Où se niche la nostalgie dont le titre de la pièce d'Anja Hilling traduite de l'allemand par Sylvia Berutti-Ronelt et Jean-Claude Berutti et mise en scène par Anne Monfort, projette ce sentiment dans le futur: Nostalgie 2175 ? Dans le cinéma, dans la littérature, dans les objets du quotidien, dans les objets et la vie du passé et les tableaux qui la représentent ? Dans les récits, les contes, les mythes, le théâtre, cet art qui pendant une heure ou plus nous fait revivre des événements qui seraient advenus ou qui ont été inventés (par qui ? l'auteur ? les personnages eux-mêmes ?) et devraient nous faire sentir, ressentir ces événements pour nous mouvoir, nous émouvoir ? En fait la nostalgie, et tous ces types de récits se retrouvent dans cette pièce, à différents niveaux.
Nostalgie 2175 - Anja Hilling - Anne Montfort - Mohand Azzoug - Jean-Baptiste Verquin - Photo: Christophe Raynaud de Lage |
Est-ce d'ailleurs ce qui fait arriver sur la scène ces trois acteurs, inquiets, hésitants, se concertant, avant de se lancer dans ce presque oratorio (un drame avec de la musique, même s'il n'est pas chanté) pour nous conter cette histoire qui se passe dans le futur d'un monde apocalyptique mais qui se déroule devant nos yeux sans artifice. La scénographie de Clémence Kazémi est simple effectivement: des poteaux, une échelle, une barque à droite, des mousses et du feuillage par terre, des branches qui pendent et au fond à gauche un mur qui se révèlera être une maison lorsque la lumière éclairera sa matière translucide et ses couleurs bleu, blanc, rouge. Les costumes, également de Clémence Kazémi, ne cherchent pas à être futuristes, ni à coller à la description des personnages tels que les décrira Pagona (Judith Henri): pas de crâne chauve suite aux brûlures qui ont défiguré les survivants du cataclysme de 2146, et qui font que la température dépasse les 60 degrés sur la terre. Et c'est peut-être la musique (composée par Nuria Gimenez-Comas) qui donne à la pièce ce caractère futuriste, étant presque un protagoniste qui intervient dans le rythme et les ambiances, les bruitages, les éclats qui ponctuent le récit. Ou plutôt les récits, parce que Pagona, qui pourrait à la limite être la démiurge de cette pièce, la génitrice à la fois de son enfant, sa fille, son "Bébé" à qui elle s'adresse, mais aussi à ses deux personnages Posch (Jean-Baptiste Verquin) et Taschko (Mohad Azzoug) qu'elle fait advenir sur scène, nous en offre une variété.
Nostalgie 2175 - Mohand Azzoug - Judith Henry - Jean-Baptiste Verquin - Photo: Christophe Raynaud de Lage |
Et c'est à nous de jouer à remettre les pièces de ce puzzle dans le bon sens. D'une part cette apostrophe à cette fille qu'elle porte, à qui elle confie toute cette histoire où elle fait prendre corps justement à ses deux interlocuteurs. Et où l'on passe du récit au dialogue, au théâtre. Tout cela dans des couches temporelles différentes, séquençant le récit de flashes-back sur les événements qui sont arrivés aux trois personnages. De plus, tout au long du récit de Pagona, son point de vue, sa perception change. Elle peut changer très vite d'ailleurs. Pour exemple la scène de séduction (de viol non nommé) avec Posch, où elle lui dit:
Tu es gras et cruel
Ta vue me fait mal ta lèvre tes mains
J’ai peur de toi
Je flanche
Je veux te revoir.
La réalité est changeante, trompeuse. D'ailleurs, à la faveur de l'éclairage qui change et d'un coup de vent sur le plateau, ce qui semblait être des poteaux se révèlent êtres des troncs d'arbre accrochés à l'envers. Et certains "tableaux", décors peints par Taschko nous sont décrits comme des peintures de la renaissance ou des images nostalgiques de films vus sur de vieilles cassettes VHS. Le style du récit et de son déroulé est également changeant et nous fait porter sur ces personnages essayant de résoudre la quadrature du triangle amoureux par le biais de l'enfant à naître, passent par les étapes de la séduction, du désir - et de la répulsion - à des arrangements pas toujours très moraux, pour se transformer en séquence tout à la fois policière et éminemment politique avec le nanti et son pouvoir et le déclassé meurtri et appelé à souffrir, à se consumer.
Nostalgie 2175 - Anja Hilling - Anne Montfort - Judith Henry - Photo: Christophe Raynaud de Lage |
Parce que le fond de l'histoire, qui se présente sous la forme d'une science-fiction pose surtout la question des relations entre les humains, de l'amour et de la mort, ainsi que des questions de pouvoir et domination. Si l'on peut penser que c'est la femme qui ici prend le pouvoir, ce n'est qu'un sursis pour donner la vie en donnant la sienne. Et pour l'amour et la tendresse, c'est surtout via le côté interdit et l'impossibilité de se toucher que cela apparaît. En somme, la pièce se construit comme une grande ode poétique un peu mystérieuse et nostalgique qui se continue en drame pour s'achever en prophétie visionnaire édifiante. Le texte d'Anja Hilling, prophétique d'une certaine manière, sombre et lumineux à la fois, complexe surtout, gagne à prendre corps, surtout avec Judith Henry qui en virtuose jongle avec les différents niveaux d'énonciation et la partition de Nuria Gimenez-Comas et avec les deux comédiens dont la présence continue sur le plateau concrétise les deux autres protagonnistes et fait advenir en témoignage leurs paroles.
La Fleur du Dimanche
Au TNS du 7 au 15 décembre
Traduction Silvia Berutti-Ronelt, Jean-Claude Berutti
Mise en scène Anne Monfort
Avec
Mohand Azzoug
Judith Henry
Jean-Baptiste Verquin
Collaboration artistique Laure Bachelier-Mazon
Scénographie Clémence Kazémi
Composition musicale originale IRCAM avec Nuria Gimenez Comas
Création, régie lumières et régie générale Cécile Robin
Production day-for-night
Coproduction Centre dramatique national de Besançon-Franche-Comté, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre de la Cité – Centre Dramatique National de Toulouse Occitanie, Espace des Arts - Scène nationale de Chalon-sur-Saône, les Scènes du Jura - Scène nationale, L’Arc, Scène nationale Le Creusot, IRCAM-Centre Pompidou.
Avec la participation artistique de l’ENSATT
Avec le soutien de Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher, Quint’Est, réseau spectacle vivant Bourgogne Franche-Comté Grand Est.
Ce texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques - ARTCENA.
Spectacle crée le 18 janvier 2022 au Centre Dramatique National de Besançon-Franche-Comté.
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