Comment la réalité peut-elle faire spectacle? Comment peut-elle nous toucher voire nous révolter? Nous émouvoir? Changer le monde? Ce pourrait être le questionnement sous-jacent aux deux spectacles du Festival Musica présentés avec et accueillis au Maillon, The Source de Ted Hearne et All Rihgt. Good Night de Helgard Haug, se basant tous les deux sur des faits d'actualité mais dont le résultat diffère sensiblement.
Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Paula Court |
Ted Hearne que nous avions vu lors du précédent Festival avec Place également au Maillon revient ici dans cette pièce The Source mise en scène par Daniel Fish sur le personnage de Chelsea Manning (Braldley Manning, personne transgenre qui a fait sa transition en prison) à l'origine de la fuite de documents secrets de l'armée américaine vers Wikileaks fondé par Julien Assange. Le dispositif du spectacle est totalement immersif, les spectateurs se retrouvent face à face, de biais par rapport à quatre très grands écrans dont l'un est devant la scène où joue l'orchestre avec Nathan Koci à la direction et aux clavier, María Muñoz Lopez au violon, Marion Abeilhou à l'alto, Antoine Martynciow au violoncelle, Taylor Levine à la guitare, Greg Chudzik à la basse électrique, Ron Wiltrout à la batterie et Rohan Chander à l'électronique.
Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Paula Court |
L'orchestre accompagne à merveille dans cet oratorio moderne les voix souvent autotunées d'Eliza Bagg (dont on a pu apprécier la qualité vocale lors de son concert solo sous le nom de Lisel Patterns...), Mikaela Bennett, Isaiah Robinson et Jonathan Woody. Les deux chanteuses et les deux chanteurs sont assis dans la salle au milieu du public, on ne les voit presque pas (au début on ne les éclaire pas). Leurs voix sont magnifiques, en particulier les voix masculines à large tessiture et l'un à la voix labile. La musique varie de la pop au soul, au groove et au contemporain, avec quelques emprunts à la variété. Elle nous emporte quelquefois dans une débauche de grande puissance et aussi pour des moments beaucoup plus calmes ou introspectifs avec entre autre un très bel air joué au violon.
Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Robert Becker |
Les musiciens sont tous impeccables et l'équilibre orchestre et voix nous accompagne sur ce chemin tortueux de révélations d'exactions presqu'innommables qui sont chantées et dont quelques-unes sont affichées à l'écran. Nous suivons ce récit, essentiellement des rapports sur des morts (de militaires ou de civils), des questionnements de la personne qui commente des images que l'on ne voit pas (par exemple de tirs sur une jeep juste parce que le soleil se reflétait sur le pare-brise, des essais d'identifications de signes suspects dans l'image - des signaux de fumées, un cerf-volant, des pigeons lâchés), mais surtout des listes de morts ou de cadavres découverts - et quelquefois des extraits de la vie de Chelsea Manning qui dit avoir su lire à trois ans, qui a joué à Sim City dès la sortie du jeu vidéo (en remplissant le monde de zéros) et qui dit qu'elle a l'allure d'un homme mais que ce "n'est pas moi", qu'elle est "un fantôme".
Musica - Maillon - The Source - Ted Hearne - Photo: Robert Becker |
Les textes sont en surimpression sur les écrans sur lesquels sont projetés en gros plans des visages d'hommes et de femmes - on imagine des Américaines et des Américains lambda - qui semblent nous regarder. Ils ont quelquefois l'air triste, en tout cas soucieux ou attentifs. Et on se sent observé par eux qui nous dominent du haut de l'écran. De temps en temps l'image change, un visage passe d'un écran à l'autre et vers la fin il y a deux visages par écran. On se demande ce qu'ils regardent, on identifie un reflet sur des lunettes et on se dit qu'ils regardent ce qui est décrit et l'on se prend d'empathie pour eux. L'empathie se transforme en choc quand, après un nouveau défilé rapide de ces quelques quatre-vingt visages, ces individus laissent la place à l'innommable, peut-être à ce qu'ils ont vu. C'est la vidéo appelée "Collateral Murder" et qui nous montre l'attaque de deux hélicoptères de l'armée américaine à l'est de Bagdad le 12 juillet 2007 et qui a tué des civils, en particulier deux journalistes, correspondants de Reuters. Le spectacle nous met en situation de témoin, après nous avoir mis un écran entre nous et la réalité décrite, réalité cachée mais révélée par des lanceurs d'alerte qui ont été emprisonnés. Et ainsi, devenons nous-même responsables et juges de ces actions. Une position inconfortable que le spectacle nous assigne en toute conscience et force.
Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma |
Avec le mystérieux titre annonce All right. Good night de Helgar Haug, membre de Rimini Protokol, on s'attend également à être placé en position instable de spectateur qui se pose des questions sur sa place, le point de vue sur le monde, un regard critique. Le double sujet de la pièce, qui touche chacun de nous, creuse en nous une attente. D'une part la disparition d'un avion dont le mystère s'épaissit de jour en jour, a en son temps titillé la curiosité de la plupart de nos concitoyens. Un avion en lui-même et ce qui peut lui arriver fait toujours l'objet d'une couverture presse très large, non que la mort ou la disparitions d'êtres humains ne soit pas l'objet de compassion, et que l'on pense bien sûr aux familles dans le deuil (en Alsace, qui ne connait de près des personnes touchées), mais un accident de voiture est certes moins spectaculaire et la disparition de personnes ou encore les naufrages en Méditerranée ou dans la Manche ou l'attaque par des rebelles d'un pétrolier en Mer Rouge qui pourrait provoquer une terrible catastrophe écologique font moins parler d'eux.Le sujet devrait être intéressant encore faut-il savoir ce qu'on en fait. De même le parallèle avec la dégénérescence due, entre autre à l'âge du père de l'autrice et l'évolution de cette démence sénile nous touche aussi au plus près. C'est LE sujet de l'époque et il est appelé à se développer. Chacun peut craindre d'en subir les dégâts un jour. Si l'on ne l'a pas encore vécu, cela peut bien sûr être intéressant d'en connaître davantage.
Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma |
Le texte est très intéressant, bien écrit, Au début on accroche. Le parallèle entre l'histoire de cet avion dont on cherche des traces par tous les moyens, sur les écrans radar, dans les images de vidéo surveillance, dans la mer et sur les plages où échouent des débris et ce père dont la mémoire, les souvenirs, la sociabilité disparait au fur et à mesure de ce récit qui se déroule sur 8 ans semble une bonne idée. Mais huit ans, c'est long et en faire deux heures de spectacle sur cette trame est un exercice périlleux. Le spectacle, avec ces hypothèses qui chacune se révèle, à priori fausse et n'aboutit qu'à rendre ridicule ceux, parents des survivants, qui continuent inlassablement à demander "avez-vous du nouveau?", quand tout se vide, même le sujet, n'est pas forcément une bonne idée, en tout cas, le risque de lasser le spectateur est grand. Cela a donné un livre, primé, où l'on peut retrouver rassemblé ce qu'on sait, de l'avion et du parcours d'un père malade dont le premier signe est d'envoyer quatre lettres d'anniversaire à son neveu. Cela a donné un podcast également primé et curieusement la pièce elle-même a été élue "Meilleure production 2022" par la critique de Theater Heute. Qu'est-ce qui fait alors que l'on ne rentre pas dans cette pièce, que l'on ne passe pas l'écran sur lequel le texte défile devant nous comme sur un prompteur, même si on y mêle quelques effets spéciaux et graphismes originaux. Un performeur (Johannes Benecke) et une performeuse (Mia Rainprechter qui dit aussi une partie du texte en plus des autres voix off)) animent la scène et transportent des accessoires. Comment se fait-il que la musique, au demeurant de bonne qualité et jouée par l'ensemble Zafraan avec énergie (Evi Filippou à la batterie et au vibraphone, Mathias Badczong à la clarinette, Josa Gerhard au violon, Marin Possega au saxophone et Jacob Krupp à la contrebasse) sur une composition de Barbara Morgenstern qui varie du classique au free jazz avec un plaisir partagé ne semble être là que pour servir d'interlude et les musiciens de figurants désoeuvrés - ou de techniciens de plateau fatigués - même si certaines scènes sont originales, par exemple l'arrivée du sable de la plage.
Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Merlin Nadj-Torma |
Mais tout cela ne semble que servir à nous rendre conscient de notre impuissance à maîtriser le temps qui file - huit ans résumés en deux heures quinze, ce n'est presque plus un résumé, surtout avec la distillation - voire la sublimation des informations événements et souvenirs. Certains spectateurs ont peut-être découvert ce que peut l'information - ou les fake news - sur la vie de nos contemporains et ce que nous réserve possiblement notre avenir en terme de santé mentale 'le tableau", résumé en quelques moments clés est bien décrit, mais nous aurions aimé ne pas rester spectateurs impuissants et prisonniers d'un dispositif un peu trop contraint.
Bonne idée nuit!
Musica - Maillon - All Right Good Night - Helgard Haug - Photo: Robert Becker |
La Fleur du Dimanche
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire