraîcheur, humour et plaisir, joie, bonheur d'être ensemble et de penser et de rire ensemble - et même comme il a osé nos le faire faire, d'être créatif - un tout petit peu, poète d'une seconde. Et c'est tout le charme, l'intelligence (à la fois le fait d'être ensemble et en connivence) et l'art (multiple) de François Gremaud de nous avoir emmenés dans son parcours, sans nous avoir perdus en chemin. Et nous ne regrettons pas du tout ce voyage qui grâce à l'expressivité du comédien au demeurant aussi philosophe, pédagogue et à certains aspects comique nous invite à ouvrir notre esprit et à tenter des expériences pas si désagréables.
Phèdre !
Je l’avais dit il y a quelques mois, à propos de la présentation de la tragédie de Jean Racine, Phèdre à La Filature de Mulhouse : "Qui n'a pas une fois dans sa vie étudié ou vu Phèdre de Jean Racine, une des pièces les plus emblématiques de théâtre français. ?". Cette pièce immense, un des chef-d’oeuvres de Racine sinon du théâtre français a aussi intéressé François Gremaud. Mais cela aussi, je vous l’ai dit, puisque c’est la première pièce de sa trilogie (avant Giselle… et Carmen.). Et qu’en ponctuation il a mis un point d’exclamation "!" pour marquer son admiration. La pièce de Gremaud, avec sa forme d’interjection souligne à la le ravissement de l’auteur pour cette histoire et son émerveillement pour le style unique de Racine, son usage de l’alexandrin et du vocabulaire, de la narration pour la présenter. D’ailleurs, pour exprimer cela, François Gremaud use d’un autre artifice de narration en mettant en scène un comédien qui va à la fois présenter la pièce de Racine, l’expliquer et la mettre dans son contexte, éclaircir justement les formes et figures de style et de narration et, également raconter cette histoire, en la résumant mais aussi en la jouant. En quelque sorte en jouant en pratique une explication de texte et une analyse théâtrale – montrant ce qu’est la narration et ce qu’est l’imitation (diegesis et mimesis, les fondements du théâtre antique selon Platon).
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| François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen |
Et pour rajouter un peu de sel, le personnage qui présente tout cela s’appelle Romain Daroles, comme le comédien (l’Acteur: Romain, façon d’orateur). Pour rester sur le plan de l’analyse littéraire, il est également dit que la tragédie de Racine doit agir d’une certaine manière comme une "catharsis" sur les spectateurs une sorte de purification en relation avec l’histoire d’amour et de meurtres – car dans une tragédie il y a des morts – que l’on voit représentés et dont on s’en sort par l’émotion transférée au cours de la pièce. Ce n’est pas aussi simple avec Phèdre ! puisque cette dernière (pièce) est qualifiée de "comédie" parce qu’elle balance continuellement entre l’histoire "originelle" de Racine (il est bien dit : "d’après Racine") et le regard ou l’interprétation et les explications que continuellement – et sur un rythme sans faille - l’on pose sur elle.
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| François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen |
Cela va même plus loin, et c’est aussi tout le talent du comédien (à plusieurs niveaux) qui instantanément et sans transition peut passer de l’interprétation du texte d’un personnage (et Romain Daroles est plus qu’un "homme-orchestre" parce qu’il joue tous les rôles – il y en a 9 ! non seulement "dans le texte" - de Racine – mais aussi dans son texte (celui que François Gremaud a spécifiquement écrit pour lui) et qui se caractérisent par un regard à la fois humoristique et "typé", différent pour chaque personnage (par exemple à la manière de Jean Vilar pour Théramène – avec sa barbe (le livret), Oenone en "tante méridionale", Thésée en "gros bras", …) un vrai feu d’artifice et de multiples occasions de rire.
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| François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen |
Effectivement la pièce est drôle, comique mais en même temps instructive. On y apprend au début toute la généalogie de la famille de ces rois – et leurs amours curieuses – et extraordinaires, présenté comme un feuilleton Tik-Tok avant l’heure, mais ne prend pas de libertés avec l’authenticité. Et après ce quart de tour d’introduction, nous plongeons dans le vif de l’action, essayant de comprendre les motivations et les inclinations – et les inimités - des différents personnages les uns envers les autres, les stratégies de séduction et de haine, les manigances et les retournements, traités à la manière d’un feuilleton en cinq épisodes (pardon 5 actes) que le texte (résumés et plongeons dans le bain de la pièce authentique) de François Gremaud et magnifiquement interprété par le virtuose Romain Daroles (qui se permet autant de rajouter de didascalies et des analyses littéraires) nous servent sur la plateau non pas comme un mets spartiate mais comme une comédie burlesque et roborative
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| François Gremaud - Phèdre ! - Romain Daroles - Photo: Loan Nguyen |
Et l’on rêve d’être leurs élèves en classe de littérature pour en bénéficier semaine après semaine (on prend l’abonnement et on retourne au lycée ! – en Suisse on dit "collège"). Saluons encore la facilité avec laquelle, sans que l’on s’en rendre compte tellement cela devient évident et naturel, Romain Daroles passe dans TOUS les registres de la parole, une formidable prouesse d’acteur. Et aussi le très bon choix de François Gremaud d’avoir élu ce comédien et d’avoir su trouver les mots qu’il faut, au moment où il les dit, pour nous emmener dans cette heure quarante où les mots et les phrases coulent sans que l’on se rende compte que ce sont des mots « écrits » jusqu’au moment où l’on se fait offrir le texte "gravé dans le marbre" et où l’on est abasourdi et émerveillé d’y avoir cru.
La Fleur du Dimanche