Les bibliothèques idéales*, vous connaissez? La vôtre elle est comment? Quels livres avez-vous? Des dictionnaires, des livres de cuisine, des polars, des livres de poésie ou historiques? Vous les mélangez comment? Et vous écrivez? Comment? Mais la suite après la fleur du jour:
Bouillon blanc ou Molène - Photo: lfdd |
Oui ce bouillon - jaune mais appelé blanc - attention de ne pas mélanger le blanc et le jaune si vous voulez faire de la mayonnaise... Quelle cuisine nous promet-il? Certains disent qu'il nous soulage la gorge lors des maux, quand les mots ne sortent pas toujours. Bon, les chats, il ne les chasse pas, mais il a encore d'autres vertus - je le rajouterai quand on me les aura soufflées (pas soufflet).
Pour les livres et l'écriture, j'en reviens au 28 août, dans le Monde, qui fait dialoguer deux très grands écrivains (dont j'ai déjà parlé), Emmanuel Carrère et l'américain Daniel Mendelsohn qui parle très bien le français. Ils échangent sous les oreilles et la bouche de Raphaëlle Leiris de leur dernier livre respectif (Yoga pour Carrère et Trois anneaux pour Mendelsohn) mais surtout sur l'écriture, le style, la narration, et eux, leur vie, leur expérience:
Je vous en sème quelques pincées:
Daniel Mendelsohn: "J'ai fini par trouver ce principe de juxtaposer l'histoire d'une personne, moi, d'un côté et, de l'autre, l'analyse d'un texte ancien. En entrelaçant ces deux types de narration, une personnelle et un critique, on finit par trouver, justement dans l'entre-deux, le sujet du livre."
Emmanuel Carrère: "Même s'il s'agit de quelque chose de réel, de vécu, ce que l'on a à raconter, on le découvre dans la façon de le raconter. Je me sens d'autant plus en accord avec vous sur cette idée de juxtaposer deux choses différentes que - c'est un des grands enseignements de la psychanalyse, comme un travail de montage cinématographique - quand on se trouve devant deux choses dont on se dit qu'elles n'ont rien à voir, il y a de fortes chances pour qu'elles aient à voir. C'est à partir de là qu'il faut travailler."
D'ailleurs je fais une parenthèse en relation à une discussion avec des amis où a été lancé le mot "baisenville" et que l'on m'a demandé de creuser et voici ce que j'ai trouvé:
"Avec la mode du style vintage, le baise-en-ville (ou baisenville) recouvre ses lettres de noblesse. En effet, longtemps tombé en désuétude, ce sac pour homme au nom évocateur se retrouve aujourd’hui sur toutes les épaules. Mais une petite explication étymologique s’avère indispensable. Ainsi, on admet deux orthographes pour ce mot masculin invariable qui date de 1934, « baise-en-ville » et « baisenville ». L’étymologie n’est pas difficile à trouver puisque ce mot puise sa source dans les termes « baiser » et « en ville ». Point trop de mystère donc…
Cette expression est (très) familière, il désigne en fait une valisette, un petit sac de voyage. Il est fait pour accueillir le strict nécessaire pour passer une nuit hors du foyer. On comprend ainsi que le baisenville n’est autre que la sacoche de prédilection des mauvais coucheurs. Il renferme tout ce qu'il faut pour qu'une personne ne dorme pas dans son lit une nuit durant, sans pour autant se retrouver en difficulté le lendemain au réveil, avec les essentiels de nuit et/ou de toilettes.
L’expression naît en 1934. C'était une époque d’opulence qui voit éclore la société de consommation et avec une nouvelle manière de vivre où il est question de profiter de la vie! Le climat est léger et le badinage amoureux, forcément de mise ! Le baisenville est donc à prendre au pied de la lettre, il contient le kit de survie nécessaire à une soirée de découchage. Un passé sulfureux très bien assumé par ces nouveaux porteurs, qui l'apprécient pour son aspect mode mais également pour son histoire qui en fait sourire plus d'un."
Ce que j'en retiens c'est que le terme est assez récent et montre l'évolution des moeurs dans les (folles) années 30, et qu'il est revenu à la mode récemment. J'ai rebondi (voir plus loin) sur "sucrer les fraises" à priori bien plus ancien (mais en est-on sûr?)...
Allez, je vous ressert du bouillon:
Bouillon blanc ou Molène - Photo: lfdd |
Pour en revenir à notre trio, Raphaëlle Leyris pose la question:
""Trois Anneaux" explique comment vous vous êtes appuyé, Daniel Mendelsohn, pour écrire "Une Odyssée", sur le principe du récit circulaire homérique et des boucles narratives. Vous, Emmanuel Carrère, décrivez souvent votre manière d'écrire en disant que "vous tournez autour du pot". Est-ce que, au fond, vous ne parlez pas de la même chose?
E. Carrère: Pas de doute, nous sommes l'un et l'autre des auteurs très digressifs! Dans le cas de Yoga, j'avance par associations, dont j'espère qu'elles sont toutes connectées à un espèce de foyer central, c'est-à-dire à mon expérience. J'espère que, comme dans la vie, ce qui semble sur le moment partir en tous sens acquiert à posteriori une forme de cohérence, de ligne directrice.
J'ai été fasciné par ce qu'écrit Daniel Mendelsohn sur l'opposition entre les formes digresives, circulaires, qu'il associe à une forme d'optimisme, et la manière très rectiligne du récit biblique, de la pensée hébraïque, qui relèverait du pessimisme. (...)
D. Mendelsohn: Merci! J'ai lu tellement de fois Mimésis d'Erich Auerbach [sur lequel s'appuie sa réflexion] sans voir ça! Et puis, vous savez comment ça se passe, Emmanuel, pendant l'écriture d'un livre. D'un seul coup, vous regardez une chose familière et des possibilités nouvelles s'ouvrent à vous. Ca a été le cas pour moi au moment de décrire cette différence de composition entre les Hébreux et les Grecs. L'âme et l'esprit d'une culture transparaissent dans leur littérature, leur manière de se raconter.
A une question de Raphaëlle Leyris sur le "narcissisme" qui leur est quelquefois reproché sur leurs livres, ils répondent:
D.M: A mon avis, mettre quelque chose de soi dans un livre, cela participe de la question de la narration. Comment raconter quelque chose sans être présent? C'est impossible. (...)
E.C.: Le reconnaître, c'est paradoxalement une forme d'humilité. il s'agit de dire que l'on n'est pas dans une position de surplomb, à la place de Dieu. (...)
Allez, encore un court bouillon blanc (aussi appelé molène):
Bouillon blanc ou Molène - Photo: lfdd |
Et puis une pause digressive sur la mode et la nourriture: Nous parlions de baisenville et faisions référence à un épisode de la veille où, tout habillé de noir et mangeant un kougloff sucré, je me suis retrouvé blanc comme neige et ai donc pensé à l'expression, dont on m'a donné l'origine.
Sucrer les fraises - qui n'a rien à voir à priori (quoique) avec Aller aux fraises - est une expression dont j'avais déjà parlé, en tout cas, il semble que l'explication que l'on croyait ancienne relative à la pièce vestimentaire soit erronée. Donc, la fraise:
La fraise est un col de lingerie formé de plis ou de godrons. Elle est placée autour du cou qu’elle cache et met en valeur le visage de celui qui la porte. On la désigne également sous le terme de collerette.
La fraise est portée en Europe occidentale, à l'époque des guerres de Religion, de la seconde moitié du XVIe au début du XVIIe siècle. Elle présente une multiplicité de formes qui changent en fonction du statut de la personne qui la porte, de sa religion, de sa nationalité et de son époque.
C’est un vêtement revêtu par les nobles et les bourgeois. Sa qualité diffère selon la classe sociale. La haute noblesse porte des fraises en dentelle qui forment des godrons réguliers et symétriques.
Chaque époque et chaque pays ont adopté une fraise qui lui est propre. En France, elle est davantage portée par les catholiques, du moins au XVIe siècle. La forme de la fraise n’a jamais cessé d'évoluer. Dans les années 1570, la fraise tend à être un vêtement de cour luxueux et complètement démesurée dans les années 1580.
Donc on me disait que l'expression "sucrer les fraises" venait de cette pièce de vêtement:
"Une croyance répandue veut que cette expression viendrait de ces collerettes plissées appelées fraises que portaient les hommes et les femmes des XVIe et XVIIe siècle. En effet, ces personnes lorsqu'elles étaient âgées et tremblantes pouvaient répandre dessus ce qui leur servait à se poudrer le visage et qui ressemblait à du sucre en poudre très fin.
Mais je tiens à préciser que strictement aucune de mes sources supposées dignes de foi n'évoque cette hypothèse et que, dans les bibliothèques numérisées disponibles en ligne, on ne trouve nulle occurrence de cette expression datant d'avant la période citée.
Et si cette explication avait un fond de vérité, on peut supposer que l'expression ne serait pas de naissance aussi récente (sans compter, pour finir de démolir cette croyance, que le sucre en poudre très fin n'existait pas à l'époque).
De plus, l'utilisation des fraises comme collerette a cessé avec le règne de Louis XIII alors que se poudrer les cheveux ou perruques date de la fin du règne de Louis XIV. Nous pouvons rajouter que, un, il doit être difficile de distinguer une quelconque poudre blanche (sucre ou pellicule) sur une fraise, et deux, l'expression parle de sucrer les fraises et pas la fraise.
Nous arrivons donc à la vraie origine qui semble dater de la fin du XIXème siècle et signifie bien "trembler comme un vieux" et c'est un article humoristique du Figaro du 27 mai 1877:
"Il y a un mois environ, un bel équipage s’arrêtait devant un asile d’incurables. Un élégant personnage en descendait et s’adressait au directeur de l’établissement. – Monsieur, lui dit-il, je désirerais recueillir, jusqu’à la fin de ses jours, un de vos pensionnaires: j’ai beaucoup voyagé, j’ai fait ma fortune aux colonies, et j’ai cent mille livres de rentes que vous pouvez constater chez mon notaire. Le directeur consent, et le monsieur charitable choisit un vieillard affligé d’un horrible tremblement nerveux. Hier, il a voulu revoir ce vieillard, dont le tremblement n’avait pas cessé, bien entendu. Il le voit en effet. Son bienfaiteur lui avait trouvé un emploi, qui expliquait sa généreuse adoption. Il s’en servait pour sucrer les fraises et pour battre son absinthe."
Cette expression est confirmée dans le livre Poivre et Sel, paru en 1901, d'Aurélien Scholl:
"Cinquante années d'absinthe lui ont donné un tremblement tel que, lorsqu'il veut se verser à boire, le liquide secoué se répand comme une pluie autour du verre.
- C'est désagréable, d'un côté, a dit le colonel ; mais, quand je prends la passoire avec du sucre en poudre... on peut voir combien cette infirmité devient précieuse pour sucrer les fraises."
Pour continuer le tour des fraises, sachez que le mot peut signifier également le visage, la personne, ou le printemps dans les expressions: "Eh! Sido! ramène ta fraise pour faire honneur aux hôtes! [crie papa à sa soeur]" - "Elle aura vingt ans aux fraises".
Et nous revenons aux questions vestimentaires avec l'expression "Allez au fraise" avec la variante "cueillir la fraise" "Aller cueillir des fraises des bois" dont le sens vieilli signifiait: Aller dans les bois en amoureux.
"Il chantait la vieille chanson populaire: Ah! qu'il fait donc bon Qu'il fait donc bon Cueillir la fraise" Maupassant, Contes et nouvelles - et qui dérive donc sur le vêtement, en l'occurrence le pantalon: Porter un pantalon trop court:
"L'alpague tombe bien, mais le valseur te donne l'air d'aller aux fraises"
Bon, petite pause lait-fraise, ou plutôt trémière rose:
Rose trémière - Photo: lfdd |
Et revenons à nos comparses écrivains qui vont nous parler de clarté, de pédagogie et du lien avec le lecteur (nous ne vous oublions pas):
E. Carrère: Contrairement à Daniel, je n'ai jamais enseigné, mais j'ai découvert que j'avais un goût pour la pédagogie dans les livres - une vertu littéraire qui me paraît totalement subalterne.
D. Mendelsohn: J'ai une grande confiance dans la curiosité et l'intelligence du lecteur . Je pense que si vous expliquez bien une chose, alors le public l'acceptera et comprendra que tel ou tel sujet a sa place dans votre livre.
E.C.: Et il me semble important que l'auteur fasse une place au lecteur, qu'il ait cette générosité-là. Les livres qui me sont les plus précieux, et je compte ceux de Daniel parmi eux, sont ceux où l'on a l'impression que l'on s'adresse à vous, qu'une voix vous parle à l'oreille. Il existe de grands livres qui ne produisent pas cet effet, mais je dois dire que je reste un peu au bord.
Et pour finir, une question à partir d'une phrase de Daniel Mendelsohn: "Chacun de nos livres nous aide à grandir un peu..."
E.C.: Est-ce qu'ils nous aident à grandir, ou est-ce qu'ils nous sont un témoin du fait qu'on grandit? Bien sûr, le genre de livres que nous écrivons, Daniel et moi, permet ce phénomène. Nos livres accompagnent nos vies, ils donnent forme à nos expériences.
D.M.: La personne qui écrit un nouveau livre ne peut pas être la même que celle qui a écrit le précédent.... En ce sens, chaque livre est un prototype. Vous, l'écrivain, vous êtes la cible mouvante, c'est pour cela que chaque livre doit être différent du précédent.
Et comme c'est l'heure de l'apéro, je vous offre un bol de houblon - je vous laisse le brasser:
Houblon Photo: lfdd |
Et avec l'apéro, les chansons. Je vous offre la surprise de la recherche Google avec l'idée de "chanson circulaire" en référence à nosu deux écrivains. Le plus "littéral" c'est le titre d'un morceau de François Robin:
Là où cela se complique c'est les autres choix proposés par les inrocks:
D'abord, dans l'esprit des jeux de mots et des expressions, "Les nuits d'une demoiselle":
Et puis, dans la même veine, une chanson de Juliette Armanet
Encore une fois ?
Et puis Killie Minogue avec Slow
Je ne sais pas si c'est le bon clip officiel, le vrai est là:
Pour finir avec les fraises, les Charlots y rajoutent un peu de framboises:
Et plus dans la circulatité délicate, dans le rond d'un ring, Arthur H. nous offre une très belle chanson sur la Boxeuse Amoureuse.
Et un dernier bonus pour rêver, "J'ai encore rêvé d'elle":
Bon dimanche
La Fleur du Dimanche
* Vous avez le programme des Bibliothèques Idéales de Strasbourg ici:
Sinon vous aurez, à Strasbourg, l'occasion de rencontrer Emmanuel Carrère qui parle de son dernier livre Yoga le 16 octobre 2020 à 17h00 à la Librairie Kleber
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