Le titre de la pièce Ils nous ont oubliés (la Plâtrière) adapté et mis en scène par Séverine Chavrier au TNS d’après le roman « La Plâtrière » de Thomas Bernhard pourrait bien s’appeler "Point de vues et point d’oreilles". Pour ce qui est de la vue, plusieurs éléments vont dans ce sens. Les images, déjà, sont multiples.
Ils nous ont oubliés (la Plâtrerie) - TNS - Séverine Chavrier - Photo: Alexandre Ah Kye |
Dès le début de la pièce nous nous retrouvons dans un univers dans lequel nous pouvons à peine nous repérer. Dans le noir, nous assistons comme à un dessin animé, avec de multiples plans où nous ne savons pas si nous sommes dans une forêt profonde ou dans les couloirs sombres d’une mine (la plâtrière du titre du livre de Thomas Bernhard ?). Puis tout au long de la pièce nous avons des images qui viennent se projeter sur de multiples écrans (au moins quatre) sur de nombreux niveaux superposés - vidéo de Quentin Vigier. De même, ces images, dont nous nous sommes toujours en train d’essayer de nous questionner sur l’origine et la source, nous immergent dans un monde totalement actuel qui pourrait avoir à voir avec la cinquième dimension, tellement les espaces et les protagonistes qui nous y reconnaissons nous semblent surgir d’une autre temporalité - alors que tout cela se joue devant nos yeux, même si quelquefois cela reste caché à nos regards.
Ils nous ont oubliés (la Plâtrerie) - TNS - Séverine Chavrier - Photo: Christophe Reynaud de Lage |
Donc, ce que nous voyons, nous ne le voyons pas. En essayant de recoller les morceaux de cet univers "éclaté" et morcelé, nous arrivons un peu à y trouver une continuité, au moins temporelle sinon spatiale. Mais encore pour ce qui est du temps, la pièce qui débute par une scène qui précède un long flash-back, nous en arrivons aussi à nous interroger sur la véracité (ou les éléments de conclusion supposée) des "révélations" de cette scène initiale - et fausse conclusion. Qu’en est-il de ces morts, supposés meurtres et suicide, surtout que l’on nous y décrit un couple solitaire et que tout au long de la pièce, de multiples personnages (au moins cinq ou six, en plus des quatre du début) apparaissent dans le déroulé. Ainsi, connaissant l’arme du crime, une carabine, cette arme fait l’objet d’un suspens quand elle apparaît ou est nommé dans le récit (avec le "tir aux pigeons". Autre éléments, les points de vue changeant des personnages eux-mêmes que ce soit M. Konrad qui a une capacité de versatilité extraordinaire ou sa femme dont la figure évolue tout au long de la pièce et l'on essaie de se raccrocher à des éléments factuels dans ce flots de dits et d'oppositions. Tout comme le personnage de l'aide-soignante qui elle aussi a une capacité transformiste indéniable. Cela est vrai aussi pour la comédienne Camille Voglaire dont on se surprend à douter des multiples rôles qu'elle a interprété, tant elle est le caméléon de la pièce).
Ils nous ont oubliés (la Plâtrerie) - TNS - Séverine Chavrier - Photo: Christophe Reynaud de Lage |
Pour continuer avec les comédiens, une mention spéciale pour Laurent Papot, qui porte avec énergie et brio le personnage de Konrad, entre douceur et puissance tout au long des presque quatre heures de spectacle que l'on ne voit pas passer. Marijke Pinoy de son côté est tout aussi fabuleuse, valsant entre l'infirme acariâtre, l'ancienne diva et l'artiste récitant du Kurt Schwitters dans la langue. Pour ce qui est du texte, objet de toutes les performances d'interprétation, ces multiples changements de points de vue, d'opinion ou de décision nous gardent en éveil et en suspension dans les multiples pistes essayées, abandonnées, transformées, les errements de l'esprit (de Konrad) et de son projet ressassé et hoquetant, dans une langue riche et dynamique. Un vrai plaisir pour les oreilles et le muscle qu'elles enserrent.
Ils nous ont oubliés (la Plâtrerie) - TNS - Photo: Christophe Reynaud de Lage |
Cela nous amène à l'explication sur la deuxième partie du titre proposé plus haut, point d'oreille, qui est à la fois un indice concernant le motif du crime et le sujet de la recherche des écrits de Konrad: le silence, sa quête effrénée, la page blanche sonore qui, inaccessible met ce dernier hors de lui et justifierait l'assassinat. Cependant, autant ses délires stylistiques et son inspiration débordante, autant ses litanies de mots (ses "exercices" avec sa femme, listes de synonymes, de mots-frères et ses assemblages sont un délice à l'écoute (un grand coup de chapeau à Simon d’Anselme de Puisaye et Séverine Chavrier pour la superbe qualité de son direct). La pièce, tout à fait dans l'esprit de Thomas Bernhard est une magnifique construction baroque qui nous happe, entre l'enquête policière, l'analyse de la pensée de sombres solitaires, le cerveau d'un artiste créateur à bout de rouleau, ponctuée de montées en tension, de moments de détente, de pointes d'humour et d'angoisse. Il faut saluer pour la création de cette atmosphère de la performance en direct du musicien sur un coin de la scène Florian Sache qui sait manier (et moduler) les percussions à bon escient. Egalement les éclairages de Germain Fourvel qui contribuent à rendre cette atmosphère de ténèbres entre forêt profonde et no mans' land abandonné du bout du monde. Tout cela bien sûr avec la scénographie et les décors de Louise Sari, décors qui au fur et à mesure qu'ils nous découvrent l'espace nous le rendent encore plus étrange à la manière du Terrier de Kafka. Nous en sortons assez secoués mais satisfaits.
La Fleur du Dimanche
Ils nous ont oubliés (la Plâtrière)
Mise en scène Séverine Chavrier
Avec Laurent Papot, Marijke Pinoy, Camille Voglaire
Musicien Florian Satche
Dressage et éducation des oiseaux Tristan Plot
Scénographie Louise Sari
Vidéo Quentin Vigier
Son Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Lumière Germain Fourvel
Costumes Andrea Matweber
Assistanat à la mise en scène Ferdinand Flame
Assistanat à la scénographie Amandine Riffaud
Régie générale et plateau Corto Tremorin
Régie vidéo Typhaine Steiner
Assistanat à la scénographie Amandine Riffaud
Construction du décor Julien Fleureau, Olivier Berthel
Conception de la forêt Hervé Mayon - La Licorne Verte
Accessoires Rodolphe Noret
Remerciements Rachel de Dardel, Marion Stenton, Amandine Riffaud, Marie Fortuit, Antoine Girard, Pascal Frey et Romuald Liteau Lego
Le texte est publié (traduction de Louise Service) est publié aux éditions Gallimard.
Thomas Bernhard est représenté par L’Arche, Agence théâtrale (www.arche-editeur.com).
Création le 12 mars 22 au Théâtre National de Catalogne (Barcelone, Espagne)
Avec le soutien du Jeune théâtre national
Production CDN Orléans/Centre-Val de Loire
Coproduction Théâtre de Liège - Tax Shelter, Belgique, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre de la Cité - CDN Toulouse Occitanie, Tandem Scène Nationale Arras-Douai, Teatro Nacional de Catalunya, Barcelone, Espagne
Avec l’aide exceptionnelle de la Région Centre - Val De Loire
Partenaires Odéon-Théâtre de l’Europe, ENSATT - École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théatre - Lyon Ircam Institut de recherche et coordination acoustique/musique
Avec la participation du DICRéAM
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