mercredi 8 janvier 2025

Au TNS: Dom Juan: le dominateur commun, ou L'ai-je bien déboulonné ?

 La première question que l'on se pose quand on voit, au TNS, le plateau de la pièce Dom Juan mise en scène et scénographiée, en collaboration avec Léa Jézéquel, par David Bobée, c'est: que sont ces statues sur scène. En particulier celle, énorme - plus grande que la statue d'origine - du dieu Illissos qui était au fronton du Panthéon et qui est actuellement au British Museum (objet d'ailleurs revendiquée par la Grèce). C'est le dieu représentant une rivière (qui s'est  tarie aujourd'hui) et qui n'a plus ni tête, ni bras, ni jambes, ni sexe - il lui reste cependant des attributs masculins - et qui sera très sollicitée au niveau de la mise en scène pour se reposer, s'adosser, s'élever, se mettre en déséquilibre ou même en danger... 


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


Tout au début, il va même se "liquéfier" par  la magie du mapping. Il y a bien sûr la statue du commandeur comme tout le monde le sait, mais qui n'est pas présente au début, certaines arrivant au fur et à mesure dans une accumulation progressive au point de mettre volontairement en danger les interprètes (la danseuse, agile rencontrant cependant un débris sur son chemin). Il y a aussi Achille et également une copie d'une figure historique d'un conquistador déboulonné en Colombie en 2020, symbole de la violence des envahisseurs. Il y a donc cette question du "déboulonnage" des statues qui est soulevée par David Bobée, c'est-à-dire notre rapport à l'histoire et sa réécriture. Lui-même étant plutôt partisan d'une interrogation et non d'une occultation. Et c'est ce qu'il fait aussi avec cette pièce de Molière, emblématique et dont je vous disais il y a 8 ans lors de la présentation de la mise en scène de Jean-François Sivadier au TNS: "On ne vous présente plus Dom Juan, vous le connaissez, vous l’avez sûrement vu ou rencontré une ou plusieurs fois...".


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


David Bobée qui s'intéresse aux "statues" du théâtre - il a mis en scène Shakespeare (Hamlet et Roméo et Juliette), Victor Hugo (Lucrèce Borgia) ou Ovide - a trouvé intéressant de relire (dans tous les sens du terme), le Don Juan de Molière, qu'il tenait comme le symbole de "l'esprit français", ce qui permet au TNS d'annoncer "Vous pensiez que plus aucun « classique » ne serait jamais présenté au TnS avant 2057 ? Vous voulez relire Molière post #MeToo ? Rendez-vous ce soir pour découvrir Dom Juan par David Bobée !"


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


Effectivement cette mise en scène est on ne peut plus moderne, nous sommes accueillis par un concert de guitare pour nous mettre dans le bain et les choix de mise en scène cochent les cases sur tous les tableaux avec efficacité. L'engagement social est total, pas forcé mais en toute fluidité. La question de l'autre, de l'étranger, que de son temps Molière rendait ridicules à travers les paysans, ici pointe notre étroitesse d'esprit en nous mettant face à des acteurs chinois remarquables qui parlent leur langue (traduite en surtitre), le mandarin, nous invitant à une ouverture culturelle que nous oublions généralement. 


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


L'humour est présent mais pas forcément au détriment de celui que l'on attend. De même pour les scènes de séduction, la violence et le "consentement" (mot qui vient d'émerger dans notre vocabulaire récemment) sont déconstruits dans des situations dans lesquelles nous avons l'habitude, soit de prendre distance sans en prendre conscience, soit de les accepter comme normales, ce qui ici nous semblera une vraie agression. Et dont on découvre, par un jeu subtil, toute la violence de ces rapports. Radouan Leflahi qui joue Dom Juan incarne presqu'instinctivement les multiples facettes de ce personnage, autant stratège superbe, nihiliste absolu et ego surdimensionné. Il porte de bout en bout cette tension, entre violence, sexualité exacerbée, domination et séduction perverse.


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau

Cette mise en scène d'aujourd'hui est pourtant basée sur le texte de Molière (bien sûr pas en Mandarin à l'époque) mais on y trouve une richesse de situations et de traitements de scènes (comme chez Shakespeare) que la mise en scène arrive à rendre lisible à leurs différents niveaux, comme par exemple la critique - très drôle - de Molière des médecins de l'époque - qui n'ont pas besoin de formation et qui utilisent les émétiques comme remède (mortel!) ou la visite de Monsieur Dimanche (impeccable Grégori Miège) où l'on balance entre la critique de l'usurier, l'abomination de Dom Juan et la grossophobie sournoise, tout comme dans la scène du "pauvre". Bien sûr, quelques chutes et bruits de casseroles sont un peu superflues mais nous sommes au théâtre et la musique qui nous berce de temps en temps a aussi besoin de contrepoints. 


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


Tout comme les magnifiques danses souples, labiles et ondoyantes de Xiao Liu dans ses apparitions spectrales qui enchantent le plateau. Les inversions de rôles, (d'ailleurs en alternance selon les représentations) comme Catherine Dewitt en p.m.ère magistrale ou Séverine Ragaigne en Dom Carlos nous invitent à décentrer notre regard, tandis que ce soir, Nine d'Urso (im)pose en Done Elvire. Mais c'est surtout Shade Hardy Garvey Moungondo en Sganarelle qui nous enchante particulièrement par sa simplicité, son agilité et son humour (même corporel) et l'on ne peut que regretter avec lui quand, pour clore la pièce il dit "Il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !".


Dom Juan - David Bobée - Photo: Arnaud Bertereau


A propos d'inversion, notez bien que le texte introductif, qui parle du théâtre et de sa "dangerosité", à savoir si le théâtre en lui-même est un remède ou un poison pour l'âme, était à l'origine un texte sur le tabac! 

Avec Dom Juan et David Bobée, on peut dire que c'est à la fois un emollient et un excitant. Et on en redemande.


La Fleur du Dimanche


A Strasbourg au TNS du 8 au 16 janvier 2025



[Texte]
Molière
[Adaptation et mise en scène]
David Bobée
[Avec]
Nadège Cathelineau, Catherine Dewitt, Radouan Leflahi, XiaoYi Liu, Jin Xuan Mao, Grégori Miège, Shade Hardy Garvey Moungondo, Séverine Ragaigne et Nine d’Urso (en alternance), Orlande Zola
[Scénographie] David Bobée, Léa Jézéquel
[Costumes] Alexandra Charles
[Lumière] Stéphane Babi Aubert
[Musique] Jean -Noël Françoise
[Vidéo] Wojtek Doroszuk
[Assistanat à la mise en scène] Sophie Colleu, Grégori Miège
Production Théâtre du Nord – Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France
Coproduction Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ;Tandem - Scène nationale Arras – Douai, La Villette – Paris, Equinoxe - Scène nationale de Châteauroux, Maison de la culture d’Amiens - Pôle européen de création et de production, Le Phénix - Scène nationale de Valenciennes, La Comédie de Clermont-Ferrand - Scène nationale, Maison des arts de Créteil, Le Quai - Centre dramatique national Angers Pays de la Loire, Théâtre des Salins - Scène Nationale de Martigues, Scènes du Golfe Théâtres Arradon - Vannes
Avec le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National 
Spectacle créé le 17 janvier 2023 au Théâtre du Nord – Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France.
Les décors et les costumes sont réalisés par les ateliers du Théâtre du Nord.

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