Sultan Ulutas Alopé n'est jamais là où on l'attend. Pour sa pièce La Langue de mon père, une chaise trône en retrait au milieu de la scène dans le Studio Jean-Pierre Vincent à l'Espace Gruber. Lorsqu'elle entre sur la scène nue, on s'attend à ce qu'elle s'y assoie, mais non, elle la traverse en diagonale et s'installe debout tout au bout à jardin. Et elle commence à nous raconter son histoire, dont elle dit que ce n'est pas son autobiographie, mais plutôt des morceaux choisis d'une histoire exemplaire qui est arrivée à une certaine Sultan, qui n'est pas (plus) elle.
La Langue de mon père - Sultan Ulutas Alopé - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Ces histoires aussi, elle s'en est "décalée" pour en faire le récit exemplaire d'une destinée, à la fois d'une éducation, d'une situation d'oppression et d'un exil. Ce récit de l'origine, elle va nous le "conter" debout et énergie, avec toute la dynamique de la dramaturgie et toute la force de la révolte contre l'oppression. Cette oppression, cette sujétion, qu'elle a expérimenté déjà depuis toute petite, à cinq ans dans une région hostile à sa culture. Elle dit qu'elle va nous raconter comment elle apprend la langue de son père - langue qu'elle ne nomme pas tout de suite - mais là aussi c'est à travers le Français, et surtout sa situation d'immigrée en attente de papiers qu'elle démarre la récit. Bien sûr en alternance avec ces épisodes où elle rend attentive à la difficulté d'assumer cet apprentissage (le Français c'est plus facile) et la mise en parallèle de cet apprentissage ici et ce que cela aurait été dans son pays, la Turquie.
La Langue de mon père - Sultan Ulutas Alopé - Photo: Jean-Louis Fernandez
La situation est claire et "compréhensible": la langue étrangère, totalement extérieure comme la français, que ne parle aucun des deux parents, lui permettra de prendre suffisamment de distance pour se reconstruire un parcours avec sérénité. Et va lui permettre de nous raconter cette histoire qu'elle a construit par bribes. Elle remonte ainsi à son enfance, et même à la scène primitive de la rencontre de ses parents - et une autre scène tout aussi symbolique qui est celle de la violence du père. Dans ces deux scènes, elle se s'implique physiquement, l'une en libérant son corps dans une danse voluptueuse sous la boule à facettes et l'autre où elle bascule et bouscule la chaise sur laquelle elle avait accrochée sa veste. Notons son costume assez unisexe, T-shirt noir, jean bleu et cette veste - à l'égal de son nom Sultan, non emblématique qui est un nom plutôt masculin mais qui est féminin pour ce peuple dont elle se réclame de par son père, les Kurdes. Cette situation, très complexe, des Kurdes en Turquie est décrite avec délicatesse et discrétion - un froncement de sourcil ou un changement de mode d'expression en disent long...
La Langue de mon père - Sultan Ulutas Alopé - Photo: Jean-Louis Fernandez |
Et donc, à travers ce destin individuel qu'elle nous fait bien sentir nous plongeons au plus près des problèmes politiques qui ne semblent pas facile à résoudre. Mais au moins cette heure que l'on passe avec Sultan Ulutas Alopé nous aura permis de prendre conscience des nombreuses situations auxquelles l'on peut être confronté, que ce soit l'absence du père ou la violence familiale ou l'oppression, sinon la répression, la fragilité de l'amour ou la force d'une femme, ou encore les pièges et les embuches sur le chemin d'un(e) éxilé(e). Et l'énergie que l'on peut trouver pour s'en sortir.
La Fleur du Dimanche
Du 23 janvier au 2 février 2024 au TNS à Strasbourg
Sultan Ulutas Alopé
Collaboration à la mise en scène
Jeanne Garraud
Lumière
Vincent Chrétien
Le texte est publié aux éditions L’Espace d’un instant, 2023.
Le spectacle est labellisé Sens Interdit.
Avec le soutien des Clochards célestes et du Jeune Théâtre National (JTN)
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