A la faveur du Festival Arsmondo Utopie à l'Opéra National du Rhin à Strasbourg* nous avons le bonheur d'assister à la présentation de Guercoeur d'Alberic Magnard qui n'avait plus été joué en France depuis 1932. La pièce, une tragédie lyrique en trois actes avait pris son temps pour arriver à la scène. Alberic Magnard a commencé à écrire lui-même le livret en 1894, puis l'orchestration entre 1897 et 1901. Il n'en sera créée qu'une version orchestrale grâce à son ami Guy Roparts, le 10 février 1908 à la Salle Poirel de Nancy. Au début de la première guerre mondiale, le 3 septembre 1914, à la suite d'une riposte de soldats allemands contre lesquels il s'était défendu, Alberic Magnard meurt dans l'incendie de son manoir de Baron dans l'Oise où il s'était installé l'été 1904 pour fuir la vie parisienne. La partition du premier et du troisième acte ayant brûlé dans la maison, c'est Guy Roparts qui la réécrit de mémoire.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
L'oeuvre au complet ne sera créée qu'en 1931 à l'Opéra de Paris, dans une période qui permet de faire un parallèle avec la prise de pouvoir d'Hitler en Allemagne. C'est d'ailleurs en Allemagne, à Osnabrück en 2019 qu'elle sera à nouveau remontée pour une première allemande, n'ayant entre temps bénéficié que de deux enregistrements discographiques en 1951 par Tony Aubin et en 1986 par Michel Plasson. Et on se dit que c'est le destin, et peut-être aussi le personnage de Magnard qui ont vraiment joué en défaveur de la reconnaissance de cette très belle oeuvre qu'il nous est permis de découvrir ici.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Le sujet est lui-même assez original; Un homme politique idéaliste, Guercoeur, qui avait réussi avec son ami Heurtal à sortir son pays de la dictature et qui est mort trop tôt, sollicite les muses au Paradis pour revenir sur terre auprès de sa femme (Acte I). Les Muses, Vérité, Bonté, Beauté et Souffrance, après de longs débats, acceptent, surtout Souffrance qui regrette qu'il n'ait connu que le Bonheur sur Terre et l'y renvoient. Cette dernière l'y accompagne. Dans le deuxième acte, découpé en trois tableaux, il s'y retrouve deux ans après.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Il se réveille dans un paysage idyllique, puis rencontre sa veuve Giselle qui, ayant rompu son voeux de fidélité, est maintenant l'amante de son ami Heurtal. Au loin gronde la révolte, cette révolte et cette violence qui va surgir sur le plateau, le tuant à nouveau. Et ainsi il retourne au Paradis (Acte III) en ayant gagné en lucidité et en humilité. Les Muses lui prédisant, pour la Terre un avenir meilleur et la pièce se terminant sur le mot "Espoir".
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
La pièce n'est pas véritablement un opéra, elle est bien sous-titrée "tragédie lyrique" et ne comporte pas des "airs" mais des dialogues chantés, intégrés dans la composition orchestrale, qui de temps en temps s'efface pour laisser place au texte. Il y a des belles compositions symphoniques, en introduction, en prélude ou en liaison, des motifs qui parsèment la pièce, comme par exemple le motif du renoncement, doux et agréable, pris en charge par la clarinette solo. Les personnages et leurs interprètes ont du caractère. Le baryton Stéphane Degout pousse la voix avec puissance et conviction.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Le ténor Julien Henric campe un Heurtal plein de force et même de violence (presque trop en cette ère post #MeToo). La mezzo-soprano Antoinette Dennefeld incarne à merveille une Giselle pleine de vie et d'énergie. Catherine Hunold et sa très belle et claire voix de soprano fait une divine "Mère" Vérité, Gabrielle Philiponet, mystérieuse présence en Beauté avec son bouquet nous offre un geste final touchant. La mezzo-soprano Eugénie Joneau est dans un rôle plein de caractère et sa voix est touchante. Le choeur de l'Opéra National du Rhin sous la direction de Hendrik Haas a un rôle plus que double. Il est en partie, comme un choeur qui viendrait de nulle part, les voix arrivent des limbes à différents moment de la pièce - ce qui en fait un moment étrange - et à d'autres moments de derrière le décor.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Et ils sont intégralement partie prenante, chanteur.euse.s et acteur.trice.s totalement dans l'action, que ce soit pour une présence presque fantomatique, traversant ou occupant la scène comme des êtres errants, sans fin et - pour le deuxième acte, incarnant la foule violente. La mise en scène de Christof Loy nous installe dans un univers étrange qui va chercher autant du côté surréaliste à la Magritte ou Bunuel, ou par rapport à la qualité des mouvements et des déplacements entre Bob Wilson, Steve Reich et Pina Bausch, en particulier pour le ballet des chaises et les (très beaux) costumes (d'Ursula Renzenbrink) presqu'intemporels campent un univers hors du temps. Le décor de Johannes Leiacker, réduit à l'essentiel est bigrement efficace.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Une longue paroi - noire pour le Paradis, où les corps semblent flotter dans l'espace, et blanche pour la terre qui multiplie les ombres et où la lumière (d'Olaf Winter) vient modeler les ambiances, d'un jaune chaleureux pour les scènes intimes à un blanc multipliant les ombres et les présences. Et, virgule bienheureuse entre ces deux univers antagonistes, cette "encoche" bucolique de paysage pré-romantique avec de dos, une femme en blanc qui semble s'y perdre. Le temps et sa durée étirée, autant musicalement que dramatiquement dans le jeu et les mouvements sur le plateau nous installent, avec cette très belle musique fine et bien tissée dans une bulle hors du temps.
Guercoeur - Albéric Magnard - ONR - Photo: Clara Beck |
Non pas dans un univers idéalisé mais une capsule spatio-temporelle, sorte de récit fondateur où le héros est confronté au principe de réalité. En quelque sorte et avant l'heure, un rêve révélateur où dans une lenteur hypnotique, nous serions confrontés avec le héros à la volonté de puissance et d'orgueil, de désir et apprenons à être humble sans perdre espoir. Saluons pour finir la précise et intelligente direction de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg par Ingo Metzmacher qui a su révéler cette partition contenant de belles touches de modernité et réjouissons nous de la résurrection de cette oeuvre qui mérite largement d'être - enfin - découverte.
La Fleur du Dimanche
*A Strasbourg - Opéra National du Rhin - du 28 avril au 7 mai 2024
A Mulhouse - La Filature - le 26 et 28 mai 2024
Distribution
Direction musicale
Ingo Metzmacher à Strasbourg, Anthony Fournier à Mulhouse
Mise en scène
Christof Loy
Décors
Johannes Leiacker
Costumes
Ursula Renzenbrink
Lumières
Olaf Winter
Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin
Hendrik Haas
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg
Les Artistes
Guercoeur
Stéphane Degout
Vérité
Catherine Hunold
Giselle
Antoinette Dennefeld
Heurtal
Julien Henric
Bonté
Eugénie Joneau
Beauté
Gabrielle Philiponet
Souffrance
Adriana Bignagni Lesca
L’Ombre d’une femme
Marie Lenormand
L’Ombre d’une vierge
Alysia Hanshaw
L’Ombre d’un poète
Glen Cunningham