vendredi 12 avril 2024

Vielleicht au TNS: Pourquoi les perroquets disent Schnell en Namibie

 L'histoire peut quelquefois révéler des surprises pour peu que l'on gratte la terre sous nos pieds ou que l'on essaie de creuser la mémoire. C'est ce que fait Cédric Djedje en ne sachant pas où il met les pieds quand il va en résidence à Berlin, et nous, en venant voir son spectacle Vielleicht au TNS.

La première surprise c'est bien sûr de le voir à genoux devant une grande motte de terre avec Safi Martin Yé. Ce petit monticule au milieu des chaises disposées autour de cet espace et qu'ils fouillent méticuleusement pour mettre en peu de terre dans des bocaux en verre avec des étiquettes dont on ne distingue pas le dessin. Y mettent-ils aussi des graines qu'ils trouvent dans la terre? Vielleicht.


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Ces étiquettes resteront un peu mystérieuses sauf pour quelques courageux qui s'en seront approchés en fin de spectacle pour y découvrir les images de Kangas, ces Kangas qui se cachent aussi dans le morceau de tissus longtemps plié à côté et sur nos chaises si nous ne les avons pas observées en nous asseyant. Parce que la réalité, effectivement peut en cacher une autre. Et c'est ce qui sera révélé au fur et à mesure du déroulé de la pièce qui avance au rythme d'une enquête tout en prenant les formes d'un journal d'apprentissage: un simili "étudiant" qui va à l'étranger (curieuse formulation pour un comédien originaire de Côte d'Ivoire - ancienne colonie française - habitant Paris puis Genève après sa formation à Lausanne), à Berlin pour étudier le "Quartier africain" qui est nommé ainsi non pas parce qu'il accueille une population originaire d'Afrique (quoiqu'il y en a parce qu'il est - encore - abordable au niveau loyer) mais en "souvenir" de la colonisation allemande en Afrique. Et dont l'odonymie (toponymie des noms de rues et places - vingt-cinq en tout) se rapporte à des pays, villes, et pays d'Afrique. Et surtout dont trois rues   ont le nom de colons (Lüderitz, Nachtigall et Peters) lesquelles, à la demande de citoyens, devaient être renommées en Lüderitz, Bell (combatants contre la colonisation) et, pour Peters le changement du prénom Carl (1856-19018) en Hans (1896-1966), résistant contre le nazisme. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Nous assistons ainsi aux multiples péripéties et rebondissements, rencontres privées ou lapins, et plus ou moins officielles avec des organisations qui oeuvrent dans le quartier pour faire avancer ce projet qui dure. La décision avait été actée par la Mairie en 2018, mais cela n'a pas pu se faire, entre autre parce que des riverains s'y étaient opposés. Nous prenons l'air du quartier, de ses places ,de ses bars, boites de nuit, nous découvrons les deux bistrots emblématiques et leurs destinées, nous tombons sur une cérémonie de rapatriement d'ossements de victimes du colonialisme, des dialogues avec des responsables (issue de la vingtaine d'heures de films tournés sur place). Toutes ces étapes qui vont faire avancer l'enquête - et même un dialogue avec la mère de Cédric au sujet de l'apprentissage de sa langue maternelle et du choix de son prénom, qui le coupent de sa culture. Bref, une quête des origines en même temps qu'une analyse et une déconstruction des mécanismes complexes de ce combat anticolonialiste dans toute la latitude et la diversité qu'il peut prendre. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Et tout cela en constante interaction avec le public, qui partage ici les très concrètement et multiples pistes ouvertes, les hypothèses tentées, les avancées de la réflexion constatées et partagées. Le tout dans une variété de styles de narrations - avec même quelquefois inversion des rôles entre Cédric Djedje et Safi Martin Yé - et bien sûr des pauses récréatives ou musicale où l'on est plongé "en vrai" dans l'univers de la nuit de Berlin. Les résultats de toutes ces recherches de Cedric Djedje ne sont bien sûr pas présentés comme une conférence lénifiante, mais structurés dramatiquement par Noémi Michel avec son regard d'universitaire dont une partie des réflexions sont reprises par Safi. 


Vielleicht - Cédric Djedje - Safi Martin Yé - Photo: Dorothée Thébert


Le texte définitif a été coécrit par Ludovic Chazaud et Noémi Michel, réorganisé en répétition a trouvé sa forme digeste et attractive, à la fois plaisante et instructive. Il nous fait prendre conscience que la colonisation a débuté par une initiative privée - Lüdericks pour ne pas le citer qui a appelé Bismarck à l'aide. Mais nous ne sommes pas dans un cours d'histoire du colonialisme et n'apprenons pas que ce sont les pays de l'Ancienne Afrique du Sud-Ouest, ou de l'Afrique Orientale que sont aujourd'hui la Namibie, la Tanzanie, le Rwanda, le Cameroun et le Togo qui étaient ces anciennes colonies. Et nous comprenons par exemple avec l'anecdote des perroquets qui aujourd'hui encore, plus d'un siècle plus tard savent dire "schnell" ce qui s'est passé en ces temps-là sans avoir à faire de grands discours. Ainsi la petite histoire nourrit la grande - et inversement. En tout cas, c'est un beau voyage dans le temps en se penchant sur les noms de rues d'un quartier. Et une incitation à faire un voyage dans l'odonymie locale. Qui ne manquera pas non plus de nous surprendre.


La Fleur du Dimanche


Vielleicht 


Au TNS du 13 au 19 avril 2024


Texte
Ludovic Chazaud
Noémi Michel
Conception et mise en scène
Cédric Djedje
Compagnie Absent·e pour le moment
Avec
Cédric Djedje
Safi Martin Yé
et un·e militant·e local·e
Existence du projet
Tous·tes les militant·es qui ont contribué à la recherche-création, par le partage généreux de leurs expériences, de connaissances et de leurs rêves.
Dramaturgie
Noémi Michel
Regard extérieur
Diane Muller
Ludovic Chazaud
Chorégraphie
Ivan Larson
Scénographie
Nathalie Anguezomo 
Mba Bikoro
Conseil scénographique
Marco Levoli
Costumes et création Kanga
Tara Mabiala
Confection coussins et dossiers Kanga
Éva Michel
Graphisme
Claudia Ndebele
Son
Ka(ra)mi
Vidéo
Valéria Stucki
Lumière
Léo Garcia
Collaboration à la conception espace et lumière  et direction technique
Joana Oliveira
Régie lumière
Leo Garcia 
Régies son et vidéo
Sébastien Baudet
Maquillage
Chaïm Vischel
Chargé de production
Lionel Perrinjacquet
Chargée de diffusion
Philippe Chamaux
Retranscription des interviews
Éva Michel
Bell Kherkoff-Parnell Orfeo
Janyce Djedje

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire