Le programme 2022-23 de la Filature à Mulhouse inclut un portrait de Damien Jalet en quatre soirées. La première avec la projection de deux de ses films en octobre 2022, la deuxième avec les pièces Skid et SAABA en novembre 2022, la troisième avec Vessel de Damien Jalet et Kohei Nawa et la dernière ce 16 et 17 mai avec la soirée TRACES : THR(O)UGH de Damien Jalet et VÏA de Fouad Boussouf. Les deux spectacles sont dansés par le Ballet du Grand Théâtre de Genève qui, d'une part recrée la pièce de Damien Jalet qui avait vu le jour en 2016 et dont VÏA vient de voir la création en avril à Genève.
THR(O)UGH porte en elle une expérience inoubliable dont Damien Jalet ne va peut-être jamais se débarrasser à savoir ce qu'il a vécu le soir du terrible attentat du Bataclan et dont je vous livre son témoignage qui permettra de bien comprendre et ressentir le spectacle. Si vous ne le saviez pas, vous avez dû en ressentir l'énorme charge émotionnelle au plus profond de vos sensations tout au long du spectacle:
"Le 13 novembre 2015, je me suis retrouvé à moins de 3 mètres à droite d'un des terroristes de la rue de Charonne à Paris, quand il s'est mis à tirer assez brusquement sur à peu près tout. Je dois certainement ma vie au fait d'avoir écouté mes instincts, qui m'ont miraculeusement libéré de l'engourdissement glacé qui m'avait plongé dans la scène qui se déroulait sous mes yeux. J'ai couru plus vite que je ne l'avais jamais fait auparavant dans ma vie. 19 personnes qui étaient assises dans un café de l'autre côté de la rue sont mortes pendant que je courais. Le lendemain, j'ai vu deux impacts de balles dans la fenêtre juste à côté de l'endroit où je me tenais lorsque la fusillade a commencé. C'est alors que j'ai réalisé l'accident chanceux - le fait que je suis toujours en vie. Depuis cette expérience, des questions bouleversantes et insolubles occupent sans relâche mes pensées. Comment peut-on être absolument présent à un instant et disparaître si brusquement à l'instant d'après ? Où l'âme s'évanouit-elle ? Où serais-je maintenant, n'aurais-je pas compris à temps ce qui se passait ? Pourquoi ai-je survécu et d'autres pas ?"
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THR(O)UGH - Damien Jalet - Photo: Gregory Batardon |
Le spectacle n'est bien sûr pas la transcription de cet événement mais les émotions ressenties et transmises à la fois par la musique, la chorégraphie, les lumières, les danseurs et la scénographie nous mettent pleinement dans une situation où nous pouvons ressentir en partie (nous n'assistons bien sûr pas à un attentat) les sensations et les émotions que ce type de situation peut engendrer.
Tout d'abord ce mystérieux cylindre géant - haut au moins de trois fois la taille humaine - entre le monolithe de 2001 l'Odyssée de l'espace et un tuyau de canalisation futuriste - il est totalement en métal poli, brillant, lisse mais avec néanmoins plein de marques, d'aspérités, d'encoches - qui nous mènerait directement en enfer, ou ailleurs. Il tourne au centre de la scène, fascine et intrigue, une lumière mystérieuse vit et évolue dans ses "entrailles". De cette création de Jim Hodges, des éclairs subits semblent jaillir de son tréfond et il accouche littéralement de danseurs qui apparaissent à certains moments de sa rotation. Ces danseurs et danseuses, d'abord un puis deux, puis trois, puis quatre et puis de plus en plus, surgissent littéralement, traversent la scène en s'élevant, se contorsionnant puis s'écrasant à terre dans des courses sans fin, partant, revenant, se répondant et se heurtant, dans un magnifique mouvement de désarticulation, de vrille et de démembrement. Ils et elles se heurtent ou s'évitent au dernier moment, se transmettent toute une énergie accumulée et explosive, soutenus pas la musique de Fennesz qui ne lâche rien et par cet imperturbable rotation de ce cylindre de métal.
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THR(O)UGH - Damien Jalet - Photo: Gregory Batardon |
C'est un déploiement d'énergie sans fin, quand certain(e)s danseur.euse.s s'en vont (disparaissent), d'autres resurgissent, venus de nulle part jusqu'à une apogée dans le mouvement où tout s'arrête. Le corps des danseurs est poussé à leur limite et pour le symboliser et en montrer les traces, les costumes (créations de Jean-Paul Lespagnard) sont maculés, tachés et l'on est en empathie devant leur engagement. A un moment on croit que l'on va souffler, que ce cycle infernal va prendre fin, que la pièce est finie... Et l'on assiste à un défilement en arrière de la dernière scène alors que le tuyau de métal tourne en sens inverse et que les douze danseurs et danseuses se replient en arrière dans leur dernier tableau en rembobinant la scène en mouvements arrière totalement symétrique à ce qui les a amenés au point de rupture. Et ainsi, nous les voyons sortir au fur et à mesure en marche arrière jusqu'au dernier. Et le volume tournant s'arrête. Dans une pause dont on ne pressent pas la durée. C'est là que la surprise est encore la plus grande. Alors qu'il n'y a plus personne sur la scène que cet énorme objet qui en remplit le centre, le voilà qui se met à bouger en arrière et en avant vers le public puis reculant en fond de scène sur une amplitude de plus en plus grande, au risque de tomber sur la première rangée de fauteuils, au moins. Et nous tous de craindre pour la sécurité de ces spectateurs... Mais cet objet doté de vie et de mouvement semble aussi connaître ses limites.
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THR(O)UGH - Damien Jalet - Photo: Gregory Batardon |
Et c'est là que surgit un corps sur le dessus du cylindre, qui disparait à nouveau dans le recul vers le fond de scène. Ainsi ce seront un puis deux puis de plus en plus d'interprètes qui se mettent à chevaucher ou s'accrocher à ce rouleau compresseur géant, quelquefois, en bout de course se trouvant presque sous la presse qui avance, au point que nous craignons pour eux. Comme peuvent craindre pour les spectateur du le rituel japonais d'Onbashira où "les hommes chevauchent des troncs d'arbres escarpés sur les pentes abruptes des montagnes et s'exposent à un danger mortel" - rituel qui a fasciné Damien Jalet et qu'il a là aussi magnifiquement transposé. Le dernier tableau, moins sur le fil du rasoir, est lui visuellement également très réussi, avec le cylindre vu de bout et une reconstitution de l'Homme de Vitruve de Leonard de Vinci que serait passé par Muybridge et Georges Méliès ou Jean-Christophe Averty, dévoilant lentement les corps de tous les danseurs qui sont dans l'intérieur du tuyau et qui, par leur décalage, dans un effet de réflexions de de rémanence recréent des effets de trucage vidéo analogiques des débuts de la télévision. La magie continue et le tuyau devient psychopompe comme dans le tableau de Jérôme Bosch l'Ascension vers le Paradis Céleste.
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VÏA - Fouad Boussouf - Photo: Gregory Batardon |
Changement de style après l'entracte avec Fouad Boussouf qui nous offre avec VÏA une superproduction colorée en complicité dans la scénographie avec le plasticien Ugo Rondinone. Le maître des images nous surprend dès le début avec une illusion d'optique où le négatif devient positif puis dans une alliance/opposition colorée de couleurs primaires fortes - rouge, bleu, jaune - qui se déclinent dans les costumes de Gwladys Duthil, et les lumières de Lukas Marian. La scène étant arrosée de douches colorées ou circonscrite de ronds blancs qui vont mettre en valeur ou en contraste les trois états des costumes des quatorze danseuses et danseurs: des djellabah avec ou sans capuches monochrome rouge vif, des combinaisons bleu métallique brillantes avec des pantalons flottants et, pour finir, des justaucorps jaunes.
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VÏA - Fouad Boussouf - Photo: Gregory Batardon |
Ces trois étapes d'habillement se déclinent également au niveau de la danse, d'abord d'une rigidité verticale et mécanique dans les sursauts et des déplacements selon des figures plutôt géométriques. Puis avec des effets plus variés et plus souples dans les déplacements. Pour finir dans des variations se rapprochant d'une danse qui mixe la danse classique et contemporaine avec des danses de rue, où certain(e)s se démarquent par des essais de battle de rue s'immisçant dans les mouvements d'ensemble. La musique de Gabrial Majou, chtonienne et binaire sur laquelle s'immiscent quelques nappes sonores variées, hypnotiques et prégnantes, ne laisse aucun répit aux interprètes sur toute l'heure que dure cette pièce.
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VÏA - Fouad Boussouf - Photo: Gregory Batardon |
Elle les laisse littéralement épuisés et abasourdis, mais prêts à recommencer sans se faire prier sous les applaudissements du public qui en redemande. Les danseuses et les danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève l'ont bien mérité. La cérémonie rituelle a produit son effet et le corps en garde les traces.... longtemps.
La Fleur du Dimanche
THR(O)UGH
avec douze danseur·euses du Ballet du Grand Théâtre de Genève : Yumi Aizawa, Adelson Carlos, Zoé Charpentier, Quintin Cianci,
Oscar Comesana Salgueiro, Armando Gonzalez Besa, Da Young Kim, Ricardo Macedo, Emilie Meeus, Juan Perez Cardona, Geoffrey
Van Dyck, Nahuel Vega
chorégraphie Damien Jalet, conseiller à la chorégraphie Aimilios Arapoglou, scénographie Jim Hodges, Carlos Marques da
Cruz, lumière Jan Maertens, costumes Jean-Paul Lespagnard, musique Fennesz, recréation de la version initiale de 2016 pour
le Hessiches Staatballet de Darmstadt.
VÏA
avec quatorze danseur·euses du Ballet du Grand Théâtre de Genève : Yumi Aizawa, Céline Allain, Zoé Charpentier, Diana Dias Duarte, Emilie Meeus, Sara Shigenari, Adelson Carlos, Quintin Cianci, Armando Gonzalez Besa, Ricardo Macedo, Juan Perez Cardona, Luca Scaduto, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega
chorégraphie Fouad Boussouf assistante à la chorégraphie Filipa Correia Lescuyer, scénographie Ugo Rondinone, lumière
Lukas Marian, costumes Gwladys Duthil, musique Gabriel Majou.
Production Ballet du Grand Théâtre de Genève. Coproduction Equinoxe – Scène nationale de Châteauroux. Création à Genève
en avril 2023. Ballet du Grand Théâtre de Genève : direction générale Aviel Cahn, direction du Ballet Sidi Larbi Cherkaoui,
partenaire INDOSUEZ WEALTH MANAGEMENT.
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