mardi 13 novembre 2018

Le Ballet Spectres d'Europe à l'Opéra National du Rhin: Puissance et fragilité

Le programme "Spectres d'Europe" du Ballet National du Rhin présenté à l'Opéra de Strasbourg propose un dialogue entre une pièce du répertoire "historique", La Table Verte de Kurt Jooss et une création, Fireflies chorégraphié par Bruno Bouché.  
Et la proposition est intéressante et touche le but que s'était assigné le directeur du ballet: "confronter une création avec une pièce de valeur sûre, qui cependant va être elle-même confrontée au public d'aujourd'hui. Mettre en scène une pièce de renommée, narrative et datée, face à une autre pièce un peu plus abstraite, qui élargit l'horizon. Comment le public va-t-il recevoir le programme?".


Fireflies - Bruno Bouché - Photo: Agathe Poupeney


Le pari semble gagné, au moins dans cette confrontation et ce décalage, puisque dès le départ, l'ambiance de "Fireflies" bouscule la perception du public et de la danse. Cette pièce, en hommage à la fois à Pasolini (L'article des lucioles de Pasolini, qui en prédit la disparition, comme celle du peuple et de la culture populaire, ainsi que le clin d'oeil - traversée de la scène avec une énorme fleur rouge - à Ninetto Davoli dans le court-métrage "La sequenze del fiore di carta" où celui-ci transporte une grande fleur rouge sang en papier dans les rues de Rome en 1968) mais aussi à Georges Didi-Huberman et son livre "Survivance des Lucioles" ( "... êtres luminescents, dansants, erratiques, insaisissables et résistants comme tels - sous notre regard émerveillé" ) nous emmène dans une ambiance décalée, où les danseurs et l'espace nous échappent. Avec le jeu de miroirs du sol, les effets de lumière et de pénombre, de douches croisées ou de taches de lumières mouvantes, d'effets stroboscopiques qui complètent les apparitions-disparitions des danseurs, dans des tableaux fugitifs. Sur scène, où les mouvements des danseurs donnent quelquefois une impression d'infiniment petit comme des organismes microscopiques qui chacun a sa vie propre, nous assistons à une histoire qui se désagrège et se recompose et qui dessine un monde grégaire et individualiste à la fois. A l'image d'une composition de musique contemporaine qui s'écrirait en image et en mouvement sur le plateau, soulignée par des traits de lumière de savamment distillés par Tom Klefstad. La musique de Nicolas Worms y contribue également par son aspect collage de morceaux choisis - classiques, baroques ou rock complétés par sa propre création, et dont la partition est à la fois fragile et inquiétante. La dramaturgie de Daniel Conrod nous amène donc dans un monde de l'impermanence de l'être, qui bouleverse et bouscule, nous déstabilisant et nous faisant perdre nos repères. Et, dans le mouvement, cultive notre espoir, car, comme le dit Daniel Conrod: "...vous qui entrez ici, abandonnez non pas toute espérance, mais toute idée d'un quelconque ré-enchantement du monde. Il n'y a pas de ré-enchantement. Il n'y a qu'au bout du désenchantement du monde et de ses promesses battues et rebattues - le lieu de notre présent désarroi-, une liberté comparable à nulle autre, inédite absolument, s'offre à nous, à chacun et à chacune d'entre nous, mais qu'il revient, à nous et à nous seuls, de décider d'en explorer les contours sans filet.
L'espoir n'est pas dans l'attente. L'espoir est dans l'instant. Au dedans de l'instant."


Ajouter une légendeFireflies - Bruno Bouché - Photo: Agathe Poupeney

Et Fireflies, tout en nous bousculant dans nos certitudes, nous ouvre la voie....


La voie qu'avait aussi ouverte en son temps, oeuvre prémonitoire, à tout le moins prophétique, La table verte de Kurt Jooss, qui est présentée en deuxième partie.
Elle avait été remontée à Strasbourg en 1991 du temps de la direction du couple Gravier, puis en 2001 par Bertrand D'At, mais comme le souligne Jacqueline Gravier dans le programme, pour les spectateurs de ce temps, "la guerre était quelque chose de plus proche et plus palpable à cette époque".


La Table Verte - Kurt Jooss - Photo: Agathe Poupeney

Il est vrai que le ballet de Kurt Jooss, sous-titré "Danse macabre" en référence à la danse macabre de Lübeck qui avait impressionné le danseur et chorégraphe, fait surtout référence au réarmement de l'Allemagne, avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Ce ballet, qui a remporté le concours des Archives Internationales de la Danse en 1932, initié par Rolf de Maré a contribué à son succès en permettant une tournée mondiale et en en faisant une pièce emblématique. L'histoire montre de vieux diplomates, à moitié chauves à la table (verte) de négociation en pantins désarticulés, décider de la guerre et de la paix - surtout de la guerre, qui ouvre et clôt la pièce, alors que les différents tableaux décrivent les jeunes et les vieux allant à la guerre et les femme qui sont également emportées par le personnage de la Mort, même s'ils essaient de se révolter. Le style, novateur à l'époque de théâtre dansé, avec une gestuelle particulière, s'appuyant sur l'expressionnisme et et le poids des corps, dans la mouvance de la nouvelle danse qui naît avec Mary Wigman et Rudolf Laban, dont Joos fut le collaborateur est très appuyé et puissant. La reconstitution à l'identique, sous le regard de Jeannette Vondersaar, dans la lignée de Kurt Jooss et Anna Markard en fait un spectacle plein d'énergie.


La Table Verte - Kurt Jooss - Photo: Agathe Poupeney

Et le résultat en est une confrontation "historique" et impressionnante qui fait un contrepoint à la première partie. 

De quoi conjuguer des points de vues complémentaires.





La Fleur du Dimanche  


A Strasbourg, le 13 et du 16 au 18 novembre


FIREFLIES [ CREATION ]
Bruno Bouché
Chorégraphie: Bruno Bouché
Musique: Nicolas Worms
Dramaturgie: Daniel Conrod
Costumes: Thibaut Welchlin
Lumières: Tom Klefstad

LA TABLE VERTE
Kurt Jooss
[REPRISE RÉPERTOIRE]
Pièce pour 16 danseurs
Création en 1932 au Théâtre des Champs-Elysées, Paris

Livret, Chorégraphie: Kurt Jooss
Musique: F.A. Cohen
Pianos: Maxime Georges, Vérène Rimlinger
Costumes: Hein Heckroth
Lumières, masques: Hermann Markard

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