lundi 18 mars 2019

John au TNS: Le silence mortel de l'Amour

Sur la scène du TNS à Strasbourg, salle Gignoux, pour John, un dispositif d'interrogatoire - projecteur et caméra pointée sur une chaise - qui se révèle en fait être une drôle de confession.
Confession forcée, crachée, éructée à mi-mots, avec des jurons, des cris et des pleurs, des "hosties", des "crisse", des "câlisse", des "tabernac" et... et des "...", des silences qui révèlent un manque, un mot qu'il parait difficile à John de laisser de sortir de sa bouche.


John - TNS - Wajdi Moawad - Stanilslas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez

Ce mot, "Amour" sera ce qui manque, ce qui va, au bout de cette confession, amener vers l'irréparable et qui tend, dans toute la tension possible vers la fin....
Puisque vous l'avez deviné, ou soupçonné, le sujet et l'objet de cette pièce, c'est le suicide. Suicide de John qui devant nous, apparaît tout en tension, tension qui va ne pas nous lâcher pendant tout le spectacle, nous tient en haleine - même si de temps en temps, une petite pause nous laisser respirer. Mais, jusqu'au bout, sans répit, nous sommes tendus comme la corde d'un arc, par le jeu puissant et dense, musclé et habité de Damien Gabriac dont la performance nous cloue sur notre siège.
Son "John" nous hypnotise et nous imaginons la vidéo que devraient voir au moins son père et sa mère, sa soeur et son frère, ceux qui n'ont pas entendu le fracas de son silence, son impossibilité à dire "Amour" parce qu'il ne le sent pas non plus chez eux:
"Ma mère ce n'est pas un coeur qu'elle a dans le coeur, c'est une brique".


John - TNS - Wajdi Moawad - Stanilslas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez

Et c'est cette brique qui va (dé)construire son avenir, lui barrer la route, lui boucher l'horizon. Il le sait, il l'a décidé, il ne fera pas marche arrière et ne cherchera pas d'autre issue. Cette longue confession, cette bouteille à la mer, qui telle une brique va couler sans que quiconque puisse la ratrapper, ce n'est même pas un appel au secours, c'est juste des marches en plus pour mieux tomber, pour se convaincre de ce dont il a décidé. Et qui pour nous spectateur est une alerte à l'attention. parce qu'il n'y a plus de mots dans cette situation, comme il le dit lui-même: "Quand tu n'as plus de mots pour dire que t'es nul"... La parole manque.


John - TNS - Wajdi Moawad - Stanilslas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez

Surtout avec la deuxième partie de la pièce qui nous rend attentif à l'irréparable de ce qui a été décidé et exécuté, quand la soeur, Nelly, poignante Margot Segreto dans cette distribution, nous fait entrevoir dans son désespoir qu'il y aurait pu avoir une autre issue... des paroles écahngées... Si, à un moment il y avait pu y avoir un mot, un moment, un instant où... il y avait l'origine de ce mal, de cette impasse: "où commence ta mort".

John - TNS - Wajdi Moawad - Stanilslas Nordey - Photo: Jean-Louis Fernandez

Pour compléter et "éclairer" la pièce, les circonstances de sa création et des éléments complémentaires de sa diffusion (entre autre le fait que la pièce était au départ écrite pour du théâtre d'intervention (sociale) avec un questionnement sur le rejet de soi-même - et qu'elle a été "resuscitée" (elle n'avait pas encore été publiée) pour faire participer au programme "Education & Proximité" dans un but de dialogue avec des lycéens, voici une vidéo de Wajdi Mouawad son auteur":





Je vous cite deux éléments que Stanislas Nordey qui a fait la mise en scène sur le choix de la version de la pièce (monologue de John puis de sa soeur), puis une lecture possible:
"Dans la version où le personnage de Nelly est absent, à la fin, John se pend et c’est fini − et les spectateurs seraient censés applaudir juste après. Là, il y a la parole de la soeur qui interroge John : pourquoi tu ne m’as pas parlé? Pourquoi tu n’as rien dit? "
...
C’est un personnage avec lequel je n’ai pas de processus d’identification.  [...] Mais ce qui m’intéresse justement, c’est qu’il n’a rien qui puisse susciter la passion. Il a des problèmes qu’on peut qualifier d’ordinaires − le conflit avec ses parents, la rupture avec sa petite amie − il n’a pas de «grande parole ». Tout ce qu’il fait, c’est déverser sa peine, sa rage. C’est justement ce qui me touche: il y a quelque chose de vain dans sa parole.  [...] Il y a derrière tout cela une forme de vide, qui me renvoie à ce que je trouve effrayant aujourd’hui : une société qui s’éloigne de plus en plus d’une soif d’art et de culture. Peut-être que s’il avait lu Dostoïevski, il n’aurait pas eu besoin de passer à l’acte... Je dis Dostoïevski mais cela pourrait être n’importe quelle ouverture qui aurait pu lui donner à penser que son mal-être n’est pas une fin en soi."

Et, en notant que Damien Gabriac sourit en venant saluer, lui laisser le mot de la fin, en réponse à Fanny Mentré dans le livret du spectacle:
"Je ne suis pas du tout un acteur qui aime souffrir. J’ai besoin de prendre du plaisir en jouant. Et c’est le cas avec John. Il y a les trente minutes de préparation qui sont bizarres, c’est un moment particulier. Mais pendant la représentation, je prends du plaisir à le jouer, vraiment. L’écoute nourrit, donne de la force.
Je pense qu’on peut se mettre dans ces états-là et en sortir en se sentant bien.
Cette «nourriture » dont tu parles, liée à l’écoute, est-ce que ce n’est pas ce qui manque à John, qui n’a en face de lui que sa caméra?
Absolument. John ne reçoit rien en retour de ce qu’il dit. Il baigne dans ce qu’on peut appeler le «mal-être », mais ce qui est surprenant chez lui, c’est qu’il l’exprime avec une vitalité immense. 
C’est aussi cette vitalité qui me nourrit sur scène et c’est sans aucun doute ce qui fait toute la différence: ce mal-être que j’exprime à travers lui, je l’adresse à des gens, ou en tout cas des gens sont présents et l’écoutent. L’écoute crée toujours une transformation."

Il ne vous reste plus qu'à aller voir le spectacle et expérimenter cette "transformation". 

La Fleur du Dimanche


JOHN

18 mars au 29 mars 2019 au TNS à Strasbourg

PRODUCTION
Texte Wajdi Mouawad
Mise en scène Stanislas Nordey
Avec Damien Gabriac, Margot Segreto
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumières Philippe Berthomé

Production Théâtre National de Strasbourg
Coproduction La Nef - Saint-Dié-des-Vosges
Une première étape de ce projet a été présentée dans le cadre du Programme Éducation & Proximité initié par La Colline – théâtre national, le Théâtre National de Strasbourg et La Comédie de Reims – Centre dramatique national
Cette étape a été soutenue par la Fondation SNCF, la Fondation KPMG et la Caisse d'Épargne Île-de-France

Création le 25 janvier 2019 à La Nef – Saint-Dié-des-Vosges
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS

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