Entrés dans la salle, nous mettons un certain temps à remarquer que le comédien est déjà sur scène. Et jusqu'à ce temps que l'ensemble de la salle le remarque il faut encore un petit moment. Assis sur une chaise, pas loin du public, à juste distance, dans la pénombre, il feuillette un classeur ou un livre. La lumière qui est projetée sur la salle alors que lui est faiblement éclairé ne permet pas de définir précisément de quel objet il s'agit. Plus tard, on imagine que c'étaient des partitions de Schumann qu'il tient en main. Quand la salle est totalement silencieuse, il attendra encore avant de prendre la parole. Assis, presque recroquevillé sur sa chaise, il se tortille, se torture presque, intérieurement visiblement. On sent une souffrance. Puis il se lève et se rapproche du public pour parler du porc-épic ou plutôt de Schopenhauer qui narre une parabole qui convient autant à la situation de la représentation, que de l'histoire qui va être racontée pendant cette heure et demie, dans une prose prenante et à laquelle nous allons être suspendus. Mais revenons à nos porcs-épics. Ceux-ci, en hiver, s'ils se rapprochent quand il fait froid, pour se réchauffer vont se piquer, se blesser, se faire souffrir de leurs piquant et, ainsi devoir s'éloigner, et donc de nouveau avoir froid. Et alors de nouveau se rapprocher, puis se rééloigner jusqu'à trouver la "bonne distance". De même pour les humains, qui cherchent la relation mais tiennent également à garder leur tranquillité. Mais Oui, de Thomas Bernhardt, nous présente une situation bien plus extrême, ce qui ne nous étonne pas du tout de cet auteur à la fois provocateur et versatile qui souvent s'est retrouvé en opposition avec le public et ses proches.
Oui - Thomas Bernard - Célie Pauthe - Claude Duparfait - Mina Kavani - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Cette histoire est une histoire en miroir, et même en double miroir. D'abord, cette relation entre le narrateur et son "ami" Moritz, l'agent immobilier du village auprès de qui le narrateur déverse son âme et ses tourments quand le silence et l'isolement lui sont devenus insoutenables. Et puis l'irruption de cette femme, la femme du "Suisse" venu s'enterrer au fin fond de l'Autriche, qu'il va rencontrer et qui elle aussi, va se confier à lui au cours de promenades à deux dans la forêt. Et pour l'un et pour l'autre, cette parole émise devrait sauver. Car, comme il est dit: "Il est possible que l’on soit sauvé par le simple fait de comprendre clairement un moment décisif et de faire une analyse de tout ce qu’implique ce moment."
Oui - Thomas Bernard - Célie Pauthe - Claude Duparfait - Mina Kavani - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Mais les choses ne se passent pas comme elles le devraient. La parole de la "Persane", la femme du "Suisse" est confisquée, comme vampirisée par le narrateur. Il écoute mais ne renvoie pas en retour ce souffle vital et l'amour qu'il ressent pour cette femme et il l'abandonne. Et il rebondit sur cette parole en un deuxième miroir qui est ce livre qu'il est en train de construire et transcrire oralement devant nous, ce texte devenu pièce de théâtre. Soulignons ici la très intelligente adaptation par Célie Pauthe dans une connivence constructive avec Claude Duparfait grâce aussi à leur intérêt, même leur amour pour les textes de Thomas Bernhardt. Ainsi, en nous prenant comme témoins de sa remémoration des événements, le narrateur parvient à accepter son état et continuer à vivre. Ce qu'il a refusé à cette femme dont il vole même une de ses dernières paroles, en tout cas la dernière du roman au point d'en faire "un beau titre".
Oui - Thomas Bernard - Célie Pauthe - Claude Duparfait - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Ainsi, ce personnage, qui va rester seul sur scène, souvent coincé sur sa chaise, et qui est magnifiquement interprété par Claude Duparfait, va nous conter cette histoire en spirale. Un récit incroyable et surprenante écrit dans un style envoûtant et dans lequel nous serons littéralement immergés. La scansion, la manière que le comédien a de marteler les consonnes nous entraine dans un état presque hypnotique. Et les attitudes entravées, presque convulsives qu'il incarne lui confèrent une inquiétante étrangeté. Pour faire apparaître l'autre personnage, cette Persane, ce sera par la magie du cinéma qu'est convoqué ce fantôme, dans une forêt brumeuse et hiératique, sombre avec de majestueux troncs qui montent au ciel (magnifiques images d'Irina Lubtschansky). Mina Kavani lui apporte tout le mystère et l'insondabilité qu'il faut à ce personnage qui part d'un mutisme extrême pour arriver à un ultime refus de parler après avoir passé par un rendez-vous où ils se rejoignent et se perdent en même temps. Il faut aussi relever le travail très précis sur la lumière de Sébastien Michaud. Il modifie imperceptiblement les ambiances qui vont de la pénombre inquiétante à des contrastes puissants alors que nous avons l'impression d'être encore plongés dans le noir. Et tout cela construit cette ambiance de rêve éveillé dans lequel cette "étrangère" aurait pu être à la fois salvatrice et sauvée. Mais finalement, ce "tombeau" pour la morte est le marchepied pour le narrateur pour se sauver soi-même.
La Fleur du Dimanche
Au TNS - Strasbourg - du 24 au 28 octobre 2023
Thomas Bernhard
Traduction
Jean-Claude Hémery
Adaptation et conception
Claude Duparfait
Célie Pauthe
Mise en scène
Célie Pauthe
Avec
Claude Duparfait
et à l’image
Mina Kavani
Accompagnement scénographique
Guillaume Delaveau
Lumière
Sébastien Michaud
Son
Aline Loustalot
Vidéo
François Weber
Costumes
Anaïs Romand
Assistanat à la mise en scène
Antoine Girard