La photographie dont il est question ne se prend pas de front, de face... Il faut faire face longtemps, tourner autour, la regarder et la dépunaiser...
En début de spectacle elle se révèle progressivement, mais en négatif sur le rideau de scène. Elle ne s'appréhende pas telle quelle, il faut la prendre "Au Bord". C'est là que se tient la comédienne quand le rideau s'ouvre, à gauche, près d'une table et d'une chaise posée dessus à l'envers. Le chemin a été fait, et on peut commencer. Mais commencer par quoi? Par le récit du recommencement. Trente-neuf versions de ce texte "appelé" par cette photo, quinze mois de tourner autour, de recommencer à essayer de dire ce qu'elle appelle.
TNS - Au bord - Claudine Galea - Cécile Brune - Photo de répétition: Jean-Louis Fernandez |
"Je suis cette femme"... "Je suis cette laisse". Suivre la laisse, voir l'homme mais le nier, ce n'est pas lui, c'est elle l'histoire. Ce n'est pas la photographie, mais le tremblement qu'elle va générer qui est important.
Parler de la photographie n'est pas possible, c'est d'ailleurs seulement après tout ce chemin que se révèle ce que cette photographie dit, représente. Au début il y a la femme, la fille, il n'y a pas l'homme, surtout pas le garçon, il est nié, il sera exclus tout au long de la pièce, il est superposé à une autre femme, une autre "soi-même" que révèle cette "laisse". Cette autre femme qui a amené l'autrice, Claudine Galea "au bord de la mort" comme elle le dit dans l'entretien avec Fanny de Mentré dans le programme du spectacle.
Mais effectivement, il est impossible de parler de cette photo, d'en dire quelque chose, de la commenter, de dire ce qu'elle montre - d'ailleurs que montre-t-elle, que signifie-t-elle? Et qui sommes-nous où nous situons-nous pour la commenter?
Commenter, c'est cela aussi le piège. Ce n'est pas cela le but, l'objectif de la photo.
On a trop tendance à commenter, à s'enflammer, à plonger dedans et à surplomber de notre discours cette photo et bien d'autres... Depuis 2004 où elle a été publiée dans le Washington Post, combien d'images insoutenables, qui laissent sans voix, qui montrent l'innommable, le non-montrable, la négation de l'être ont-elles été "partagées". Comme le dit encore Claudine Galea:
"Il fallait pouvoir respirer, «penser» justement, en contrepoint avec le fait que j’étais en train de me coltiner le mur de l’innommable et de l’impensable − or, je pense que tout peut être nommé, tout peut être pensé et tout doit l’être. C’est ce qu’a réaffirmé en moi la lecture d’Arendt, ce que j’avais ressenti très profondément en lisant Robert Antelme : c’est la seule réaction possible face au « je ne veux pas que tu sois » pensé par les SS qu’il rapporte dans L’Espèce humaine."
Et c'est donc dans ce flot de pensées, dans la deuxième partie de la pièce, dans la "pièce du fond", comme dans un cocon, un antre de psychanalyste, que nous assiterons à l'accouchement de ce tremblement, de ces surgissement qui arrivent du plus profond, révélés à la fois par la photographie qui sera "dépunaisée" et brûlée, réduite en cendres - comme la mère dont c'est l'anniversaire de la mort, ce 21 août, début de l'écriture de la version "finale". Et cette mère aussi qui va révéler les liens qui se tissent dans ce récit multiple, qui passe de la photo, de cette fille-femme, de cette laisse et de la domination, vers la douleur et le désir, vers la douceur et les voix graves des femmes, vers la séduction et le sexe, vers la soumission et la mort, vers le trouble et le tremblement. Vers l'attachement et la dépendance.
La "photo interdit de penser", mais en se mettant au bord, sur les deux versants, Claudine Galéa arrive à faire son chemin entre l'amour et le deuil, "les photos ne savent pas" mais dans le trouble qu'elles révèlent, dans le vertige qu'elles procurent, elles disent leur "vérité", dans la chair, elles permettent d'"écrire des deux côtés" - être à la fois la laisse et les personnes aux deux bouts de la laisse, "être dans la blessure".
TNS - Au bord - Stanislas Nordey - Cécile Brune - Photo de répétition: Jean-Louis Fernandez |
Et comme le dit Cécile Brune, magnifique comédienne, le juste choix de Stanislas Nordey, le metteur en scène qui arrive sobrement à lui faire incarner ce texte simplement et intimement dans son corps:
On est pris dans un tourbillon de la pensée première, brute, immédiate, comme emporté par une sorte de tsunami émotionnel.
...
Cette photo fonctionne comme un révélateur. Elle fascine et conduit peu à peu l’écrivaine à faire émerger ce qui est enfoui au plus profond, ce qu’elle gardait en elle depuis longtemps, et peut-être ce qu’elle refusait aussi d’admettre. Elle dit «je», et on se projette tout de suite dans ce «je». On se prend l’impudeur et l’honnêteté de ce coup de poing en pleine figure et en plein coeur.
...
Tout cela est relié au leitmotiv de la laisse. Le maître-mot du texte. Et cela fait miroir avec soi : on a tous en nous une part de la laisse, une part de la soldate, une part du supplicié. C’est une réflexion qui part de l’observation de l’atrocité brute de la torture et qui se heurte à la découverte de l’attirance/répulsion pour la soldate. Cela conduit à réinterroger le désir sexuel, la prédisposition à un sadomasochisme latent, enfoui, au fond de soi."
"Je me suis interrogée sur ce que ces images ont de politique. On pourrait se dire qu’il y a, derrière tout ça, l’idée de se poser en «justiciers » américains après le 11 septembre 2001. Mais ce serait simpliste et ce ne sont pas des images de justice, mais d’humiliation. Elles sont certes politiques dans le sens où l’Arabe, homme, maltraité par un Blanc qui a le pouvoir − et d’autant plus par une femme soldate blanche qui a le pouvoir −, avec l’assentiment du gouvernement américain qui savait pertinemment qu’il y avait des tortures à Abou Ghraib, c’est politique. Mais il n’y a pas de raison politique à ces images. La politique devrait être le contraire de ça. Au-delà des Américains et des Irakiens à l’époque, ça interroge la position de qui a le pouvoir, quel que soit le territoire.
Je pense que ça a insupporté beaucoup de gens, surtout des hommes, que j’écrive à ce sujet. Mon texte a agacé, dérangé parce que c’était une femme qui s’emparait de ces questions. De la même façon, je mettais à jour l’impact érotique de ces images, qui n’était pas reconnu − or, la relation entre le sexe et la mort, ce n’est pas un scoop! Je pense aussi qu’en France, ça a réveillé des choses dans notre inconscient, liées à la Guerre d’Algérie. C’est une question qui m’est sensible, familiale.
Pour toutes ces raisons, ces images sont politiques, mais il n’y a aucune justification politique possible de ces images. C’est clairement de l’abus de pouvoir. Je pense que qui que tu sois, d’où que tu viennes, le désir d’humilier, tu te l’autorises quand tu possèdes le pouvoir. Or, ce désir d’humilier, il est en chacun de nous, on l’a tous vécu à un moment ou un autre, dès la cour de récréation. Et ça, c’est très dérangeant. Ça dérange les gens quand on les interroge sur leur capacité à humilier. Et encore plus si c’est une femme qui le dit. D’où l’intérêt que ce soit une femme qui tienne en laisse: parce qu’on est «ça» aussi. Je ne me serais pas arrêtée sur cette photo si c’était un homme qui tenait un homme en laisse."
La Fleur du Dimanche
CRÉATION AU TNS
Du 21 au 29 juin 2021 à 20h00
(sauf le 24 - le 27 à 16h00)
Texte: Claudine Galea
Mise en scène: Stanislas Nordey
Avec: Cécile Brune
Collaboration artistique: Claire ingrid Cottanceau
Scénographie: Emmanuel Clolus
Lumière: Stéphanie Daniel
Costumes: Raoul Fernandez
Production: Théâtre National de Strasbourg
Claudine Galea est autrice associée au TNS
Les décors et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Le texte est publié aux éditions Espaces 34
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