TNS Strasbourg - Nous pour un moment - Arne Lygre - Stéphane Braunschweig - Photo: Elisabeth Careecchio |
Nous sommes en face d'acteurs qui jouent tous magnifiquement mais l'histoire est portée non par des personnages avec des noms, mais par des "catégories relationnelles" dont nous essayons de comprendre le sens ou d'en circonscrire le contexte, la valeur. Et c'est très vivifiant pour le spectateur. Si l'on rajoute que ces "relations" vivent, actent et parlent dans un monde "mouvant", le challenge est encore plus prenant. Les frontières entre les différents "états d'énonciation" glissent tout au long du texte. Il est important de saisir si ce que dit le comédien ou la comédienne se rapporte à ce que dit effectivement la "personne", ce qu'elle pense - donc pensée exprimée - ou ce qu'elle fait ou pense faire. Et chacun(e) ponctue et agrémente son texte par des "ais-je dit", des "je pense" ou "je dis" qui vont plus loin que la "distanciation brechtienne" parce que ces mots sont totalement intégrés dans la "couleur" et le "sentiment" du reste de la phrase que joue l'acteur. Si l'on rajoute que, dans la même phrase la comédienne ou le comédien saute du présent au passé ou au futur, la gymnastique mentale est encore plus délicieuse. Nous en arrivons à nous croire dans un univers où la cinquième dimension est présente.
TNS Strasbourg - Nous pour un moment - Arne Lygre - Stéphane Braunschweig - Photo: Elisabeth Careecchio |
D'ailleurs, quelquefois il nous semble que ce qui se trame devant nous n'est qu'un jeu d'avatars ayant figure humaine, d'autant plus que le génie de Stéphane Braunschweig est d'avoir transformé la scène en un immense pédiluve dans lequel les déplacements prennent un tour singulier et les chaises, le lit ou la table qui la meublent prennent des airs d'îles échouées dans l'univers. Et il y a ce jeu "habité" et sensible des comédiens qui nous met en totale empathie avec ces "figures". Le tableau ne serait pas complet si je ne vous disais qu'en plus les comédiens "incarnent" des figures différentes et peuvent se transformer d'une "connaissance" en un "ennemi" ou un "ami lointain", un "inconnu" ou une "relation". Nous avons beau reconnaître le comédien, nous ne sommes pas sûrs de qui est en face de nous, surtout, comme je l'ai dit précédemment, les "catégories" sont "ondoyantes" et "fluides".
Cet aspect fluctuant des "personnes" tout au long de la pièce, définit bien l'état d'esprit dans lequel ils se trouvent. Leur vie et leurs relations volatiles et éphémères dans tous les domaines, de leurs amours à leur vie en société. Leurs intérêts deviennent aussi fluctuants que leur usage des réseaux sociaux. Les relations sentimentales ne sont nouées que "jusqu’à nouvel ordre " ("pour un moment"), comme l'analysait Szygmunt Bauman, le sociologue (auteur du livre "La vie liquide") auquel Stéphane Braunschweig se réfère dans le livret du spectacle.
TNS Strasbourg - Nous pour un moment - Arne Lygre - Stéphane Braunschweig - Photo: Elisabeth Careecchio |
Pour en revenir à l'histoire - et à l'écriture d'Arne Lygre, la pièce "coule" d'une "personne" à une autre, comme une "filature" policière, où l'intrigue est plutôt sur le niveau et la qualité de la relation qui y est interrogée, en gardant bien sûr un aspect de suspense tout au long du déroulement. Nous sommes - et restons jusqu'au bout - très curieux de ce qui va se passer, même si, formellement - et c'est un jeu de la part de l'auteur (un peu comme un système oulipien) nous assitons au fur et à mesure de l'avancée de l'histoire à un niveau de relation qui se distend. Et le triangle originel qui serait le plus "soudé", bien qu'il soit fondé sur la brisure d'un lien dérive vers des liens familiaux rompus et niés, une solitude humaine, familiale et sociale lourde à porter. Pour finir par une note d'espoir dans un film noir: un "ennemi inconnu" qui perd une de ses deux caractéristiques.
Le texte, simple et sans fioritures, est un très bon stimulant pour notre attention qui se délecte dans les méandres de la vie et des rebondissements de ces "rencontres". Un bon exercice de "dissociation" tel que le définissait Stéphane Braunschweig. La sobriété des lumières et de la scénographie (même avec l'artifice de la "piscine") est totalement au service d'une mise en scène épurée, qui met en avant le jeu et ce texte porté par de superbes comédiens.
La Fleur du Dimanche
NOUS POUR UN MOMENT
Au TNS Strasbourg - du 22 au 30 janvier 2020
Texte Arne Lygre
Traduction du norvégien Stéphane Braunschweig, Astrid Schenka
Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou
Avec
Anne Cantineau, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Glenn Marausse, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal
Lumière Marion Hewlett
Son Xavier Jacquot
Costumes Thibault Vancraenenbroeck
Le texte, dans la traduction de Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka, est publié chez L’Arche Éditeur
Production Odéon – Théâtre de l’Europe
Avec le soutien du Cercle de l’Odéon
Création le 15 novembre 2019 aux Ateliers Berthier de l’Odéon - Théâtre de l’Europe
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire