dimanche 15 septembre 2024

Picture a day like this de George Benjamin à l'Opéra: Le Bonheur est dans la main, et dans la salle

 Strasbourg est une ville de musique - et de musiciens. La musique y vit au présent. La musique contemporaine, elle, y a installé ses quartiers à l'automne depuis la naissance du Festival Musica en 1983. Septembre voit la saison démarrer avec une large proposition de musiques d'aujourd'hui. L'Opéra National du Rhin y est aussi partie prenante avec déjà dans le passé des création avec le Festival Musica et, cette année, en préambule du Festival, c'est la dernière production de George Benjamin Picture a day like this qui fait l'ouverture de saison.


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


L'opéra est le quatrième d'une collaboration avec le dramaturge anglais Martin Crimp, son collaborateur attitré et préféré pour le livret. Cette pièce revient à des dimensions d'opéra de chambre et prend la forme d'un récit plus ou moins initiatique comme un conte moderne. Il s'agit d'une quête ou d'une réflexion sur le bonheur qui fait référence à des récits anciens, la mort d'Alexandre, un conte européen et une légende bouddhiste transposée dans le monde d'aujourd'hui. En l'occurrence, la quête d'un "bouton de manche" pour ressusciter son enfant mort alors qu'il commençait à faire des phrases complètes. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Le début a même un petit côté brechtien lorsque l'héroïne, le personnage principal, cette Femme simple et habillée sobrement commence à chanter, sans "ouverture", le récit de son histoire presqu'a capella, avec une petite touche de piano, l'orchestre arrivant doucement. Elle va quelquefois jeter un regard rétrospectif sur ce qu'elle a fait ou a vécu dans les différentes rencontres. Ema Nikolovska l'interprète avec toute la sobriété et toute la force de ce personnage qui traverse la pièce et ce que l'on pourrait appeler les épreuves initiatiques avec une très belle présence. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Le décor, la lumière et la mise en scène conjointe de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma apportent par contre une lecture plus moderne et presque psychanalytique de cette mini Odyssée. La boîte noire dans laquelle se trouvent littéralement enfermés les protagonistes, les silhouettes qui tournent autour de la Femme, comme des esprits, et les différents personnages que rencontre cette Femme apparaissant presque par magie en venant des différents côtés de cette boite laissent presque penser que cette histoire se passe dans la tête de la Femme. Hypothèse qui est renforcée par la réplique de l'ultime personnage rencontré, Zabelle qui dit: "I'm happy only because I don't exist - Je suis heureuse seulement parce que je n'existe pas". La page de livre (la liste) qui traverse toute la pièce pourrait aussi confirmer l'indice que cette histoire ne peut être qu'imaginaire, une mise en abyme de la pièce en quelque sorte.


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Mais cet imaginaire s'inscrit totalement dans un regard critique du présent, avec le vocabulaire utilisé par les protagonistes, les lieux et les oeuvres d'art citées et les problématiques soulevées dans la pièce: le transgenre, la polysexualité, la modernisation du travail et les robots remplaçant la main de l'homme et son emploi mais aussi la question de harcèlement et du consentement. L'humour n'est pas absent avec par exemple le remplacement de l'objet de la quête, un bouton, par une "zip" - une fermeture éclair, ou les amours diverses et variées (même une transgenre d'un coffee shop pour la première rencontre ou la remarque de l'artisan "je tuerai pour un couteau" ou encore la remarque de la compositrice à l'annonce de la mort de l'enfant. Mais aussi le désespoir vécu ou subit des protagonistes. Les interprètes sont excellents dans leurs doubles rôles: Cameron Shahbazi pour le Lover et l'assistant de la compositrice, joué par Beate Mordal (également l'Amante), bien débordée et stressée, ou John Brancy, l'Artisan et le Collectionneur dans deux rôles bien différents. Et bien sûr, cette créature mystérieuse et "intouchable" qu'est l'intemporelle Zabelle interprétée avec virtuosité et énergie par Nikola Hillebrand. 


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


Pour cet épisode, un univers d'eau rempli de fleurs mystérieuses - en réalité des substances toxiques évolutives - de l'artiste Hicham Berrada créent un nouvel espace en contrepoint de cette boite noire industrielle qui ne s'illumine que quand il y a des reflets de personnages éclairés (les "ombres", elles se découpent en noir), ce qui circonscrit l'espace - qui change d'ailleurs avec le collectionneur et ses murs blancs dont on ne peut qu'imaginer les tableaux hors de prix qu'ils sont censés exposer (Warhol, Matisse, Basquiat, Degas, Franz Hals, Klee,...).


Picture a day like this - George Benjamin - Martin Crimp - Photo: Klara Beck


L'ensemble des décors des différents épisodes à la fois simples et signifiants, symbolisant les situations et les personnages est d'une belle facture et d'une belle efficacité, tout comme le livret. Les costumes de Marie La Rocca sont aussi très beaux et efficaces (le costume de l'artisan boutonnier-nacrier est un chef-d'oeuvre) Et la musique, qui laisse la place à la voix et au sens, l'accompagne dans les différentes situations et états d'esprit sans être redondante. Elle souligne les instants tragiques et de tensions et tout en laissant des moments de calme et de quiétude. Elle apporte la part de surnaturel, de magique et d'irréel qui nous fait nous embarquer dans ce voyage presqu'intérieur d'une rare beauté. Un très beau moment suspendu plein de charme et d'introspection. 

Et une belle réussite de cette équipe très créative et inventive servie par des interprètes magnifiques et un orchestre - cette version "légère" de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg - à la fois délicat mais sachant être puissant sous la direction éclairée d'Alphonse Cemin qui connait bien le monde de Benjamin et de Crimp. Une réussite. Un conte de fées d'aujourd'hui.


La Fleur du Dimanche


P.S. : Vous vous demandez peut-être le sens du titre. Vous le comprendrez à la fin de la pièce. En fait chacun de nous tient son bonheur dans sa main, il suffit de l'y voir et de l'y garder.


Distribution

Direction musicale : Alphonse Cemin

Mise en scène, décors, lumières, dramaturgie : Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma

Costumes : Marie La Rocca

Vidéo : Hicham Berrada

Les Artistes

La Femme : Ema Nikolovska

Zabelle : Nikola Hillebrand

L’Amante, la Compositrice : Beate Mordal

L’Amant, l’Assistant : Cameron Shahbazi

L’Artisan, le Collectionneur : John Brancy


Orchestre philharmonique de Strasbourg

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