mardi 9 janvier 2024

Le Iench au TNS: La visibilité de l'invisible, la banalité impossible

 Le premier spectacle de la programmation de la nouvelle directrice du TNS, Caroline Guiela Nguyen, qui n'est pas en terrain inconnu ici à Strasbourg, Le Iench écrit et mise en scène par Eva Doumbia, est totalement dans la ligne éditoriale qu'elle s'est fixée depuis longtemps et qu'elle met en oeuvre ici: donner de la visibilité à celles et ceux qui sont absents de la scène. C'est tout à fait le cas de l'écriture d'Eva Doumbia, fille d'un ouvrier et d'une institutrice, elle-même fille d'ouvrier, française d'origine malienne et ivoirienne, qui aurait pu devenir professeure agrégée et qui s'est mise à écrire, puis à faire des performances pour ensuite créer une, puis deux troupes de théâtre - La Part du Pauvre à Marseille en 1999 et Nana Triban en 2002 à Abidjan, troupes qu'elle fusionne en 2013 et maintenant en Normandie.


Le Iench - Eva Doumbia - Photo: Arnaud Bertereau


La pièce se penche sur la vie de Drissa Darria, un jeune qui, à onze ans, déménage avec sa famille dans une cité pavillonnaire en province. Nous assistons à la fois à sa vie familiale et ses relations avec ses amis Karim et Mandela (né à Haiti). La pièce démarre sur les chapeaux de roues, telle une battle de rap et oscille entre une sorte de théâtre antique avec des séquences centrées sur les jeunes et leurs espoirs et déboires dans la vie. Elle se passent sur l'avant de la scène devant un cube en pointe - quelquefois tourné sur une face - tandis qu'à l'arrière de ce cube qui, quand - tournez manège - la scène dévoile un intérieur avec table basse, coussins, fauteuil, canapé et télé (à laquelle le père est scotché après son travail). Et là - plus belle la vie - on assiste à des instants partagés de la vie de cette famille dans des séquences ressemblant à des séries télé, un peu strip-tease, mais surtout à la fois sociologique et humoristiques. Pour la partie tragédie grecque, une énumération historique des jeunes, morts, tués par la police, annonce le destin tragique de Drissa.


Le Iench - Eva Doumbia - Photo: Arnaud Bertereau


Par petites touches bien senties, servies par des comédiens généreux et crédibles, nous nous trouvons face à leurs déboires et errements, leurs essais d'intégration voués à l'échec, avec la mise en parallèle, en plus, du parcours de la soeur jumelle de Drissa dont le genre est un handicap supplémentaire. Dans une alternance dynamique entre ces scènes, nous entrons dans la vie des jeunes, leurs préoccupations et leurs occupations, leurs rêves et essais d'intégration - dont un exemplaire dialogue entre Drissa et le videur d'une discothèque et la lourde ambiance familiale, transcription d'une éducation traditionnelle, mais dont le traitement ne manque pas d'humour ni de sensibilité, quelquefois très touchante.

 

Le Iench - Eva Doumbia - Photo: Arnaud Bertereau


Le chien - le Iench du titre - a une présence imaginaire, mais bien symbolique, qui représente le vide, cette impossibilité de la banalité, montagne à gravir, qui devient aussi - et ainsi - le "motif" de la mort, de la négation, de la fin annoncée. L'équipe des comédiens, calqués copie conforme de la réalité, même dans leur façon de parler, vont à un train d'enfer et les jeunes habitent le plateau de leur corps souple et agile. Le texte, très réaliste ne craint pas les envolées poétiques.


Le Iench - Eva Doumbia - Photo: Arnaud Bertereau


Les éclairages nous font passer d'un univers abstrait, dépouillé à une ambiance cosy d'intérieur très confortable et la musique souligne discrètement les situations.  La salle rajeunie adhère et applaudit cette tranche de vie pas très réjouissante mais qui nous fait entrer de plain pied dans un monde trop souvent traité comme un fait divers, mais qui ici se déploie avec émotion.


La Fleur du Dimanche


Le Iench


Du 9 au 13 janvier 2024 au TNS


Texte et mise en scène
Éva Doumbia
Avec
Émil Abossolo-Mbo − Issouf, père de Drissa, Ramata et Seydouba
Chakib Boudiab − Karim
Fabien Aïssa Busetta − Christophe, patron de magasin
Catherine Dewitt − Clothilde, la mère de Mandela
Sundjata Grelat / Akram Manry (en alternance) − Seydouba
Salimata Kamaté − Maryama
Olga Mouak − Ramata
Binda N’gazolo − Faustin, le videur
Frederico Semedo − Mandela, né en Haïti
Souleymane Sylla − Drissa Diarra
Musique
Lionel Elian
Scénographie
Aurélie Lemaignen
Chorégraphie
Kettly Noël
Son
Cédric Moglia
Lumière
Stéphane Babi Aubert
Assistanat à la lumière
Fabien Aïssa Busetta
Clémence Pichon



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