Quand nous entrons dans la salle Gignoux du TNS, une salle à dimension humaine, et que nous voyons le comédien Eric Feldman nous attendre tranquillement assis dans un fauteuil face à nous, une table basse à côté de lui à sa droite avec quelques livres et carnets, nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés. Le titre du spectacle On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie nous laisse deviner que cela ne sera pas complètement innocent. Le poids des boules, le choc des mots, c'est du lourd, mais en même temps on nous avait plus ou moins prévenu que c'était un "Stand-up théâtral d'art et d'essai", un anti-stand-up en quelque sorte. Donc on s'attend aussi à un peu d'humour, juif peut-être.
Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann |
Le dispositif scénique est également dans un entre-deux, entre la séance de contes, le récit de souvenirs au coin du feu et la séance de psychanalyse. Mais une séance où l'on ne sait pas qui est l'analyste et qui est le patient, du personnage sur scène ou de chacun de nous, spectateurs. D'ailleurs très vite nous nous retrouvons dans une séance de "soin", entre yoga, zen, développement personnel ou simple relaxation-détente. Et la séance psychanalytique c'est nous qui la subissons pour laisser affleurer les noeuds des fils que nous portons à l'intérieur, en bonds en rebond de mots (de maux) qui nous amènent à des lapsus ridens - quelques rires qui surgissent du public par association d'idées involontaires en sautillant sur les traces ouvertes dans le fil du récit d'Eric Feldman.
Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann |
Car ce qu'il nous raconte et qui semble décousu, plein de méandres, de divagations et de parenthèses, couches, sous-couches qu'il décape et explore, construit une géographie mentale et un réseau de vie, une généalogie familiale. Cela prend forme et sens au fur et à mesure des avancées et des retours en arrière, des sauts dans l'espace et le temps, des rebonds de la pensée. Une pensée dont il maîtrise forcément le fil, même si ce n'est pas celui des machines à coudre Singer dont il est question (dont Isadora Duncan fréquenta un membre, entre Paris et Londres), mais dont la Singer se situe plutôt du côté des rescapés de la Shoah et de Christiane Singer dont les parents ont fui les nazis et qui a fait du Zazen (tiens, tiens, bizarre) et qui s'intéresse surtout à la mort.
Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann |
Car c'est bien sûr la mort, sous ses diverses formes, occurrences et surgissements, mais aussi ses conséquences, qui intéresse Eric Feldman. Que ce soit biblique, historique ou familial, c'est tout un tableau analytique, traité comme une enquête policière, un sujet métaphysique ou des propos à rire d'humour noir qu'il nous propose dans le déroulé de la pièce. On y côtoie le sixième commandement et Dieu, Moïse, Caïn, Hitler et Freud bien sûr avec leur rendez-vous raté. Hitler prend une bonne part de l'histoire, avec un grand H aussi bien sûr, puisque l'histoire familiale ne serait pas ce qu'elle est sans lui, malheureusement. Les morts de l'Histoire rejoignent les morts de la famille proche. Et ironie du sort, en plus d'être un pied-de-nez psychanalytique, la grand-mère morte en couche et les simulations de mort (faire le mort) ont permis de sauver des vies. La mort (et les enfants cachés) parcourt la pièce - et même son titre - à coup de mots d'esprits, de "Witz", de blague juives (ashkénaze) et même le suicide est occasion de rire.
Eric Feldman - Photo: Patrick Zachmann |
Eric Feldman arrive, dans les méandre de ses réflexions et ses histoires familiales (le père, les oncles, les tantes,...), à nous accrocher et nous emmener grâce à un jeu convaincant et totalement habité, faussement détaché, tenant le rythme et laissant des plages de récupération, avec de la musique et se lançant même dans une expressionniste danse du couteau (pour l'accent) et un tour de chant yiddish (avec l'accent). La mise en scène d'Olivier Veillon avec un regard bienveillant de Joël Pommerat (avec qui il avait joué dans Ca ira (1) Fin de Louis) et les ambiances lumières de Sallahdyn Khatir qui modulent l'espace entre intimité et expressivité (avec des effets quasi cinématographiques qui vont du zoom en gros plan à des plans d'ensemble) nous apportent une attention plus ou moins focalisée et une variété dans l'intensité de l'implication. Et les "tics et tocs" d'Eric Feldman nous rendent ce personnage avec ses obsessions totalement empathique et sympathique. Et nous sommes heureux "à la fin" d'avoir partagé un peu de sa névrose.
La Fleur du Dimanche
On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie
Au TNS à Strasbourg du 12 au 22 novembre 2024
Au Théâtre du Rond-Point du 27 novembre au 22 décembre 2024
Éric Feldman
[Mise en scène]
Olivier Veillon
[Avec]
Éric Feldman
[Soutien à la dramaturgie et à la mise en scène] Joël Pommerat [Scénographie et lumière] Sallahdyn Khatir [Son] Louise Prieur
Production Miam Miam
Coproduction >Théâtre national de Strasbourg et Théâtre du Rond-Point
Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Théâtre Ouvert - Centre national des dramaturgies contemporaines, du Centquatre – Paris, du Théâtre du Petit Saint Martin, du Château de Monthelon - Atelier de fabrique artistique, de la Maison Jacques Copeau, de la Ville de Dijon ; de la Région Bourgogne – Franche Comté
Avec le soutien du fonds SACD Théâtre
Bonsoir. Merci beaucoup ! Une petite erreur : les lumières sont de Sallahdyn Khatir.
RépondreSupprimerBien cordialement,
Éric Feldman
Merci pour la précision. J'avais un doute avec la "distribution"... Et j'en profite pour vous redire Bravo ! LFDD
SupprimerEn effet, bravo, et aussi bien sûr pour ce texte éclairant comme toujours
RépondreSupprimerAgnès R
Merci beaucoup Agnès
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