Avant d'écouter "Ce qu'il faut dire" au TNS, ou même après l'avoir écouté et avant de le relire, ce qu'il faut savoir, ce sont deux trois choses:
Tout d'abord ce texte, et l'autrice Léonora Miano le dit dans le livret du spectacle, ce n'est pas un texte de théâtre, ce n'est d'ailleurs pas un texte, c'en sont trois. Mais ces trois, rassemblés dans ce livre sous ce titre sont des poèmes, des déclamations, des "adresses". Au départ, ce sont des textes que l'autrice a "performés" sur une scène accompagnée d'un batteur-lecteur, Francis Lassus. Et je dis bien scène et non "plateau". Et le titre vient du fait que les spectateurs de ces récitals lui demandant les textes et "qui les avaient entendus pensaient que c'était ce qui n'avait pas été dit."
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TNS -Océane Caïraty- Mélody Pini - Ysanis Padonou - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Donc, "Ce qu'il faut dire", il faut l'entendre, mieux, il faudrait l'entendre avec la voix de Léonora Miano (comme le suggère Mélodie Pini (toujours dans le livret programme): "la voix de Léonora Miano m’a beaucoup éclairée sur ses écrits. J’avais très vite cherché à l’écouter − dès la découverte de son écriture − et dans son ton, dans son état, je perçois d’emblée où elle se situe, ce qu’elle raconte me parvient encore plus fort. Elle a un timbre de voix particulier, un calme, une intelligence, une confiance, une ironie qui m’aident à saisir l’étendue de sa parole. [...] La première fois que j’ai lu Écrits pour la parole, je ne connaissais pas sa voix, sa manière de dire. J’étais plus jeune aussi, et je me souviens que le texte m’avait paru très dur. Elle est tellement directe ! Le texte m’avait non pas agressée mais troublée: je la trouvais très vindicative. À partir du moment où je l’ai entendue, j’ai senti à quel point elle avait dépassé ça, il y avait quelque chose d’apaisé, mais qui reste très clair − elle n’y va pas par quatre chemins."
Et ce que Stanislas Nordey a réussi à faire dans cette mise en scène, c'est de faire passer ces trois textes avec un apaisement et une force sans violence (la violence est dans le texte et ce qu'il peut provoquer en nous) et de nous l'amener dans les trois "états" dans lesquels sont les narrateurs de ce trois textes.
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TNS - Ce qu'il faut Dire - Ysanis Padonou - Portrait - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Pour le premier, "la question blanche" avec le dispositif de cette caméra qui montre en gros plan le visage de la jeune comédienne Ysanis Padonou dans toute sa proximité et son charme, devient un genre de confession intime. Le texte est poétique, mis en espace et parle aussi du livre des morts et de la peur de mourir. Elle s'adresse à l'auditeur, individuellement, et nous chuchote cette remise en question de l'usage des termes "noir", "blanc", "Afrique". Elle nous bouleverse, nous met en déséquilibre et nous interroge, interroge nos certitudes et les fait vaciller. Elle nous fait "bouger", individuellement, nous sommes tous concernés, chaque spectateur est "adressé", à nous de nous en sortir, pas aux autres. C'est un premier coup qui nous est asséné.
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TNS - Ce qu'il faut Dire - Mélody Pini - Portrait - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Le deuxième, "le fond des choses" est encore plus fort. Comme le titre l'indique, nous allons à la racine en interrogeant, mais pas seulement, en remettant aussi à leur place les fausses idées ou les oublis, volontaires ou non sur lesquels nous avons construit notre savoir et nos certitudes d'aujourd'hui. Il y est question de colonisation, et même avant "d'immigration non désirée". L'on se met à la place des Amérindiens voyant débarquer les migrants européens qui les spolient de leurs terres. Léonora Miano écrit "La confusion pathologique / Entre rencontre et assujettissement / Entre contact et viol / Entre échange et pillage." Le "découpage" (artificiel sur un bureau) de l'Afrique par les Européens qui veulent profiter de ses richesses (naturelles et humaines) ou la "séparation" du nord du continent "le Maghreb", du sud du Sahara, l'"Afrique" est aussi mis en perspective. Toute une séries de fondamentaux sont interrogés, dans une poème épique et dynamique, interprété dans une dynamique positive et accueillante par Mélody Pini qui arpente la scène dans un magnifique costume rouge alors que sur l'écran de fond de scène très coloré affiche en capitales les termes en question(nement): Les autres; l'Europe, Assimilation, Kamerun (au sujet de l'indépendance réprimée). Pour finir, elle quitte son micro pour se rapprocher du public et signifier "On peut en parler, si vous voulez, du sujet de l'immigration des indésirables, c'est un vrai sujet". Mais c'est vrai qu'on est au théâtre. A nous d'en parler après...
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TNS - Ce qu'il faut Dire - Océane Caïraty - Protrait - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Pour le troisième texte, une surprise, un homme (Gaël Baron) débarque sur scène pour nous conter son "rêve" - un peu le monde à l'envers, un monde idéal pour lui qui serait l'inverse de ce que nous vivons, la glorification ou au moins la reconnaissance, chez nous de cette Afrique et des Africains par le remplacements des noms des rues sur les plaques par des noms de leurs pays (par exemple Louis Delgrès remplaçant Colbert). Il va aussi parler de sa double identité, pas facile à joindre. Et ce passage par le rêve va amener le troisième récit, dit par Océane Caïraty, qui partant du rêve de Maka, de son désir, mais aussi du présent, de l'endroit où il parle, et du chemin faire. Elle va projeter une discussion, un dialogue idéal avec lui pour le convaincre de changer, de faire avancer les choses, interrogeant par là même ses semblables et leurs positions. L'impossibilité aussi quelquefois de bouger: "Comment fraterniser", si "Ici ce ne sera jamais chez nous" et "Les héros des uns sont les bourreaux des autres". Et elle va s'éloigner au propre et au figuré, vers les racines, les souches, la poésie, vers l'"ensauvagement du monde", rentrer plus en elle, essayer de trouver la sérénité, pour tout à la fin s'assoir en bord de plateau et nous confier, calme ses rêves et son chemin: "La soirée promet d'être longue, et long la route de la fraternité." Nous aurions aimé un peu de lâcher prise un peu plus tôt (même déjà au micro), mais c'était une "première" et il faut rappeler que les trois comédiennes viennent tout juste de sortir de l'école du TNS (Groupe 44). Saluons à ce propos l'engagement de Stanislas Nordey pour cette ouverture et aussi son programme 1er Acte.
L'on ne serait pas complet si nous ne notions la très belle performance de la percussionniste Lucie Delmas qui ponctue, très discrètement pour le premier texte, de manière un peu plus appuyée pour le troisième la parole des comédiennes sur une composition d'Olivier Mellano. Elle intervient aussi sur les interludes où des vidéos noir et blanc illustrent à merveille le discours de la colonisation et de la soumission dans un choix approprié (vidéo de Jérémie Bernaert). La scénographie d'Emmanuel Clolus arrive à faire vivre suffisamment cet espace imaginaire, terrain de jeu et de compétition avec ses barrières et ses écrans, tandis que les costumes de Raoul Fernandez apportent la couleur qu'éclaire justement Stéphanie Daniel qui apporte l'atmosphère propice à chaque scène.
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TNS - Ce qu'il faut Dire - Léonora Miano - Photo de répétition: Jean-Louis Fernandez |
Et même si ce n'est pas du théâtre au sens classique - mais faut-il absolument qu'il soit classique, le théâtre, c'est un beau spectacle qui, comme devrait le faire chaque pièce, nous reste au fond de la mémoire et nous porte à bouger, en tout cas qu'il faut aller voir.
La Fleur du Dimanche
Ce qu'il faut dire
Du 6 au 20 Novembre 2020
CRÉATION AU TNS
Texte Léonora Miano
Mise en scène Stanislas Nordey
Avec Gaël Baron, Océane Caïraty, Ysanis Padonou, Mélody Pini et la percussionniste Lucie Delmas
Collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau
Scénographie Emmanuel Clolus
Costumes Raoul Fernandez
Musique Olivier Mellano
Lumière Stéphanie Daniel
Vidéo Jérémie Bernaert
Stagiaire à la mise en scène Yéshé Henneguelle
Le décor est réalisé par les ateliers du Grand-T Nantes et du TNS
Les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Ce qu'il faut dire de Léonora Miano est publié et représenté par L’Arche - Éditeur & agence théâtrale.
Production Théâtre National de Strasbourg
Remerciements aux Percussions de Strasbourg
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